Robert Johnson

 

Robert Spencer avait quitté Hazlehurst en laissant là bas le mystère de sa naissance. Robert Spencer était un jeune homme sans mémoire. Un enfant naturel, un bâtard, le fruit d'un péché originel. Il savait. Oui, il savait bien par la rumeur que sa mère avait fui un jour... Fui un jour la petite ville et succombé à l'appel, une fois encore, de la Nouvelle Lune. Fui avec un homme de passage... Pour revenir avec lui. L'enfant du mal. Né un 8 mai 1911. Un jeune taureau noir du troisième décan. Sa mère avait du changer de nom, de Dodds en Spencer, fuir encore... Pour échapper au lynch et à la tonsure. Autour de son enfance, des hommes, des hommes encore mais pas de père... Un Charlie Dodds-Spencer, beau-père corrompu, un Noah Johnson, le fugitif géniteur...

 

Robert Spencer, en cette année 1932, n'était que ce valétudinaire ignoré, égrotant sous les migraines rebelles qui, parfois, lui clouaient un oeil, un gamin fou de blues qui essayait d'approcher son idole Charley Patton, mais dont celui-ci se gaussait. Ce souffreteux là devint, une nouvelle lune du solstice d'été, une Saint Jean de Sabbat, Robert Johnson.

 

Soudain, Patton et les autres entendirent cette technique mortelle qui transfigurait les balbutiantes walking basses et leurs propres intuitions modales en quelque chose d'hanté et diabolique. Robert Johnson, avec un simple open tuning de sol, ouvrait un précipice agité de fantômes harmoniques.

 

Il tordait la note pour attraper de fuyantes mémoires, des frissons de jungle oubliée, des pleurs de sorcières, tous les soupirs de l'astral. Et Crossroads racontait. Racontait l'initiation mythique telle qu'on la racontait à la veillée devant des gamins terrifiés. Les rumeurs de bayous, l'odeur du brouet, le terrifiant souffle empesté de la bête. A cette voix revenue, revenue de là-bas, répondait la guitare. Elle disait le froid de la Pierre et le vent glacé, elle disait ce que les mots ne sauraient dire : le ricanement de Méphisto et la terreur de Faust Le blues, alors, n'était qu'une activité de feignants et de noceurs, de traîne-patins désireux d'échapper à l'austère logique laborieuse des plantations.

 

Pour le gamin fasciné qu'avait été Robert Johnson, c'était simplement la logique du mal. Et une règle de vie séduisante, le secret du succès féminin. Robert devenu Johnson avait désormais en lui cette impalpable magie : il était Stagger Lee, celui à qui les femmes ne savent résister. Alors qu'il n'était encore qu'un amateur jouant le vieux How Long Blues de Leroy Carr ou Trouble In Mind après son travail à la ferme, il avait déjà pris femme, était père... Il n'avait pas vingt ans. Et c'est ce quasi glandeur qui devint... Un artiste. Aux mots pénétrés de symbolisme et de mémoire, aux paramnésies Baudelairiennes. A ce Rodenbach du blues.

 

Qui avait insufflé le génie au jeune Robert ? Qui était le gourou, le maître sorcier ? Ike Zinnerman ? Un énigmatique personnage, bluesman presque inconnu... Qui prétendait avoir appris son art en jouant à minuit dans le cimetière local, assis sur les tombes. Les deux hommes étaient devenus inséparables, pour lui Robert Johnson avait négligé sa nouvelle épouse, Callie Craft, qui, pourtant, lui assurait une vie facile. Une gamine quasi envoûtée. Avec Zinnerman, sous influence, il renonça à toute vélléité de travail régulier, commençant à jouer en public., à " tourner " dans le comté. Ike Zinnerman... Mais qui était donc cet homme ? Que s'est-il passé à Hazlehurst ? Que cache la légende du deal faustien, du génie du Blues offert au jeune Robert une nuit de pleine Lune, en échange de son âme ?

 

Tous ! Clapton comme Hendrix, les Stones comme Ry Cooder resteront sans voix devant cette logique du prêche acoustique, ce narrateur hanté, cette manière unique de traduire à la guitare les basses du boogie-woogie pianistique, cette maîtrise du botleneck. Robert Johnson, c'est dit, inventa la blues moderne.

 

Dès 1932 et Hatzlehurst, Robert J. avait adopté l'attitude qui devait guider sa trop courte vie. Une femme dans chaque port, errance continuelle. L'alcool et la manie du secret. Il quittait, en effet, la ville quand un curieux regardait de trop près ses mains, à la recherche de l'improbable technique. Toujours, il lui fallut fuir, que personne ne devine d'où lui venait cet improbable talent et la faculté de jouer aussitôt, trime dans une pièce bruyante, même en soutenant une conversation avinée, toute chanson qu'il entendait.

 

Alors que le blues était encore une tradition orale, s'échangeant de bluesman en bluesman comme une pratique artisanale et maçonnique, jamais Robert Johnson ne confia à quiconque les arcanes de son style, sinon à ce fils adoptif Robert F. Lockwood; dont la mère, Stella, était son port d'attache à Helena, cité bluesy s'il en est, un des rares répits de sa vie érotique. C'est là que Robert J. rencontra Sonny Boy Williamson, Elmore James ou Howlin' Wolf, Memphis Slim, Johnny Shines... Missionnaires du mythe en marche dans tout le Tennessee. C'est ainsi que Johnson se retrouva à enregistrer pour Vocalion, le 23 novembre 1936, son hit unique Terraplane Blues, cette première émigration du blues rural vers la ville. Bien qu'acoustique, évidemment, l'art de l'homme en Marche était d'essence profondément urbaine. Ce qu'il inventa alors, ni plus ni moins, c'est bel et bien le trauma urbain, l'apologie de l'autodestruction, le pathos. En cela, le Velvet, par exemple, tient plus de Robert J. que de n'importe qui d'autre. Il est l'initiateur. Celui qui, par miracle, sût relier le blues à toute une tradition de romantisme noir : son spectre est baudelairien. Il y a dans Walkin Blues du "Horla" de Maupassant. Il y a dans Me And The Devil du "quand le ciel bas et lourd"...

 

Jumeau aussi de toutes les chanteuses réalistes. Il est le roman de l'immanquable perdition urbain. Même si Robert J. n'eût jamais d'autre hit véritable que ce Terraplane Blues, il eut le temps, entre deux courses poursuites avec le destin, d’enregistrer à Dallas, puis à San Antonio, quelques dizaines de ses blues.

 

La vie de Robert devait s'accélérer de 1937 à 1938. Il tourna sans cesse, avec son ami Johnny Shines, ou avec Calvin Frazier, un repris de justice poursuivi pour un double meurtre en Arkansas, s'adjoignant parfois un groupe électrique, cherchant à capitaliser sur le relatif succès de Terraplane Blues, partageant l'affiche avec Sonny Boy, s'attirant une solide réputation de séducteur et d'alcoolique ténébreux. John Hammond avait envoyé ses détectives sur la route pour le retrouver: Hammond le cherchait! Mais il devait fuir pour protéger Frazier. Mais... le destin l'attendait sur la route. A Three Forks, un lieu dit à quelque distance de Greenwood, dans une salle des fêtes, un "jockhouse". Robert Johnson était reparti comme il était venu, dans une odeur de péché et de femme, moins de sept ans après le pacte d'Hazlehurst. Apparemment, il avait flirté de trop près avec la femme du patron. Ou d'un mac local. Il partageait le gig avec Sonny Boy Williamson. Soudain quelqu'un tend une bouteille débouchée à Robert. Sonny Boy, plus âgé, plus prudent, lâche : " Ne bois jamais une bouteille déjà ouverte ". Il prend l'objet des mains de Johnson, l'éclate sur le plancher. Johnson lance : " Ne m’arrache jamais une bouteille des mains ! " Avant d'accepter une autre bouteille tendue, de boire à la régalade. Il devait mourir quelques jours plus tard dans la chambre d'un inconnu. Empoisonnement à la strychnine. C'était le 16 Août 1938