L'émergence des blues
régionaux
L'histoire
du blues est à bien des égards la réalisation de l'invraisemblable : une
musique ethnique, celle des Noirs du sud des États-Unis, qui devient par la
grâce du disque et de la puissance américaine, une des clés de voûte d'une
grande partie de la musique populaire dans le monde entier. Imaginons un Blind
Lemon Jefferson, chantant au coin d'une artère du ghetto de Dallas en
1928, à qui on aurait dit que soixante-dix ans plus tard des groupes de jeunes
gens blancs (et jaunes) américains, anglais, français, allemands, néerlandais,
australiens, japonais, russes ... joueraient sa musique. Le blues a une
identité qui lui est propre, ainsi qu'une histoire. Né de plusieurs formes
musicales qui l'ont historiquement précédé, le blues est un " melting
pot " de plusieurs cultures. Le résumé de plusieurs siècles
d'histoire et l'aboutissement d'une longue genèse, mix d'une culture noire
Africaine et de celle des colons Européens, c'est le cri d'un peuple qui va
s'exprimer dans l'oppression.
Le
blues est né dans le terreau sudiste post-esclavagiste. Misère, semi famine,
maladies, absence de sécurité sociale, de structures d'éducation correctes,
crise économique endémique avec, comme seules échappatoires, l'émigration vers
le Nord ou l'alcoolisme... voilà le tableau des États de l'ancienne
Confédération sudiste pour tous, Blancs et Noirs. Mais pour les Noirs, la
situation était encore pire. La ségrégation mise en place dans les années
1870-1880 et qui a duré jusqu'en 1967 dans l'État du Mississippi avait pour but
la suprématie blanche. Brimades, injustices, mépris, violence fréquente ont été
le lot quotidien des Noirs dans ce système dont le principe essentiel était la
séparation des races avec, en filigrane, un statut d'infériorité permanent pour
les anciens esclaves. Par bien des côtés, d'ailleurs, la ségrégation a été pour
les Noirs du Sud une condition pire que l'esclavage. D'autant plus que
l'esclave était devenu un métayer, obligé de suer " sang et
eau derrière la mule de l'aube au crépuscule " afin de payer le loyer
de sa terre, entre 85 et 95 % de sa récolte. Déprimant! De quoi donner le
blues. Et justement, la ségrégation a donné le blues.
Le
système des plantations avait mis ensemble des hommes venus de trois
continents. Des Indiens Cherokees et Choctaws, population dominante, jusqu'en
1840, qualifiés d' Indiens civilisés parce qu'ils étaient devenus chrétiens et
cultivateurs et qu'ils avaient le droit de posséder domestiques et esclaves
noirs. Des Européens, Irlandais et Écossais venus travailler dans les
plantations avec des contrats de sept ans, une semi-servilité de facto qui
donnera lieu à de nombreuses révoltes. Des Anglais, des Espagnols, des
Français, des Africains, enfin, achetés sur toute la façade maritime africaine,
de Gorée à Zanzibar, et emmenés en Amérique afin de trimer comme esclaves dans
les plantations de canne à sucre et de coton. La plantation va être le creuset
musical d'un faisceau de traditions orales, chantées et dansées, qui constitue
la partie la plus riche et la plus durable de la musique folk américaine: airs
de danses, ballades, work songs et spirituels, la mélodie celtique s'apparie
avec le rythme des esclaves africains, la pièce de violon des Highlands se mêle
aux mélopées hypnotiques des Cherokees, le chant choral des églises se décline
en polyphonies extra-européennes...
" C'était
une nuit à Tutwiler. Je somnolais en attendant un train qui avait neuf heures
de retard quand soudain je fus réveillé en sursaut ; le blues venait de me
saisir par les épaules. "
L'anecdote
est relatée par W.C.Handy dès 1903... Le blues est né dans le Delta du
Mississippi, au milieu du XIXème siècle, s'est progressivement répandu à
travers le sud, puis, au lendemain de la grande dépression de 1929, a émigré
vers les grandes villes et leurs promesses de travail. Il a remonté le
Mississippi vers Chicago et a quitté le Texas pour la Californie. Il aura
survécu ainsi deux décennies dans des bouges borgnes ou des salons pour blancs,
mais c'est à la campagne qu'il était né, dans les champs de coton, né de la
mémoire collective, d'une tradition musicale et orale développée dans la
souffrance, au sein d'un peuple proclamé émancipé par le Président Lincoln en
1864, une époque où " blues " est déjà un terme communément
usité.
" Je
suis revenue de l'église avec le blues, je me suis jetée sur mon lit et pour la
première fois je me suis sentie triste et profondément misérable... "
écrit Charlotte Forten, institutrice noire du Maryland, en décembre 1862.
Le
blues c'est le cafard. C'est ce cafard là et une tradition musicale héritée
d'Afrique qui se mélangent enfin à la musique des colons européens et surtout
des irlandais durement touchés par la misère, dont les trois quarts de la
population émiure à Ellis Island avec ses rêves de Terre Promise et ses
instruments de musique : le fiddle, ancêtre du violon et le banjor, premier
banjo. Leurs thèmes favoris se retrouveront presque tous dans le répertoire du
blues, de Stagolee devenu Stagger Lee, ou Stack-O-Lee,
à Frankie And Johnnie, anciennement Frankie And Albert de St
James Infirmary à The House Of Rising Sun
et de Careless Love à Baby
Please Don't Go.
Ils
chantaient ça les noirs... Avec les " work songs " - ou
" bollers " - pour rythmer le travail aux champs : un
soliste lance une question et les choeurs lui répondent : " Ain't it
hard, ain't it hard. Ain't
it hard, to be a nigger, nigger, nigger ? ". Un chant
collectif a capella qui donnera son origine à la systématisation des 12 mesures
et qui, via la religion baptiste, deviendra " le gospel ".
Mais si ces chants ne sont souvent que des " plantation
dance ", c'est que les propriétaires de plantations (souvent de
coton) encouragent la musique car elle donne du coeur à l'ouvrage. Les patrons
affirment alors qu'un noir converti au catholicisme et qui chante au travail,
est plus efficace et plus rentable qu'un autre. Par contre on interdit aux
noirs l'usage des tambours qui leur aurait permis de communiquer entre eux d'un
lieu à un autre et ainsi de fomenter une révolte....
Un
mal pour un bien, car c'est sans doute cette obligation de s'inventer un
nouveau langage rythmique sans l'ossature des tambours qui leur a permis de
développer les mouvements complexes de leur musique, telle qu'on la connaît
encore aujourd'hui, sous forme de rhythm'n'blues, de soul ou de jazz.
Quand
vient l'émancipation des esclaves, certains sont inaptes au travail, même
rémunéré, handicapés ou tout simplement peu inspirés par la besogne, ils n'ont
alors d'autre issue que de devenir "songsters", cheminant de village
en village pour chanter / raconter leur propre histoire à qui veut bien
l'entendre (un ancêtre du rap ?). En échange ces songsters se voient offrir un
repas et quelques fois un gîte pour la nuit. La vie de bohème de ces artistes
de rue se verra transformée grâce à la démocratisation de la guitare six
cordes. Facile à transporter, et accordée selon les règles établies pour le
luth, elle offrira assez de liberté pour s'exprimer : de l'air d'opérette aux
quadrilles en passant par les ballades irlandaises, on peut tout jouer sur une
guitare.
Peu
à peu la réputation de certains de ces songsters se répand dans toute une
région, au point que leur succès engendre un circuit et une tradition de musique
dans des bars ou des fêtes locales. Ces "vedettes" sont très
demandées et les musiciens commencent à se multiplier à travers le sud. Ils
montent des petits orchestres avec des instruments de fortune et jouent un peu
partout où on les réclame, ils s'appellent les "string bands",
orchestres souvent composés d'un fiddle, d'un banjo, d'une guitare et parfois
d'un washboard, cette planche à laver sur laquelle on frotte les doigts armés
de dés à coudre, pour rythmer les chansons. Les string bands se produisent où
ils peuvent, mais peu à peu, la réputation de cette musique s'est développée,
même parmi la population blanche, qui pourtant ne peut affirmer publiquement
son goût pour une musique aussi sauvage, brute, et pourtant pleine de chaleur
et d'émotion. Dans les théâtres, on engage désormais des troupes entières
d'artistes, des minstrels, dont les performances sont ponctuées d'interventions
de conteurs et de danseurs. Bientôt les blancs, attirés par ces shows,
organisent eux aussi leurs minstrels shows. Les musiciens en se grimant le
visage au cirage noir pour donner au public blanc l'impression qu'ils
"singent les noirs", jouent néanmoins cette irrésistible musique
noire au rythme si marqué ! Ces minstrels ne sont d'ailleurs que la première d'une
série de vagues qui fera connaître la musique noire à travers tous les USA. Le
" ragtime " qui en est aussi issu, aura lui aussi un rythme
très syncopé suite à l'utilisation du banjo, un rythme que les spectateurs
n'hésitent pas à accentuer de leurs applaudissements, l'effet du danseur de
" cake walk " n'en étant que plus comique. Le
" Jazz " et ses quelques pionniers - dont le trompettiste Buddy
Bolden, précurseur de Louis Armstrong et King Oliver
installés à la Nouvelle Orleans - s'accaparent alors ces syncopes qu'ils
mettent au service d'harmonies plus sophistiquées. Mais lorsque W.C. Handy
publie sous son nom, en 1912, (St Louis Blues), il ne s'agit pas exactement du
même blues que celui qui nous concerne et qui aura enfanté le rock and roll. La
musique de la Nouvelle Orleans, plus orchestrée, et qui donnera le jazz, s'est
elle aussi teintée du feeling blues, tout en imposant d'autres structures
musicales.
Le
jazz bluesy, de W.C. Handy à Billie Holiday, est un cousin de
celui dont on parle ici, ce blues à tradition de chant, ces trois accords de
base, et sa construction en douze mesures, dérivées de l'alexandrin. Après
chacune des phrases chantées, le chanteur qui est souvent aussi un musicien
répond et souligne avec son instrument ce qu'il vient de dire. En général, le
blues est composé de strophes de trois versets selon un schéma AAB, le dernier
verset rimant avec le premier répété une deuxième fois. Le blues utilise aussi
une séquence harmonique fréquente sur la base de trois accords - premier,
quatrième et cinquième degrés - avec une altération des accords du premier et
quatrième degré, blue-note. Enfin, le blues est une pièce rythmée avec un
glissement vers le temps fort, souple et régulier, swing. Le blues est une
forme de ballade que l'on chante et que l'on écoute en se balançant. Mais de
nombreux blues n'obéissent pas à ces règles : les douze mesures sont souvent
treize ou onze, huit ou dix; les trois accords dominants ne sont parfois que
deux ou même un seul dans certains styles (Delta Blues). Et les blue-notes ne
sont pas toujours prééminentes, parfois même totalement absentes.
A
New Orleans, le rejeton de la famille jazz, c'est le boogie woogie qui fait la
part belle aux pianistes mais qui ne se joue que dans les arrière salles
enfumées. Le blues aura mis du temps avant d'être gravé sur cire (alors que
l'invention du phonographe par Thomas Edison remonte à 1878, les premiers
artistes de blues ne seront enregistrés qu'au milieu des années 20 !), la
raison en est que les marchands d'appareils phonographiques voulant faire du
commerce avec les premières farrtilles noires prêtes à dépenser de l'argent,
favorisèrent l'enregistrement de bluesmen pour convaincre de l'achat de leurs
appareils. On ne va pas tarder d'offrir à certains artistes d'immortaliser quelques
uns de leurs morceaux sur de la cire. Le blues est né ! Il ne reste plus qu'à
des gens comme Charley Patton, Willie Brown, Tommy Johnson
ou Son House d'en enregistrer les premières notes. Le reste c'est de
l'histoire, mais quelle histoire !
Bien
avant que les premiers grands bluesmen (Blind Lemon Jefferson, Blind
Blake, Lonnie Johnson), considérés comme les fondateurs de cette
musique, pénètrent pour la première fois dans les studios d'enregistrement, une
foule de chanteuses connaissant déjà auprès du public noir urbain un grand
succès. Entre 1920 et 1925-1930, le blues vocal était essentiellement féminin.
De Bessie Smith à Ma Rainey, il avait son impératrice et sa mère,
sans compter titre foule de reines et de princesses.
Ces
chanteuses, bien que venant de régions et de contextes sociaux différents,
avaient toutes en commun d'être issues des tournées de vaudeville, le
music-hall américain du début du siècle (très différent de notre théâtre, le
vaudeville, qui, en salles ou sous chapiteaux itinérants, présentaient des
petites saynètes, souvent basées sur des faits divers romancés, des numéros
d'acrobates, de jongleurs, des comiques burlesques et des chansons. En fin de
soirée, sous la pression d'un public noir rural ou d'immigrés, les chanteuses
interprétaient un ou deux blues qui arrachaient des larmes à l'assistance.
Ces
chanteuses de vaudeville, même lorsqu'elles étaient d'origine rurale,
chantaient un blues revu et corrigé par le music-hall : diction claire,
" bon " anglais, effets vocaux sophistiqués, pleurs et
gémissements bruyants entre les chorus accompagnement au piano ou avec des
instruments de musique légère ou de jazz. A quelques exceptions près, ces
chanteuses ne se considéraient nullement comme des spécialistes du blues et
encore moins comme des " blueswomen ", une notion d'ailleurs
inexistante à l'époque. Toutes étaient aussi actrices et beaucoup participèrent
par la suite à des pièces de théâtre ou à des films sur les scènes de New York
ou Chicago ou dans les studios de Hollywood. La vie de ces chanteuses fut,
pendant leur décennie de succès, tout à fait similaire à celle des artistes
blanches du cinéma muet et de la chanson dont elles étaient les répliques
noires : train de vie fastueux, vie sentimentale tumultueuse débouchant en
général sur une fin misérable, celle réservée à ceux à qui la fortune sourit un
temps et qui ne savent ni la prolonger ni la retenir.
On
voit que, mis à part l'usage intermittent des douze mesures du blues, ces
chanteuses qualifiées de classiques par la critique française de l'avant-guerre
(Women blues singers disent les Américains), n'ont que peu de rapports
avec leurs homologues masculins qui sillonnaient déjà les campagnes du Sud et
qui pointaient le bout de leur guitare dans les quartiers noirs des villes
industrielles. La plupart de ces chanteuses sont aujourd'hui tombées dans
l'oubli. Souvent à juste raison : leur œuvre enregistrée apparaît bien souvent
compassée, désuète et futile. Et l'écoute de leurs intégrales (tout ou presque
a été réédité par le label Document) peut apparaître souvent comme une
redoutable épreuve. Leur importance historique est cependant indéniable. Elles
ont créé les Race records, ces disques destinés à la clientèle populaire noire.
Sans leur succès inattendu, il est probable qu'il aurait fallu attendre bien
plus longtemps pour que le blues ethnique soit enregistré. Enfin, même si
beaucoup de ces chanteuses dorment sans doute dans un oubli définitif justifié,
plusieurs d'entre elles ont été de talentueuses artistes, maîtrisant
parfaitement leur musique. Et certaines annoncent par fois, par leur sens du
swing, le futur Rhythm & Blues.
On
n'insistera jamais trop sur le rôle du sacré, du rite et de la transe dans
toute l'histoire de la musique afro-américaine : presque tous les grands
créateurs du jazz ont périodiquement ressourcé leur inspiration dans le
répertoire et surtout dans la manière de chanter et de déclamer la foi dans les
Églises noires.
Au
lendemain de la guerre de Sécession et de l'abolition de l'esclavage, dans les
États du Sud exsangues se développe un racisme fanatique et institutionnel qui
impose bientôt une ségrégation totale au sein même des communautés chrétiennes
: les Églises " africaines " méthodistes épiscopales ou baptistes
connaissent un immense succès parmi les anciens esclaves et leurs familles, et
fondent dans les années 1860 plus de 20 000 lieux de culte. A la fin du siècle
s'y ajouteront les Églises pentecôtistes et surtout la " Sanctified Church
of God in Christ ", véritable conservatoire des rites et des chants noirs.
Venus du Nord, des centaines d'émissaires de l'American Missionary Society
ouvrent de nombreux collèges et instituts d'alphabétisation. C'est dans ces
deux types de lieu - l'église et l'école - que s'épanouit l'art du negro
spiritual. Il emprunte la forme responsoriale qui caractérise l’ensemble
des musiques traditionnelles d’Afrique : à la mélodie lancée par un
soliste, répond un jeu d’harmonies échafaudé par d’autres voix. Au moyen de
techniques apparentées à celles de la transe, l’auditoire est amené à faire
l’expérience d’une véritable émotion spirituelles. Les allégories bibliques
chantées appellent souvent à la libération du peuple en esclavage.
Le
6 octobre 1871 débute la première grande tournée de spirituals, celle des onze
" Jubilee Singers " du collège de Fisk (Tennessee) : une véritable
épopée qui les mène jusqu'à la cour du tsar, à celles de Frédéric III et de la
reine Victoria, et qui révèle au monde entier la richesse de la musique
afro-américaine, quoique sous une forme un peu édulcorée rythmiquement. Les
compositeurs européens (Dvorak, Delius, Ravel) s'enthousiasment; de nombreux
ouvrages et recueils de transcriptions sont publiés. Dès les années 1920, le
disque permet aux prédicateurs et pasteurs chantants de rayonner hors des
Églises et certains (les révérends Nix, Gates, Taggart, Kelsey, Franklin)
seront même de véritables stars du genre. C'est que, jusqu'à nos jours, toute
cette expression religieuse constitue un véritable " show-business
" parallèle, non seulement aux Etats-Unis mais dans tout le monde
anglophone.
Après
la crise de 1929, c'est le gospel song (chant évangélique qui acquiert
sa forme classique grâce au grand pianiste et compositeur de blues "
reconverti " Georgia Tom Dorsey. Il parcourt les Etats-Unis
d’église en église, interprétant ses oeuvres, formant entre autres Sallie
Martin et Mahalia Jackson. C’est un auteur prolifique, et son (If
You See My Savior) est le premier d’une longue série de succès.
La
notion de gospel recouvre un ensemble de formes musicales diverses : le
style dépouillé des prêcheurs évangélistes itinérants, seuls ou en duo,
s’accompagnant à la guitare (Blind Willie Johnson, Washington Philips,...) ;
les harangues chantées par des " singing preachers ",
électrisant les fidèles jusqu’à les faire tomber à genoux (Reverend J.M.
Gates) ; les groupes vocaux (Golden Gate Quartet, Staple
Singers, Soul Stirrers,...) à l’influence considérable sur le
rhythm’n’blues et la soul ; les grandes chorales (Edward Hawkins
Singers, dont le Oh Happy Day fut un hit en
1968, The New Jersey Mass Choir) ; les grands solistes à
l’expression lyrique (Reverend James Cleveland, Mahalia Jackson,...).
Après la grande dépression, des enregistrements 78 tours sont commercialisés en
direction de la population noire avec la production blues et jazz. Ce sont
alors les quartettes qui façonnent l’inégalable virtuosité du gospel vocal. La
renommée des champions de ce style a capella (Dixie Hummingbirds, Heavenly
Gospel Singers, Mitchell’s Christian Singers, Golden Gate Quartet,...)
se répand à travers l’Amérique noire. Au moyen de leurs seules voix, ils
parviennent à reproduire des rythmes d’une complexité extraordinaire et
envoûtante.
Les
années 30 et 40, âge d'or du gospel, voient l'éclosion d'une multitude de
formations. Parmi les plus marquantes, The Sensational Nightingales, The Five
Blind Boys Of Alabama et The Five Blind Boys Of Mississippi initient l'école
des voix rudes, fortement rythmées - dont Little Richard, James Brown et la
plupart des chanteurs de l'écurie Stax sont les héritiers. The Swan
Silverstones et The Soul Stirrers illustrent un style plus mélodieux,
caractérisé par une voix soliste sur le registre falsetto et une singulière
façon de faire bondir les rythmes avec la bouche. Les premiers tirent leur nom
du sponsor de leur émission radio, Swan Bakery, boulanger à Knoxville ; les
seconds couvent l'éducation vocale du jeune Sam Cooke avant de l'engager
comme soliste en 1951, lorsqu'il a vingt ans. Il prend la place de R. H. Harris
qui supporte mal le glissement de l'activité du quintette vers le domaine
profane, s'éloignant de la vocation sacrée de sa musique.
Chant
religieux et chant profane. Faut-il ou non consacrer son art exclusivement à
Dieu ? Cette question hantera des générations de chanteurs. Rosetta Tharpe
tranche en devenant " Sister " dans les années 40, après ses
succès avec l'orchestre de Cab Calloway à la grande époque de Harlem. Sam Cooke
fait le chemin en sens inverse, à la fin des années 50, réussissant le parfait
cross-over au cours d'une fulgurante carrière solo qui l'amènera avant sa fin
tragique, à fonder aux Etats-Unis la première maison de disques dirigée par un
Noir. Certains passent du monde sacré au monde profane sans paraître souffrir
de cette ambiguïté : Aretha Franklin, Solomon Burke, Marva
Wright, Al Green, Mavis Staples... D'autres, comme Marvin
Gaye, sont déchirés par le dilemme.
Dans
les années 50, sous la pression des hommes de foi - qui refusent de voir les chants
sacrés soumis aux mêmes lois commerciales que le rhythm' n'blues -, des
catalogues et des labels gospel fleurissent. Specialty à Los Angeles, Apollo à
New York, Savoy à Newark, Cotham à Philadelphie, Peacock à Houston, Nashboro à
Nashville... Quatre décennies plus tard, le marché américain du gospel
représente plusieurs millions de dollars et fait vivre des centaines
d'artistes. Ceux-ci se produisent dans les églises et les festivals, et
diffusent leurs disques sur les radios spécialisées.
Si
les références de la scène gospel restent liées aux trente années précédant les
lois qui ont aboli la ségrégation raciale aux États-Unis, elles s'enrichissent
et évoluent toujours. Dans les années 80, sous l'impulsion de la famille
Winans, s'est imposé un nouveau Detroit sound. L’art gospel a aussi fait florès
dans tout le monde noir, donnant le jour à des ensembles de qualité tant en
Afrique que dans les Caraïbes.
3. L'émergence des blues régionaux
Dès
le début du siècle, le blues, probablement né dans la région du delta du
Mississippi, avait gagné par l’intermédiaire de musiciens itinérants d'autres
régions du sud des Etats-Unis, le Sud-Ouest (Texas, Oklahoma, Louisiane) et la
côte est (Carolines, Virginies), rencontrant localement des traditions
musicales déjà implantées. Ces échanges ont donné naissance à d'autres formes
de blues qui se sont elles-même développées de façon autonome. En tout cas,
c'est cette situation que nous révèlent les premiers enregistrements réalisés
dans tout le Sud à partir de 1925.
Les
premiers musiciens ruraux à être enregistrés le sont par l'intermédiaire des
commerçants qui stockaient les disques des grandes compagnies, les renseignant
précisément sur les ventes auprès du public noir, et connaissant bien en
général les bluesmen locaux. C'est ainsi que sont découverts et enregistrés Blind
Blake, Papa Charlie Jackson et Blind Lemon Jefferson. Le
succès de ces premiers enregistrements de musiciens ruraux est extrêmement
important parmi les populations locales mais aussi parmi les migrants noirs,
nouveaux ou anciens, des grandes villes du Nord à qui ils apportent une bouffée
nostalgique d'airs du Sud.
A
partir de 1925-1926, les ventes des disques de ces musiciens ruraux font une
forte concurrence à celles des classic blues singers et les compagnies
discographiques mettent alors sur pied de véritables expéditions pour découvrir
de nouveaux talents dans le Sud. C'est ainsi que des équipes de talent-scouts
passent de ville en ville, publiant dans la presse locale ou annonçant à la
radio leur intention d'enregistrer tous les musiciens - blancs et noirs, le
procédé est le même pour la musique country qui se présenteront lors de leur
séjour. Ils utilisent à cet effet des stations locales de radio lorsqu'elles
existent ou reconvertissent en studios d'enregistrements des entrepôts, des
salles de danse ou même des chambres d'hôtel. Par la suite, les compagnies
discographiques utiliseront des camions dotés des lourds équipements alors
nécessaires à l'enregistrement du son. Les disques sont ensuite mis en vente et
lorsque le succès d'un artiste particulier se confirme, celui-ci est alors
invité à venir enregistrer dans les studios de New York ou de Chicago où il
bénéficie de meilleures conditions techniques, de plus de temps et peut parfois
être accompagné de musiciens de studio ou connus sur le plan local.
Quelles
que soient les différences régionales entre ces blues du Sud, il y a bien sûr
aussi de grandes similitudes, ne serait-ce qu'au niveau des instruments. La
guitare en particulier est omniprésente pour des raisons économiques (faible
coût), pratiques (facile à déplacer) et techniques (la souplesse de ses cordes
permet à merveille à l'artiste de créer les " blue-notes " qui sont
l'âme même du blues). Pour les mêmes raisons, l'harmonica sert également
souvent d'accompagnement et, en concurrence de registre sonore, va
progressivement supplanter le violon, dont l'utilisation n'est plus
qu'exceptionnelle. Il y a aussi un nombre important de pianistes, le piano,
instrument plus noble, restant cependant l'apanage de musiciens plus
sédentaires.
Le
disque nous révèle ainsi, durant les années 1925-1926, trois grands styles de
blues : celui du Delta, celui de la côte Est et celui du Texas.
3.1 Le Delta blues.
La
région du Delta du Mississippi qui regroupe plusieurs Etats - Mississippi,
Arkansas, Sud-Tennessee, Alabama, une partie de la Louisiane - passe sans doute
à raison pour avoir été le berceau du blues. A cause de la ségrégation et du
racisme, les Noirs qui formaient la majorité de la population y ont vécu dans
un état d'isolement très prononcé, ce qui a bien sûr favorisé la création d'une
culture particulière très affirmée. On y trouve encore aujourd'hui un art de la
sculpture sur bois extrêmement évocateur de l'Afrique.
Le
blues qui s'y est développé retient aussi une forte prédominance de l'influence
africaine : peu de mélodie mais un rythme syncopé et lancinant, des riffs
répétitifs, un chant véhément et tendu, souvent récitatif avec des effets
fréquents de falsetto. La guitare est souvent utilisée en accord ouvert de sol
et de ré (les cordes sont accordées de façon à produire à vide un
accord parfait) et le doigté de la main gauche est fréquemment remplacé par
l'utilisation du bottleneck, un goulot de bouteille scié passé à l'auriculaire
et que le musicien fait glisser sur les cordes, obtenant ainsi de multiples
blue-notes et créant aussi une atmosphère déchirante. Cette technique,
librement inspirée des guitaristes hawaïens nombreux à se produire aux
Etats-Unis au début du siècle dans des spectacles ambulants, est devenue
caractéristique du blues et a fait d'innombrables émules dans le monde de la
pop music.
Le
blues du Delta se caractérise aussi par une absence apparente de logique dans
la progression des versets, qu'aucune ligne directrice ne semble sous-tendre.
Mais ce sont autant de métaphores, souvent à double sens, dont la juxtaposition
finit par créer une atmosphère poétique hautement évocatrice. Plus que partout
ailleurs, le bluesman du Delta raconte moins une histoire qu'il ne cherche, et
ses auditeurs avec lui, à travers un rythme et des incantations, un effet
cathartique à ses tourments.
D'innombrables
thèmes ont ainsi été créés (Shake' em on down), (Cool drink of water),
(Moaning in the moonlight), (Bull cow blues), (Walkin' blues)
ou le célèbre (Catfish blues), particulièrement caractéristique du Delta
Blues, et dont les Rolling Stones ont puisé le nom du groupe.
Dans
toute la région entourant les Appalaches (Carolines, Virginies, Kentucky,
Tennessee (Est) et Georgie), un blues très particulier s'est développé,
beaucoup plus léger que le dramatique et poignant blues du Delta. Bien que les
structures soient les mêmes, le rythme syncopé du Delta est ici remplacé par
des effets réguliers de basses alternées, créant une impression de nonchalance
et de décontraction, encore affirmée par la virtuosité instrumentale de la
plupart des interprètes qui ont créé un style de guitare très particulier,
appelé ragtime, et dont l'origine lointaine provient peut-être des
îles Caraîhes qui prolongent la Floride.
Il
semble en tout cas que dans cette région plus que partout ailleurs dans le Sud,
le racisme et la ségrégation aient été moins forts, créant des conditions de
vie plus douces pour les Noirs, ce qui se refléterait dans la musique. Cette
thèse pourrait être étayée par le fait que dès les premiers enregistrements
phonographiques, il est bien difficile de différencier les styles des musiciens
blancs comme Sam Mac Gee (Depot blues) de ceux de musiciens noirs
comme Blind Blake. De même, dès 1925, l'harmoniciste noir De Ford
Bailey est une vedette du programme radiophonique de country music, le
"Grand Old Opry " qui diffuse à partir de Nashville. Chose qui aurait
été impensable dans la région du Delta ou au Texas.
Dès
lors, on ne sera pas surpris de trouver dans cette région un répertoire musical
commun aux Blancs et aux Noirs, basé sur les accords du blues et du ragtime,
racontant une histoire souvent librement puisée dans la tradition de la ballade
anglosaxonne et dont le thème central est l'amour déçu. Les solos de guitare
(et parfois d'harmonica, de violon et de mandoline) sont pour chaque musicien
autant d'occasions de démontrer sa virtuosité.
Aujourd'hui
bien des pièces de cette tradition musicale de la côte Est comptent parmi les
chansons folkloriques les plus célèbres de la musique américaine.
3.3
le blues du Texas (et des Etats du Sud-Ouest).
Les
premiers enregistrements de blues de cette région révèlent ainsi deux
caractéristiques :
§
Le maintien des formes musicales archaïques, comme
l'attestait les 24 faces enregistrées en 1927 par Henry Thomas dans un style
irrévocablement primitif et sommaire, qui n'avait certainement pas ou plus d'équivalent
sur la côte Est ou dans le Sud profond et qui, de toute façon, n'aurait pu y
connaître d'exploitation commerciale, faute de public.
§
L'émergence d'un style très original, largement
ouvert aux influences hispano-mexicaines et notamment du flamenco dans le jeu
de guitare et, par extension, dans celui du piano, qui sont les deux
instruments dominants de cette région. Au battement rythmique du
bluesman du Delta qui prolonge la tradition africaine, son homologue texan lui
substitue un canevas de basses appuyées sur lequel il déroule les floraisons
d’arpèges. De la même façon, les versets poétiques et incantatoires, souvent
sans lien apparent entre ceux des blues du Delta, laissent ici la place à des
histoires logiques et continues, parfois pleines d’un irrésistible humour au
second degré.
La
musique qui s'est forgée à La Nouvelle-Orléans ne présente guère d'analogies
avec les blues du Texas ou du Mississippi. Ville ouverte vers les Caraïbes et
le Mexique, La Nouvelle-Orléans a bien sûr accueilli de nombreux migrants noirs
venus de leurs campagnes avec leurs traditions musicales propres, mais elle les
a immédiatement enfouis au sein d'un réseau d'influences diverses :
francoacadienne, espagnole, créole, anglo-saxonne. En outre, ce grand port
cosmopolite, un des premiers ports internationaux d'Amérique, a très tôt connu
l'émergence d'une bourgeoisie noire, cossue et débonnaire, qui se reflète bien
dans la tradition jazzistique de la ville.
Lonnie
Johnson (1894-1970) représente
parfaitement ce courant. Issu d'une famille noire aisée de la ville, Johnson
s'est rapidement imposé comme un musicien versatile et accompli. Pratiquant
avec maîtrise le violon et le piano, c'est surtout en tant que guitariste que
son nom est passé à la postérité : il a tiré la guitare de son rôle
d'accompagnement orchestral pour en faire un instrument soliste (note par note
jouées au médiator) qui a eu le succès que l'on sait dans toute la musique
moderne. En outre, son jeu de guitare, tout à fait magnifique, sonnant clair et
net, multipliant les blue-notes et les arpèges joués en staccato, a influencé
la plupart des guitaristes de jazz et de blues : Django Reinhardt, Charlie
Christian, T-Bone Walker, B. B. King. Il a accompagné
d'innombrables chanteurs ou orchestres, Louis Armstrong, Duke
Ellington, Eddie Lang, Johnny Dodds, etc. Il a aussi exercé
ses talents dans tout le pays, de La Nouvelle-Orléans à Chicago et de Saint
Louis à New York, ce qui explique aussi sa popularité d'avant-guerre et
l'abondance de sa discographie. Si sa voix amère un peu trop vibrante et son
répertoire éclectique souvent désuet ont pendant un temps détourné les amateurs
de blues de Lonnie Johnson, son importance essentielle dans toute l'histoire de
la musique populaire du xxe siècle apparaît aujourd'hui évidente.
L'immigration
noire des régions rurales du Sud vers les grandes agglomérations situées le
long de la vallée du Mississippi, qui avait connu un premier sommet pendant les
années 1915-1920, a en fait continué tout au long des deux décades suivantes,
avec cependant un ralentissement très net après la crise économique de 1929. Si
certains Noirs installés dans le Nord réussissent à prospérer ou tout
simplement à avoir des emplois, et donc des conditions de vie plus décentes,
l'immense majorité ne trouve dans les villes que la misère, l'entassement dans
des ghettos insalubres et une autre forme de discrimination qui pour être
autant socio-éconoimique que basée sur la pigmentation de la peau, n'en est pas
moins avilissante et destructrice. Mais pour ces nouveaux migrants, avouer leur
échec c'est perdre le prestige qu'ils avaient conquis auprès des leurs restés
dans les campagnes du Sud. On envoie donc de bonnes nouvelles, on multiplie les
cadeaux et les signes extérieurs de richesse : la clinquante voiture d'occasion
acquise dès les premiers salaires servira à retourner dans le Sud afin
d'éblouir la famille et les amis.
L'idée
de grandes villes du Nord extraordinairement prospères et accueillantes aux
Noirs se répand dans tout le Sud. Chicago surtout, le point migratoire le plus
éloigné et donc le moins authentifiable, acquiert la signification mythique
d'un Eden imaginaire. (Sweet home Chicago) proclame un des blues les plus
célèbres de Robert Johnson et (Up in Chicago) dans le langage noir
s'oppose au (Down in Mississippi), qui n'ont pas qu'une
signification géographique.
Le
blues ne disparaît pas dans cette migration mais il évolue plus ou moins rapidement
en fonction des nouvelles préoccupations et des conditions de délivrance du
message musical. Les nouveaux blues s'occupent de plus en plus d'amour, en
général déçu, et de moins en moins des difficultés socioéconomiques ou des
rapports raciaux, constamment évoqués dans les blues à double sens des grands
créateurs du Delta et du Texas. Autre évolution significative de la fin des
années 30 et du début des années 40: les versets ouvertement pornographiques,
traditionnellement présents dans les blues du Sud, se parent de plus en plus de
prudentes métaphores. La nouvelle classe urbaine noire se veut respectable dans
tous les domaines.
Sur
le plan musical, le soliste laisse la place à l'ensemble, petit groupe ou même
orchestre complet. Si la guitare demeure un instrument essentiel, elle aspire à
l'électrification (encore techniquement impossible) comme le prouve
l'utilisation intensive de guitares munies d'amplificateurs acoustiques, tels
des résonateurs de métal sur les Dobros ou Nationals (Tampa Red, Kokomo,
Arnold, Casey Bill Weldon). La guitare partage la vedette avec le piano qui est
même sans doute l'instrument dominant de cette époque. De plus en plus, une
seconde guitare, une contrebasse et souvent une batterie ou un washboard
encadrent et disciplinent le soliste et l'intègrent dans un ensemble
orchestral, ouvrant la voie au blues électrique de l'aprèsguerre.
Durant
cette période, trois grands centres urbains principaux - Memphis, Saint Louis
et Chicago voient l'émergence de nouveaux styles de blues issus de la tradition
rurale mais évoluant rapidement vers des voies originales et plus élaborées.
D'autres grandes villes (Cincinatti, Detroit, Indianapolis, Cairo) ont aussi
abrité des traditions particulières mais, faute de studios d'enregistrement et
d'un soutien local suffisamment fort, les musiciens ont soit périclité soit
émigré vers les autres villes. Quant au style de Kansas City, dont nous ne
pouvons parler ici en détail, il est à mi-chemin du jazz et du blues et a
fortement influencé certains courants de l'après-guerre.
4.1
Le Memphis blues
Première
grande ville en remontant le Mississippi, Memphis est devenue, dès le xixe
siècle, la capitale du coton et un grand centre d'échanges au carrefour des Etats
du Sud. Dotée d'emblée d'une forte population noire, Memphis n'était en outre
qu'à quelques heures de fleuve des grandes plantations situées le long des
rives du Mississippi.
Autour
du port, le quartier noir délimité par Beale Street et Fourth Street est vite
devenu un lieu exclusif de distractions où s'entassent cabarets, tripots,
maisons closes, salles de jeux, destinés à soutirer rapidement l'argent qu'on
venait de gagner en vendant ou en déchargeant le coton. Dans la journée, les
rues n'étaient qu'un long bazar où on vendait de tout. C'est dans ces
conditions que la Memphis noire a très tôt eu une tradition musicale propre.
Dès le début du siècle, le trompettiste W. C. Handy faisait copyrighter
sous son nom une grande quantité de blues traditionnels et animait le premier
programme de radio à destination exclusive du public noir.
Le
blues de Memphis qui émerge dans les années 20 et 30 combine l'influence du
Delta blues tout proche avec les préoccupations des résidents ou des visiteurs
de la ville et, sur le plan technique, avec la nécessité de se faire entendre
d'un public pas forcément attentif. C'est ainsi que se forment des orchestres à
cordes (violons, guitares, mandoline, contrebasse) ou string-bands dont
le rythme est parfois soutenu par l'utilisation d'une jarre vide (jug) dans
laquelle souffle un musicien, obtenant un son inimitable (jug-bands). Le
développement d'un blues orchestral a pour conséquence de discipliner le jeu
hautement irrégulier des solistes, venus des campagnes, en particulier les
guitaristes qui modifient peu à peu substantiellement leur style. Au blues
dramatique et sauvage, largement individuel et spontané, du Mississippi se
superpose une musique beaucoup plus légère et élaborée, tournée vers la danse
et le " bon temps ". Même chez les musiciens solistes, un battement
continu et régulier sur lequel se développe un canevas mélodique délicat plus
ou moins compliqué devient la marque reconnaissable entre toutes du
"Memphis blues " d'avant-guerre.
4.2
L'école de Saint
Louis
Située
à l'intersection du Mississippi et du Missouri, point de contact entre le Nord
et le Sud, Saint Louis n'a connu l'apparition d'une importante population noire
qu'à la faveur de la première guerre mondiale et de l'industrialisation rapide
de la ville qui en est résultée. Dès 1917, le site d'East Saint Louis peuplé de
récents migrants noirs fut le théâtre de sanglantes émeutes raciales qui
créèrent durablement un lourd climat d'hostilité entre Blancs et Noirs de la
ville.
Il
faut noter que si Saint Louis a été une importante ville-étape dans la
migration noire entre le Sud et Chicago durant l'entre-deux-guerres, elle n'a
jamais constitué, contrairement à Memphis, une zone d'échanges avec un monde
rural peu distant. C'est donc dans une aire physiquement et intellectuellement
isolée - on n'appelait pas encore cela un ghetto - qu'un blues particulier a
pris naissance et s'est développé dans cette ville.
Dès
1925, une partie du quartier noir (" la Vallée ") s'est
peuplée de boîtes de nuit et de divers lieux de plaisir dans lesquels les
nouveaux migrants et les plus anciens résidents pouvaient partager leurs peines
et leurs joies. Musique de cabarets et non de rues, le blues de Saint Louis se
caractérise par l'affirmation du piano comme instrument dominant, fournissant
un soutien de basses roulantes ou ambulantes permettant à un guitariste
l'improvisation le long d'une ligne mélodique continue jouée note par note.
Cette
interaction entre la guitare et le piano, si caractéristique de la musique
noire de Saint Louis durant les années 30, va avoir une grande influence sur le
blues de Chicago, d'autant plus que Saint Louis étant dépourvue de studios
d'enregistrement convenables, tous les artistes locaux vont graver leurs
disques à Chicago, y séjournant à cette occasion parfois durablement. Il faut
noter également que deux parmi les grands fondateurs de ce style sophistiqué
qu'on identifie au Saint Louis blues sont Leroy Carr, résident permanent
d'Indianapolis, qui n'a jamais vécu à Saint Louis, et Lonnie Johnson,
originaire de La Nouvelle-Orléans, mais dont le séjour à Saint Louis a
fortement marqué le blues de cette ville.
4.3 Le premier " Chicago blues "
Chicago
était située au bout de la ligne de migration Sud-Nord, terminus des voies de
communication routières, ferrées ou même fluviales. Elle était une des premières
cités industrielles d'Amérique, aussi bien chronologiquement (dès la deuxième
moitié du XIXème siècle) qu'en importance. Quantité de fabriques et d'usines
s'étaient installées sur les bords du lac Michigan, remarquable carrefour entre
l'Atlantique et les grandes plaines, le Sud des plantations et l'Est
commerçant. En outre, c'est à Chicago que nombreuses lignes anti-esclavagistes
avaient élu domicile et, dès avant la Guerre de Sécession, fait
"évader" des milliers d'esclaves noirs par le train. Ceux-ci,
libérés, choisissaient d'habiter Chicago, devenant gens de maison ou manoeuvre.
C'est ce peuplement noir ancien lié à cette longue tradition migratoire
"libératoire" avec tous les relais familiaux et d'aide locaux que
l'on imagine, qui explique, tout autant que la position industrielle et
géographique de la ville, la place privilégiée qu'entretiendra Chicago dans
l'imaginaire des Noirs sudistes et qui maintiendra la ville pendant très
longtemps comme le meilleure et ultime destination nordiste.
En
outre, et cela est très important sur le plan musical, Chicago a été pendant
fort longtemps, le seul endroit (avec la région de New York) où aient existé
des studios d'enregistrement de bonne qualité technique, et ceci dès 1920, ce
qui explique que les grandes compagnies y aient fait venir de tout le pays
leurs artistes pour y enregistrer : Blind Lemon Jefferson du Texas, Blind
Blake de la côte est, les bluesmen de Saint Louis ou de Detroit. Ces
musiciens rentabilisaient leur voyage en se produisant dans les nombreux clubs
de la grande cité, y séjournant parfois suffisamment longtemps pour influencer
le Chicago blues naissant.
Tout
cela explique la solidité de la tradition du blues à Chicago, au point que
cette ville s'identifie un peu abusivement de nos jours à la notion même de
blues. Cette permanente ouverture explique aussi la constante évolution qu'y a
connue cette musique. Rien que dans la période de l'entre-deuxguerres qui nous
concerne ici, on peut distinguer au moins deux grands styles de blues qui ont
vécu en parallèle tout en s'interinfluençant fortement.
a.
Le
blues néo-classique.
La
grande chanteuse classique Ma Rainey enregistre ses meilleures faces à
Chicago en 1928 en compagnie du guitariste Tampa Red et du pianiste Georgia
Tom Dorsey. Cette séance marque le départ d'une fructueuse association
entre les deux musiciens qui jettent les bases d'un style léger, sophistiqué,
largement influencé par les variétés de l'époque et les spectacles de
vaudeville, et dont les thèmes osés (It's tight like that) valent
au duo une extraordinaire popularité auprès des Noirs de Chicago et des grandes
villes, entraînant dans leur sillage une cohorte d'imitateurs (Frankie Jaxon,
Teddy Edwards) en général très inférieurs. Ce style, à la limite du blues
proprement dit, s'identifie à celui de Chicago pendant une brève période
(1928-1934) mais continue quand même jusqu'à la guerre soit à Chicago même (Lil
Creen, Georgia White), soit en émigrant à New York (Bandanna girls, Blue Lu
Barker).
Mais
il serait injuste de limiter Tampa Red (1903-1981) à ce style
néo-classique qui peut apparaître aujourd'hui bien désuet. Superbe guitariste
s'inspirant du plus pur jeu hawaîen (on l'appelait " le sorcier de la
guitare "), chanteur à la voix amère et voilée, probablement influencé par
Lonnie Johnson, et compositeur créatif et conséquent, il démontre dès le
début de sa carrière l'éclectisme de ses talents en gravant simultanément des
pièces de guitare, des airs de vaudeville, et des blues puisés dans la
tradition rurale mais dont il modifie le phrasé et la sonorité, jetant ainsi
les bases du Chicago blues de l'après-guerre. La longévité exceptionnelle de sa
carrière prolifique (il enregistrera 335 titres sur 78 tours entre 1928 et 1953
!) et la permanence de sa popularité accentueront encore son influence sur une
multitude de musiciens plus jeunes (Robert Nighthawk, Elmore James,
Earl Hooker et même Muddy Waters), lui donnant une place
considérable dans l'histoire du blues (titres : It hurts me too ; Susie Q ;
Sweet little angel; Anna Lee ; Love her with a feeling;
Don't you lie to me).
b.
Le Bluebird blues.
c.
Le
public noir de Chicago - renforcé constamment bien que de plus en plus
lentement après 1930, par un afflux migratoire venant du Sud - délaisse cependant
assez rapidement ce blues néo-classique pour un nouveau style de musique plus
proche de la tradition du Sud mais retenant cependant une forte touche urbaine,
marquée par la présence de plus en plus affirmée d'une section rythmique -
contrebasse et batterie -, le rôle de premier plan dévolu au piano et les
improvisations des solistes, très proches du jazz.
Le
catalyseur - et sans doute aussi dans une certaine mesure, l'inspirateur - de
ce nouveau courant est le producteur blanc Lester Meirose, passionné
de jazz et éditeur de Jelly Roll Morton et King Oliver. Melrose
devient le producteur quasi exclusif de presque toutes les séances de blues
enregistrées à Chicago pour Columbia et ensuite pour le catalogue Bluebird,
série spécialisée destinée au public noir de la compagnie RCA. Melrose découvre
et enregistre la plupart des grands noms du blues des années 30, leur imprime
sans aucun doute sa conception de la musique, et les entoure souvent des mêmes
musiciens - les pianistes Joshua Altheimer ou Blind John Davis,
le bassiste Ransom Knowling, le batteur Judge Riley -, ce
qui confère indiscutablement à ce " Bluebird Beat " une monotonie
certaine. Cependant, il ne faut rien exagérer, les meilleurs artistes "
Bluebird " réussissent largement à conserver leur personnalité propre, et
les efforts de production de Lester Melrose ont, à notre sens, positivement
marqué l'histoire du blues.