Bessie Smith

 

La pièce d’Edward Albee, La Mort de Bessie Smith, n’a pas mis fin à la polémique : selon certains témoins, un hôpital " blanc " aurait refusé de l’admettre après son accident de voiture survenu dans la nuit du 25 septembre 1937 sur la route de Memphis à Clarksdale, lors d’un transfert entre deux concerts. On ne saura jamais vraiment si c’est la ségrégation qui lui a coûté cette vie qu’elle avait assombrie de toute façon. En tout cas, elle est morte là où elle a toujours vécu : sur la route. Car c’est par les " minstrel shows " itinérants que cette orpheline a commencé à dix-huit ans sa carrière nomade, dans la troupe où chantait son aînée et premier modèle, Gertrude " Ma " Rainey.

 

Bessie Smith naît le 15 avril 1894 à Chattanooga, dans l’état du Tennessee. Ses parents, Laura et William, ont du mal à joindre les deux bouts. William fait de longues journées : après ses heures de travail comme ouvrier, il s’occupe d’une mission baptiste. Laura mettra au monde sept enfants dont l’un périra avant que Bessie n’ait atteint ses dix ans. Elle ne connaîtra pour ainsi dire pas son père, mort quelque temps après sa naissance et gardera de confus souvenirs de sa mère, disparue lorsque la petite avait huit ou neuf ans. C’est Viola, la sœur aînée, qui joue alors le rôle de la mère auprès de sa nombreuse fratrie et se charge d’élever Bessie, Tinnie, Lulu, Andrew et Clarence. Les temps sont durs et le maigre salaire de blanchisseuse de Viola est insuffisant pour nourrir tout le monde.

 

Dès l’âge de neuf ans, la petite Bessie, au lieu de rentrer directement de l’école, va dans la rue chanter et danser au son de la guitare de son frère Andrew en espèrant faire sortir l’argent des poches des spectateurs. Les envies de scène de la petite fille sont satisfaites rapidement.

 

Elle débute une carrière précoce en jouant dans les pièces à l’école, et fait sa première entrée professionnelle sur scène au vieux Ivory Theater, dans sa ville. Ses deux grands frères, Andrew et Clarence, doivent vite se mettre au travail pour soulager Viola et aider le clan orphelin. Clarence, profitant du passage d’une troupe ambulante en 1904, se fait engager comme danseur et comique. La petite Bessie part elle aussi chanter ailleurs. Son nom apparaît dès 1909 dans les pages du spectacle du journal africain-américain The Freeman d’Indianapolis.

 

Sa rencontre avec Ma Rainey sera déterminante ; celle-ci lui apprend lui apprend les ficelles du métier et le blues.

La voix puissante de Bessie, la conviction avec laquelle elle interprète ses blues, sa jeunesse tout comme son apparence physique concourrent à lui procurer un immédiat succès. En 1920, Bessie est à la tête d'un show itinérant, extrêmement populaire dans les États du Sud. Le public, noir et même blanc, se presse lors de ses représentations.

 

Pour la compagnie Columbia, dont l’un des directeurs artistiques, Frank Walter, deviendra son imprésario, elle enregistre abondamment et régulièrement à partir de 1923. Le jour de févier 1923 où Bessie Smith pénètre en studio et reprend le (Down Hearted Blues) d’Alberta Hunter, c’est une révélation. Tout bascule d’un coup avec cette voix de contalto puissante, ce chant d’une profondeur dramatique inouïe, ce pouvoir de persuasion que n’appuie aucun sentimentalisme. Une sorte de beauté pure emplit le pavillon d’enregistrement, saisit le studio et se reproduit sur des centaines de milliers de 78-tours. L’Art vocal afro-américain s’impose réellement ce jour-là, il naît du dépassement de et de la sublimation du combat quotidien de l’homme - et de la femme ! - noir dans l’Amérique blanche.

 

 Les musiciens les plus notoires se disputent l’honneur de l’accompagner : Fletcher Henderson, Louis Armstrong, Coleman Hawkins… Elle paraît sur scène dans de nombreuses revues et vaudevilles et connaît un énorme succès auprès du public noir qui achètera en un an deux millions d’exemplaires de son premier succès, (Down Hearted Blues). Elle sera pendant près de dix ans l’une des chanteuses de blues les plus demandées, bien que son penchant pour les boissons fortes ait sérieusement terni sa réputation. Ses chansons réalistes, mais peu politisées, décrivent très crûment la misère, la souffrance amoureuse et les calamités naturelles dans un style plus déchirant que plaintif, souvent empreint d’un féminisme rageur.

 

 Sous les chapiteaux comme dans les théâtres plus luxueux, sa beauté et son élégance tapageuse, son franc-parler et son instinct bagarreur qui n’épargnent pas les blancs font de son tour de chant un événement local. Malgré sa vie très libre, elle va à l’office chaque dimanche, où qu’elle soit, et les innombrables " preachers " qu’elle y écoute avidement influencent beaucoup ses interprétations profanes.

 

Printemps 1929 : Bessie est dans le Nord, submergée de travail… Début mai, elle est au four et au moulin : sur les planches, où elle répète dans un spectacle destiné à Broadway, et chez Columbia, où elle enregistre plusieurs chansons. Le 14 mai, elle paraît donc à Broadway dans un spectacle intitulé Pansy qui s’avère un désastre : pas une ligne positive dans les critiques de journaux. Le 24 octobre, la bourse de New York connaît une première secousse tellurique, suivie le 29 par un effondrement total qui ébranle les fortunes de Wall Street. La récession qui s’en suit, les changements intervenus dans les goûts du public – qu’elle n’a pas suivi, restant fidèle à son style " real southern " - portèrent un coup fatal à sa destinée musicale. Une dernière séance d’enregistrement, en 1933, sous l’égide du célèbre producteur John Hammond, ne suffit pas à la remettre en selle…. Ainsi, la vedette adulée encore hier restera quatre ans sans graver le moindre disque. Peu à peu, elle descend la pente, se produisant au cours de médiocres spectacles dans des beuglants de bas étages, jusqu’à 25 septembre 1937.