Reconnaissance du blues par l'Amérique blanche
Maintien du blues dans la musique noire
L'après-guerre
voit l'éclosion à La Nouvelle-Orléans d'un style de blues profondément
original, empruntant aux multiples traditions de cette ville cosmopolite et
bigarrées auxquelles il faut ajouter l'influence californienne d'un Roy Milton
et celle encore plus directe des orchestres de Kansas City dont certains
transfuges (Big Joe Turner) viennent s'installer à La Nouvelle-Orléans à
la fin des hostilités. Ce nouveau style se caractérise par la prédominance de
pièces rapides issues du boogie-woogie et de ballades sentimentales, avec un
minimum de blues lents. Si, selon la riche tradition de la ville en ce domaine,
le piano reste en général l'instrument dominant, il s'appuie sur une double
ligne de basses créée par le jeu entrecroisé de la guitare électrique et de la
contrebasse, ainsi que sur une importante lignes de cuivres d'où émergent
souvent plusieurs solistes. On assiste également à une utilisation extensive de
multiples formes rythmiques empruntées à la tradition locale (rhumba, cajun,
calypso, dixieland) et que l'on ne retrouve guère ailleurs. Ajoutons la
formidable puissance vocale de chanteurs qui doivent dominer l'orchestre et
crier leur "blues", et on a là une musique débridée, pleine
d'entrain, de bonne humeur, de joie de vivre, qui contraste singulièrement avec
le blues profond du Mississippi voisin ou de Chicago.
Le
rhythm and blues est en marche.... L'énorme succès local puis national
d'artistes comme Fats Domino ou Little Richard va également jouer
un rôle capital dans l'émergence d'un certain rock and roll blanc qui copiera
souvent note par note les thèmes fameux de La Nouvelle-Orléans.
1. Reconnaissance du blues par l'Amérique blanche
Les
années 60 sont celles de la victoire des mouvements noirs pour les droits
civiques, l'égalité raciale et la fin de la ségrégation dans le Sud; des
émeutes sanglantes dans les ghettos des grandes villes; de la prise en
considération par le reste de l'Amérique du fait et de l'identité des Noirs,
chacun de ces événements influençant bien sûr l'évolution de la musique.
Mais
à l'aube de celles-ci, alors que le blues avait été jusqu'alors l'ossature
centrale de tout l'univers musical négro-américain, y compris dans les formes
les plus sophistiquées de celui-ci, il va assez brutalement régresser pour
laisser la place à diverses musiques (soul, disco) dont la filiation au blues
mérite à tout le moins une interrogation. Parallèlement, les formes les plus
"ethniques" du blues (celles du Delta et de Chicago), après avoir été
la source immédiate du rock'n'roll blanc de Memphis, vont considérablement
influencer la pop music britannique, amenant paradoxalement une reconnaissance
progressive du blues par l'Amérique blanche, au moment où l'Amérique noire s'en
détourne !.
La
survivance du blues sera ailleurs, et plus particulièrement dans sa
reconnaissance par les mouvements intellectuels américains. Durant les années
30 et 40, Greenwich Village, le quartier intellectuel de New York, avait été
le centre d'un courant libéral, fortement socialisant, qui préconisait le
retour aux arts simples du peuple et en particulier à la musique folklorique.
Basée sur les travaux d'éminents musicologues, Alan Lomax et Charles Seeger,
qui avaient démontré en l'enregistrant l'existence d'un énorme répertoire
folklorique toujours très répandu dans les zones rurales, particulièrement des
Etats du Sud, toute une école de musiciens et d'intellectuels prétendait
continuer cette tradition américaine en chantant la vie quotidienne sur des
airs simples et avec une instrumentation acoustique, à l'instar de leurs
modèles ruraux.
Ce
courant " folk urbain " attira au long des années autour de Pete
Seeger (le fils de Charles), Burl Ives ou Cisco Houston,
interprètes quasi philosophiques de ce répertoire, d'autres musiciens venus
souvent par hasard à New York et qui, présentés comme des bardes modernes (tel Woody
Guthrie), s'installaient parfois définitivement à Greenwich Village et
devenaient à leur tour des piliers de ce courant contestataire, fraternaliste,
antiraciste et fortement pro syndical. Plusieurs musiciens de blues ainsi émigrés
à New York ont aussi fait partie de ce mouvement " folk " : Leadbelly,
Sonny Terry, Brownie Mac Ghee, Alec Seward, Josh White.
Mais le public de Greenwich Village exigeait avant tout d'eux la récréation de
thèmes folkloriques qui remontaient à l'aube du blues (John Henry, Yellow gal,
Midnight special) et n'avaient plus à rien voir avec la réalité de la
musique noire contemporaine qui n'avait bien sûr jamais cessé d'évoluer.
Alors
que le blues électrique des ghettos des grandes villes était de toute évidence
au sens propre du terme un folklore vivant, il était totalement ignoré de ces
intellectuels new-yorkais et de leurs musiciens favoris dont l'œuvre évoque
aujourd'hui irrésistiblement de désuètes et bien artificieues veillées au coin
du feu. Toujours est-il cependant que ce courant musical a eu plusieurs
conséquences importantes : il a été le premier à révéler aux Yankees
l'existence de traditions musicales proprement américaines; il a aussi pour la
première fois permis à des musiciens noirs de blues de se produire devant un
public " éclairé " de Blancs du Nord.
L'audience
d'abord extrêmement limitée de ce courant "folk " va progressivement
s'élargir jusqu'à bouleverser complètement la musique commerciale américaine.
Devenu au fur et à mesure des années 50 la musique favorite des campus
universitaires - dont l'importance intellectuelle, sociologique et
démographique n'a cessé de croître après la guerre le " folk urbain",
affirmatif d'une nouvelle attitude de la jeunesse yankee, éclate littéralement
au début des années 60, rejetant autant les crooners chers à l'Amérique
profonde que le rock and roll jugé trop commercial. Avec Bob Dylan, Joan
Baez, Buffy Sainte-Marie, Dave Van Ronk, la chanson à la mode
devient protestataire et acoustique, prétendant perpétuer la tradition
folklorique américaine, c'est-à-dire en fait la seule qui ait jamais existé,
celle des Etats du Sud.
Grâce
à cette ouverture, un énorme courant d'intérêt touche toutes les musiques
sudistes, à la condition absolue et nécessaire qu'elles soient interprétées sur
des instruments acoustiques. C'est ainsi que la forme la plus ancienne de la
musique country, l'old-time, connaît une véritable renaissance (revival); mais
aussi le bluegrass, musique certes totalement acoustique mais pourtant
remarquablement moderne et élaborée. Le blues suscite aussi un énorme intérêt,
pas celui qu'on entend quotidiennement sur les stations de radio noires mais
parce qu'acoustique, celui des bluesmen d'avant guerre dont on s'aperçoit de
l'énorme influence qu'ils ont eue sur toute la musique folklorique blanche et
dont on savoure les compositions en écoutant des albums qui repiquent leurs
vieux 78 tours.
La
curiosité aidant, on s'aperçoit que certaines de ces figures légendaires dont
la guitare et la voix se débattent avec difficulté au milieu du grattement des
disques usagés, sont encore vivantes : ils sont toujours dans leurs petits
villages du Sud, cultivent leurs champs et ne jouent souvent plus que pour un
auditoire très localisé. Ils restent éberlués devant ces jeunes Yankees qui,
guitare en bandoulière, viennent s'aventurer dans ces hameaux entièrement noirs
et sans crier gare frapper un soir à leur porte pour annoncer que sur les
campus universitaires de New York, Washington, Boston, Chicago ou Los Angeles,
tout le monde connaît leur musique. Mississippi John Hurt, Bukka
White, Skip James, Son House, Furry Lewis sont soudain
projetés sur les scènes d'énormes festivals où eux, fondateurs de cette "
musique de nègres ", ignorés et méprisés pendant si longtemps, sont
soudain applaudis par des milliers de jeunes Blancs qui découvrent avec respect
et émotion ces "légendes vivantes".
Ce
" blues revival " culmine entre 1962 et 1965 les concerts se
multiplient, le festival de Newport présente un gigantesque programme de blues,
des compagnies de disques (Vanguard, Arhoolie, Bluesville, Testament, Delmark)
se consacrent largement ou exclusivement à ce blues. Une nouvelle fois, de
multiples expéditions passent le Sud rural au peigne fin, enregistrant
d'anciennes figures oubliées et découvrant aussi des bluesmen jusqu'alors
ignorés. C'est ainsi que plusieurs excellents musiciens vivant dans des régions
isolées et qui jouaient depuis toujours le blues sans but commercial entament
de fructueuses carrières qui les conduiront, pour certains, sur les scènes
européennes ou asiatiques. Mance Lipscomb, Mississippi Fred Mac
Dowell, Robert Pete Williams, pour ne citer que les plus
remarquables, démontrent avec insistance la pérennité de cette tradition rurale
du blues qui, pour n'avoir plus été commercialement viable après la guerre,
n'en a pas moins continué à exister dans toutes les zones à fort peuplement
noir.
Sentant
souffler le vent, les avisés John Lee Hooker, Lightnin' Hopkins, Big
Joe Williams abandonnent leurs orchestres réguliers et débranchent leurs
guitares électriques afin de faire une nouvelle carrière sur les scènes
universitaires en tant qu' " authentiques bluesmen campagnards ".
Inévitablement
cependant, ce blues revival frénétiquement acoustique découvre ses
limites. Plusieurs jeunes Yankees continuent leur recherche et s'aperçoivent
qu'à côté d'eux et depuis toujours, les Noirs des villes où ils habitent, à
Chicago notamment, jouent un blues certes électrique mais qui continue
indubitablement la tradition du Delta. Ce mouvement d'intérêt reçoit un
considérable renfort de la part des groupes britanniques, en particulier les Rolling
Stones, qui connaissent vers 1964-1965 un succès énorme en Amérique avec
des blues adaptés des disques gravés par des interprètes noirs. Mais il ne
s'agit pas cette fois de cover-versions qu'on expurge ou dont on tait la
provenance. Mike Jagger et Brian Jones de passage à Chicago vont jouer dans les
clubs du ghetto noir avec Howlin' Wolf et clament à la Tv américaine que
toute leur musique et jusqu'au nom de leur groupe provient en droite ligne du
blues de Chicago.
Un
jeune étudiant blanc de cette ville, l'harmoniciste Paul Butterfield,
fonde un groupe racialement mixte et grave un album de blues électrifié, Born in Chicago, à destination du jeune
public blanc du Nord. Ce sera le premier album de toute l'histoire du blues à
atteindre le million d'exemplaires. Dès lors, chaque marque de disques veut
" son " groupe de blues électrique, composé de jeunes Blancs qui
chantent le répertoire noir de Chicago. Avec l'énorme succès du blues de Floyd
Jones, (On the road again), arrangé par le groupe Canned Heat
- qui tire son nom aussi d'un " classique " de Tommy Johnson - en
1968, on assiste à un véritable raz de marée. Une nouvelle musique populaire
américaine est née dans les Etats du Nord du double parrainage des courants
" folk urbain " et des groupes de blues électrique à la Butterfield.
Dans tous les cas, l'apport noir a été considérable.
Force
est cependant de constater que les véritables créateurs de cette musique n'ont
récolté que les miettes de cet engouement pour leur art. Certes, les
universités, les festivals, les salles de concerts se sont aisément ouverts aux
bluesmen noirs mais ceux-ci sont toujours apparus en marge au jeune public
blanc, à l'exception d'un groupe d'amateurs fervents dont le nombre n'a
heureusement cessé de se développer et qui s'expriment par le biais de leur
excellente revue, Living Blues. Mais l'immense majorité des Noirs, elle
ne manifeste pas le moindre intérêt à l'égard de ce blues blanc qualifié comme
tout le reste de la musique blanche de drag-out music (musique qui
traînaille). Mais l'évolution est telle ces dernières années que le blues
lui-même a fini par apparaître d'essence blanche et est particulièrement prisé
dans les milieux universitaires. Comme le note le grand historien du blues, le
Britannique Paul Oliver : " Le changement le plus important (pour le
blues) a été l'émergence de musiciens et d'orchestres blancs de blues... ce
développement reflète l'utilisation du blues en tant que composante de la
culture juvénile... Le blues passe ainsi d'une musique purement noire à une
musique substantiellement internationale... Il s'agit certainement du
développement le plus inattendu mais il s'est effectué. " Mais, si les
notes et les successions d'accords sont bien là, l'esprit d'origine du blues -
une musique communautaire - subsiste-t-il encore ? Est-ce le même blues ?
2. Quand le blues devient soul
Si
les Noirs avaient pu longtemps accepter le mépris et le rejet dans lesquels les
tenait l'Amérique blanche comme un fatalité immuable due à une mauvaise couleur
de leur peau, l'indépendance des nations africaines sonna comme un réveil de
leur conscience militante. La ségrégation sévissait toujours dans le Sud : elle
interdisait à un Noir de prendre un café là où se trouvaient des Blancs ; lui
réservait une place à l'arrière des autobus ; lui interdisait l'accès à la
plupart des écoles et des fonctions et poussait le dérisoire jusqu'à l'odieux
en séparant les races jusque dans les urinoirs publics. Ces perpétuelles
brimades quotidiennes apparurent de plus en plus insupportables aux Noirs qui
constituaient la majorité de la population de beaucoup d'Etats du Sud.
D'emblée,
la résistance noire se groupa autour de ses églises, profondément marquées par
le message libérateur de l'Ancien Testament et qui avaient constitué depuis la
fin de l'esclavage la seule véritable structure morale et éducative du monde
négro-américain. Grâce à l'autorité charismatique du pasteur Martin Luther
King, une véritable lutte pour les droits civiques commença dans les années 50,
utilisant comme armes principales la marche de protestation, massive et
pacifique ; le refus de circuler ; et le boycott. Malgré les provocations
incessantes du Ku Klux Klan et d'autres organisations extrémistes blanches qui
multipliaient menaces, meurtres, dynamitages d'églises et d'écoles, les Noirs rejoignirent
en masse les mouvements pour les droits civiques, gagnant une nouvelle dignité
dans cet acte de courage ainsi qu'une audience accrue dans tout le pays
et à l'étranger.
Après
le succès du boycott des autobus ségrégationnistes de Montgomery (Alabama) en
1956, leur cause ne cessa de vaincre sur tous les fronts. L'une après l'autre,
les lois ségrégationnistes furent déclarées anticonstitutionnelles. La
ségrégation de fait qui régnait encore dans de nombreuses villes du Nord fut la
première à céder sous la pression des militants noirs. Le Sud, à son tour, dut
reculer mais opposa point par point une farouche résistance à l'application des
lois antiségrégationnistes. Avec l'émergence d'organisations noires prônant une
réponse violente aux violences blanches, la lutte armée entre Blancs et Noirs
dans le Sud paraissait à terme inévitable si Washington n'appuyait pas avec
plus de conviction les mouvements pacifistes du pasteur King.
Pendant
la campagne électorale de 1960, les frères Kennedy intervinrent directement
pour faire libérer Martin Luther King, alors condamné à quatre mois de
pénitencier, ce qui leur valut une énorme popularité auprès des Noirs. Elu,
John Kennedy utilisa tous les moyens à sa disposition pour promouvoir les
droits des Noirs qui avaient fait la démonstration de leur force et de leur
maturité mais les ségrégationnistes livrèrent une rude bataille de procédure et
il fallut attendre la vigoureuse politique de Lyndon Johnson et janvier 1964
pour que la Chambre des Représentants inscrive les droits civiques des Noirs
dans la Constitution. L'un après l'autre, les Etats du Sud durent céder, le
Mississippi livrant un baroud de déshonneur jusqu'en 1967. Les Noirs votèrent
alors en masse, protégés par les militants de leurs organisations et parfois
par la garde nationale. Dès lors, la ségrégation vola en éclats et, à la fin
des années 60, on peut dire qu'elle avait totalement disparu du Sud.
Cependant,
les frustrations inhérentes à la lenteur du combat, l'insupportable vie des
ghettos avaient entraîné une montée de la haine et de la violence chez
certaines organisations extrémistes comme les "Panthères noires"
d'Eldrigde Cleaver ou les "Musulmans noirs" de Malcolm X, qui
tournaient en dérision l'obtention de l'égalité civique et demandaient surtout
l'égalité sociale, économique et culturelle et le respect de l'identité noire.
En 1967, la Conférence pour le pouvoir noir réunissant la plupart des
organisations extrémistes lança un appel à " la partition des Etats-Unis
en deux Etats séparés, l'un blanc, l'autre noir ".
Davantage
! L'assassinat de John Kennedy en 1963, très durement ressenti ; celui de
Malcolm X en 1965 et surtout celui de Martin Luther King en 1968 provoquèrent
une tragique réaction parmi les jeunes Noirs. Les années 1967 et 1968 donnèrent
lieu à de sanglantes émeutes dans tous les ghettos, les émeutiers détruisant
dans une violence désespérée leur environnement jugé odieux et invivable.
Jamais, la coupure entre Noirs et Blancs n'avait menacé si dangereusement la
stabilité des Etats-Unis.
Après
une brève période de flottement, l'Amérique sut réagir avec sagesse et audace.
En quelques mois, de multiples lois furent votées assurant l'égalité des
chances devant l'emploi et l'éducation ; l'accès à de nombreux emplois et
fonctions comprit un quota réservé aux Noirs. La discrimination raciale devint
illégale et punissable par la loi. Pour la première fois, des politiciens noirs
accédèrent aux postes de responsabilité : Los Angeles, Cleveland, Washington
élirent des maires noirs. Au cours des années 70, les villes du Sud suivirent
l'exemple (Atlanta, Birmingham, Mobile...) ce qui aurait paru inconcevable
quelques années plus tôt. Surtout, les médias s'ouvrirent très largement aux
Noirs : des journalistes de couleur entrèrent en nombre important dans toutes
les chaînes de TV et de radio ; les héros noirs se multiplièrent dans
les films et les séries télévisées, diffusant une image valorisante du Noir
dans la société américaine.
Comme
durant toutes les périodes précédentes de l'histoire du peuple négro-américain,
cette révolution noire a eu des répercussions immédiates sur la musique, forme
toujours privilégiée d'art et de communication. Le monde noir avait brutalement
émergé de ses luttes récentes, gagnant en quelques années la dignité et le respect
de son identité. Le blues, sous une forme ou sous une autre, plus ou moins
commercialisé, arrangé, adapté, modernisé, avait jusque vers 1960 constitué
l'ossature principale de toute la musique populaire noire, même si de notables
exceptions s'étaient toujours manifestées.
Par
ailleurs, dans les années 50, la vogue du rock and roll qui avait permis à de
nombreux artistes noirs de se faire apprécier du public blanc, les coupe
presque toujours de l'affection du public noir, comme si celui-ci n'appréciait
ni l'adaptation musicale nécessaire de ces artistes à la sensibilité blanche,
ni sans doute leur tentative de séduction jugée inconvenante. Chuck Berry
est par exemple nommément accusé de " faire le nègre pour amuser les
blancs " par plusieurs écrivains noirs au début des années 60. Il devient
difficile à un artiste noir de plaire aux Blancs sans être accusé
d'oncletomisme. Progressivement et implicitement, c'est toute l'attitude des
Noirs dans le passé que dénoncent des voix de plus en plus nombreuses. Le blues
qui avait été l'expression culturelle principale des Noirs les plus pauvres et
les plus exploités apparaît comme lié à une condition dégradante dont on ne
veut plus entendre parler. Par contre, l'Eglise conduit la lutte de libération
des Noirs et sa tradition musicale - le gospel - gagne encore en faveur.
Ray
Charles, pianiste et chanteur initialement fortement
influencé par Charles Brown, avait connu un important succès auprès des
jeunes Noirs à la fin des années 50 en introduisant en force les ingrédients de
la musique religieuse dans la musique profane. Mais devenu rapidement une
vedette des cabarets chics d'Hollywood et de Las Vegas, il avait rapidement
perdu l'intérêt de ce jeune public de couleur. Celui-ci délaisse de plus en
plus les évocations en demi-teintes, la discipline métrique et poétique du
blues et du rhythm and blues et exige des messages simples sur des rythmes de
plus en plus dansants et compliqués.
Au
cours des années 60, alors que la musique traditionnelle noire est de mieux en
mieux acceptée et appréciée par les Blancs, les Noirs inventent une nouvelle
forme d'expression issue des gospels et des traditions religieuses. Il s'agit
aussi de se démarquer le plus possible de l'Amérique blanche. On s'appelle
frère (brother) et soeur (sister) et on est réuni dans une
communauté solidaire et fraternelle qui brille par son âme (soul). Cette
musique "soul", comme on commence à l'appeler, trouve ses
prédicateurs, Wilson Pickett, Otis Redding, Aretha Franklin,
et surtout l'extraordinaire James Brown qui personnifie à lui seul cette
nouvelle identité noire. La basse, souple et puissante, dirige désormais
l'orchestre qui riffe à l'infini sur un seul accord insistant jusqu'à
l'obsession. Présence charismatique et attitude scénique violente et provocatrice,
James Brown fait monter la tension en prêchant un frénétique Say it loud!
(Dites-le très fort) et le public, enflammé, répond : " l'm black
and l'm proud ! " (Je suis noir et j'en suis fier 1).
On
peut, sans trop exagérer, dire que la musique américaine est largement noire.
Après les super sophistiquées vedettes de la marque de Detroit, Tamla-Motown,
dont la musique soul se pare de violonnades sirupeuses et de chœurs langoureux,
la musique noire commerciale devient le domaine d'élection de l'arrangement,
des effets sonores et de l'affectation en tous genres, cette tendance
triomphant vers le milieu des années 70 par la transformation de la soul en
disco, musique une fois encore reprise par le reste de l'Amérique puis par
l'Europe et le monde entier. La roue tourne désormais très vite. Après le
disco, le funky et aussi le rap, le break, le smurf, Michael Jackson -
une ex-vedette de la Soul est le chanteur américain à la mode et aussi le mieux
payé de tous. Les Noirs donnent désormais officiellement le la aux innovations
musicales des Etats-Unis ! Le rap, révolte des ghettos urbains, est aussi -
malgré ses attitudes provocantes - un vaste phénomène commercial.
3. Maintien du blues dans la musique noire
Dans
un tel contexte, seuls quelques rares artistes de blues ont pu continuer à
connaître un succès national auprès de leurs compatriotes, les autres se
tournant résolument vers le public blanc, européen et américain, devenu le
principal support commercial de cette musique.
Seul
un blues ultra sophistiqué, profondément marqué par les sons et les méthodes
d'enregistrement de la musique soul puis disco, réussit à plaire
substantiellement aux jeunes noirs. La plupart des grands noms de
l'après-guerre ne font plus du tout recette et ne conservent les faveurs que du
public négro-américain le plus âgé et le plus souvent seulement dans certaines
villes privilégiées (Chicago, Oakland, San Francisco, Memphis). Seul
l'omniprésent B.B. King réussira parfaitement à s'adapter à ces
nouvelles exigences, tout en préservant l'essentiel de sa musique. Deux de ses
émules de toujours, Little Milton et Bobby Brand, en suivant
encore une fois ses traces et en adaptant leur blues au disco et à la soul ont
réussi à demeurer substantiellement populaires. Junior Parker, Lowell
Fulson, Freddie King ont connu d'occasionnels succès auprès du
public noir, bien que le dernier cité - prématurément décédé en 1976, un
chanteur puissant et un remarquable guitariste - ait réussi l'essentiel de sa
carrière auprès du public rock.
Le
blues le plus intéressant, tout en étant commercialement viable auprès des
Noirs, que cette période est engendré est incontestablement encore venue de
Memphis. Tenante d'une musique soul très pure (inspirée au départ par l'œuvre
d'Otis Redding), le "Memphis Sound" de la compagnie Stax a
constamment favorisé un son notablement plus bluesistique que celui des grands
labels de l'époque destinés au jeune public négro-américain. Albert King,
principal bluesman de cette compagnie, originaire du Mississippi, chanteur et
guitariste tout autant influencé par Joe Turner et Robert Nighthawk et que par
B.B King auquel on l'a trop souvent comparé, a remarquablement réussi à
conserver une certaine saveur du blues du Delta à travers un rythme et des
arrangements fortement marqués par la musique soul qui lui ont valu les faveurs
du public noir.
Le
blues de Chicago - très connu en France par de régulières tournées de musiciens
- s'est relativement bien maintenu dans les quartiers noirs (surtout le West
Side), et trouvé un public dans le North Side étudiant. Là aussi, l'intérêt
grandissant des jeunes intellectuels blancs a apporté une indispensable bouffée
d'air à un art qui semblait en voie de disparition. De très nombreux clubs présentant
régulièrement du blues se sont ainsi ouverts autour de Lincoln Village, le
" Saint-Germain-des-Prés " de Chicago. En outre, les efforts de
quelques-uns, Blancs et Noirs, ont réussi récemment à convaincre la mairie et
les édiles d'aider le blues de Chicago, désormais salué comme une tradition
musicale locale appréciée dans le monde entier : un festival annuel et de
nombreux programmes de radio sont financés par des crédits municipaux;
plusieurs bourses sont allouées à de jeunes bluesmen pour enregistrer ou
parfaire leur art et le blues fait partie de l'enseignement musical de
plusieurs écoles des quartiers noirs. Cette reconnaissance officielle du blues
a indiscutablement encouragé une certaine revitalisation du blues parmi les
jeunes Noirs, surtout des classes aisées, qui découvrent ainsi des racines que
leurs parents, les jugeant honteuses, avaient voulu enfouir.
Cependant,
ce que le blues de Chicago a donné de plus intéressant durant la période
récente est une sorte de " néo-West Side sound " - approfondissement
du style créé par Otis Rush et Magic Sam qui préfigurait en fait
la réémergence des accentuations du gospel dans la musique profane - qui se
traduit donc par l'adjonction heureuse de nombreux éléments de la musique soul
: brisures du rythme, nouvelles suites d'accords et surtout autonomie de la
basse électrique qui, sortant des canevas habituels, joue un rôle de plus en
plus déterminant. Les artistes les meilleurs et les plus représentatifs de ce
courant peuvent être Fenton Robinson, Luther Allison et Jimmy
Johnson.
Grâce
à la reconnaissance locale, nationale et internationale de sa valeur, le blues
de Chicago a ainsi aujourd'hui une scène encore relativement importante,
permettant à de nombreux artistes de poursuivre dans cet idiome musical une
carrière, certes modeste par rapport aux énormes succès des chanteurs noirs de
variétés, mais suffisamment satisfaisante pour vouloir persévérer. On assiste
même à l'émergence de très jeunes musiciens noirs ayant toujours vécu dans le
Nord et qui se tournent vers le blues sous l'influence de leurs parents,
souvent eux-mêmes des artistes de blues (Lurrie Bell, Freddie Dixon, Vaan Shaw
Jr) ou grâce à l'écoute de nombreux albums de Chicago blues gravés ces
dernières années (Billy Branch, Maurice John Vaughn). Ce phénomène reste
cependant encore trop limité pour qu'on puisse vraiment parler d'un
rajeunissement du Chicago blues. Il faut saluer aussi la réémergence de
chanteuses - rares dans le blues de l'après-guerre - autour de Koko Taylor,
telles que Zora Young, Sylvia Embry, Bonnie Lee, Big
Time Sarah et Valerie Wellington.
Lieu
de naissance du blues, les Etats du Sud profond (Mississippi, Arkansas,
Tennessee, Louisiane, Alabama) sont certainement l'endroit d'Amérique où le
blues demeure le plus populaire parmi la population noire. Nous avons
d'ailleurs vu que la " soul " sudiste pratiquée à Memphis restait
bien plus imprégnée de blues que les autres nouvelles musiques noires.
Cependant, si les musiciens de blues sont en nombre relativement important dans
cette région, ils jouent pour des scènes extrêmement réduites, souvent limitées
à un quartier (West-Memphis), une bourgade (Forest City, Fernando) ou même un
village (Coldwater, Senatobia). En outre, comme aucune compagnie de disques ne
s'intéresse réellement à leur musique et que le blues, là plus qu'ailleurs, est
la forme d'expression des Noirs, Les plus pauvres et les moins éduqués, bien
peu ont réussi à enregistrer des disques et à se faire connaître hors de leur
communauté d'origine, la plupart n'ayant d'ailleurs même pas essayé.
Cependant,
ici aussi, on assiste à une reconnaissance locale du blues, considéré
jusqu'alors comme une musique de " sauvages " par les Blancs et comme
d'origine maléfique par les Noirs. La restauration de Beale Street à Memphis,
l'ouverture de nouveaux clubs de blues dans le centre blanc de la ville, la
création d'un musée du blues à Clarksdale, le financement officiel du Delta
Blues Festival, les activités en faveur du blues du Center for Sonthern
Folklore et de l'Université du Mississippi, la création de récompenses comme le
W. C. Itandy Awards, la présence dans cette région de chercheurs renommés comme
David Evans ou Bill Ferris sont des signes qui ne trompent pas : les élites
locales dans leur ensemble commencent à considérer le blues comme une
importante forme d'art indigène ayant influencé une bonne partie de la musique
populaire contemporaine. Les possibles retombées financières et touristiques du
blues, à l'instar de celles obtenues par Nashville dans la country music, sont
aussi pour beaucoup dans ce regain d'intérêt. Toujours est-il que cela devrait
permettre à certains artistes de se faire mieux connaître dans le futur.
Jusqu'à présent seuls quelques rares musiciens de blues du Sud profond ont pu
ou su sortir ces dernières années de l'anonymat.
Toutes
les villes un peu importantes abritent d'intéressantes scènes du blues, souvent
peu faciles à pénétrer mais qui révèlent généralement des artistes très
originaux qui, enracinés très fortement dans la longue tradition du Delta
blues, n'en incorporent pas moins de nombreux éléments de la musique noire
moderne, soul ou disco. Les zones rurales - petits villages, hameaux
entièrement peuplés de Noirs, voire fermes isolées - géographiquement et
psychologiquement difficiles d'accès ont pratiquement toutes leurs musiciens
locaux qui maintiennent vivante la riche tradition musicale de cette région. Là
aussi, il est certain que des centaines d'artistes exercent leurs talents,
souvent probablement très grands, dans l'incognito le plus total hors leurs
communautés d'origine. La découverte à la fin des années 70 de musiciens de la
stature de la chanteuse guitariste Jessie Mae Hemphill et surtout de R.L.Burnside,
qui dirige un remarquable petit orchestre local depuis plus de vingt ans, démontre
la pérennité étonnante du Delta blues, alors que les critiques évoquent
régulièrement sa mort depuis 35 ans !
Alors
que le rhythm & blues californien de Charles Brown ou T-Bone
Walker passait de mode auprès des nouvelles générations de Noirs durant les
années 60, le blues continuait une existence souterraine dans les quartiers
noirs de Watts et d'Oakland : venu de Houston à Los Angeles durant les années
60, Albert Collins est un guitariste très original qui par
l'emploi systématique des gammes mineures avec une attaque fulgurante va
adapter le blues traditionnel de cette région aux sons modernes du Funk; le
chanteur-guitariste Philipp Walker va maintenir la tradition
texano-californienne en incorporant de nombreux éléments du rock, de soul, de
country music et de musiques latines à son répertoire ; Johnny Heartsman,
multi-instrumentiste, guitariste très original, producteur qui n'effectuera pas
la carrière qu'il aurait mérité ; Robert Cray, pour sa part, est le
principal artiste de la jeune génération noire californienne qui marie blues,
soul, et funk.
Par
contre, et d'une façon a priori surprenante, les années 80 ont vu une forme de
soul-blues sudiste qu'on croyait à jamais commercialement non viable
réapparaître dans les Hit-Parades locaux. En effet, c'est au sein du chitlin'
circuit que la soul sudiste et le blues trouvent ensemble une nouvelle
légitimité, contre toute attente. La fièvre disco a tout emporté sur son
passage quelques années plus tôt et certains chanteurs de l'ère soul éprouvent
les plus grandes difficultés à poursuivre leur carrière alors que les clubs se
transforment l'un après l'autre en discothèques. Grâce à leur assise financière
et aux concessions faites à la mode, des firmes comme Motown ou Philadelphia
International permettent à la plupart de leurs vedettes - Marvin Gaye,
Diana Ross, les O'Jays,... - de survivre, mais il n'en va pas de
même pour l'immense majorité des chanteurs sudistes, handicapés par la
disparition de Stax et l'omniprésence du disco, à l'image de Latimore
qui enregistre en 1979 le très virulent Discoed to
Death: "Tout est devenu si confus/ Plus moyen de jouer du Rhythm
& Blues/ J'en suis réduit à faire du boom-boom/ Faut bien nourrir ma femme
et mes gosses/ Quand va-t-on enfin admettre/ Qu'on en a ras-le-bol de cette
m..."
La
roue tourne en 1982 lorsque Z.Z. Hill remet à mode une soul fidèle à
l'esprit du blues dont il est l'un des défenseurs de toujours avec Ted
Taylor, Bobby Bland et Little Johnny Taylor. Avec la
complicté de Malaco Records dans le Mississippi, Hill obtient avec le
recueil Down Home un best-seller
inattendu qui révèle brusquement le potentiel de l'école soul blues sur le
marché du 33-t. Dans la foulée, nombre d'atistes de soul traditionnelle
s'engouffrent dans la brèche dans le Deep South et les états du sud-ouest, mais
aussi à Chicago, alords que l'étiquette blues, longtemps considérée comme
rétrograde par l'univers de la soul sert à relancer la carrière des oubliés des
grandes maisons de disques (Bobby Bland, Little Milton, Latimore,
Denise LaSalle, ...) auxquels se joignent de nouveaux talents (Lynn
White, Ernie Johnson ou Marvin Sease).
Parce
qu'il touchait principalement un public populaire noir de plus de trente ans,
ce phénomène n'aura cependant qu'une incidence mineure sur les principaux
hit-parades qui continueront de refléter les goûts des plus jeunes en
privilégiant le marché des singles. Pourtant c'est bien grâce à l'alliance de
la soul sudiste et du blues que le Rhythm & Blues traditionnel correspond
encore au début du deuxième millénaire à une réalité quotidienne chez les
afro-américains.
Par
ailleurs, et signe que les temps changent et que les modes passent, Billboard
avait abandonné la dénomination Soul le 26 juin 1982 pour adopter le
terme Black, désormais symbolique de la fierté afro-américiane. Au
lendemain de la vague disco et avec l'irruption soudaine sur le marché de la
culture hip-hop, davantage attachée aux valeurs individuelles de la rue qu'à la
philisophie de la libération, la page de la musique soul s'est tournée, même
s'il reste, en marge de ceux qui sont définitivement passés dans le camp de la
Pop (Michael Jackson, Whitney Houston,...) un certain nombre de
défenseurs de la ballade (Anita Baker, Luther Vandross,...) et du
funk (Prince, Rick James,...) qui garantissent la survie du
genre. Plus récemment, le métier a
choisi de retrouver le terme R&B pour désigner la musique populaire
noire, prouvant que les étiquettes sont davantage le privilège des critiques
que des musiciens. Il faut également voir là une certaine revanche de la soul
qui parvient à reprendre l'initiative dans sa communauté d'origine, non sans
faire de concessions à l'univers hip-hop, pour déboucher au tournant du
deuxième millénaire sur un mouvement de renaissance qui ne cache rien de ses
intentions conquérantes en prenant le nom de Nu Soul (ou Neo Soul). Sa
popularisation grandissante, portée par les voix de Erykah Badu, Angie
Stone, Macy Gray, ..., semble montrer qu'on n'est pas en présence
d'un simple réflexe nostalgique, mais bien de la résurgence d'une école, au
moment où le rap amorce un lent déclin. Pour n'avoir jamais totalement disparu
de l'univers R&B, la soul conserve bien une légitimité dont elle peut se
prévaloir d'autant plus facilement que l'individualisme, carcatéristiques des
années 1980 et 1990 a laissé place à un retour vers des valeurs plus
collectives. Au même titre que les problèmes politiques de son temps
traversaient l'oeuvre de Marvin Gaye au début des années soixante dix,
le discours en 2001 de Michael Franti sur le peine de mort dans son
recueil Stay Human constitue une chance
pour la soul qui a retrouvé sa raison de vivre en portant à nouveau les
interrogations de sa communauté.