Si
nous avons déjà vu que la frontière entre profane et sacré n'a jamais été
étanche, le cas de Rosetta Nubin est unique dans l'histoire du jazz : la
merveilleuse aisance avec laquelle elle "balance" littéralement entre
les deux dénote plus que de la versatilité, mais une volonté délibérée de
défier les conventions et les tabous. Ce n'est pas sans "casse"
qu'elle devient dans les années 40 la première star du gospel, alors qu'elle
triomphe sur la scène "indigne" de l'Apollo de Harlem. Elle
paiera cette incartade, rejetée par une bonne partie de la communauté très
pieuse qui l'avait portée aux nues, et quittera l'Église pentecôtiste pour
l'Église baptiste, plus accommodante...
Née
le 20 mars 1915 à Cotton Plant, une petite bourgade de l’Arkansas, Rosetta est
formée dès sa plus tendre enfance par sa mère Katie Bell Nubin, qui dirige la
chorale de sa ville natale. Vers six ans, elle apprend le piano et la guitare
tout en continuant à chanter sur les genoux de sa mère qui tient l’harmonium
d’un petit temple de Memphis où la famille s’est installée. A la même époque
(autour de 1921), mère et fille émigrent à Chicago et Katie Bell devient
évangéliste missionnaire rattachée à la 40th Street COGIC. Elle voyage d’église
en église et parcourt les conventions religieuses, emmenant toujours avec elle
la " Little Sister " qui fourbit encore inconsciemment ses
armes de future chanteuse professionnelle. Rosetta obtient son premier succès à
six ans dans une grande église de Chicago. A dix-neuf ans, elle épouse à
Pittsburgh un pasteur nommé Thorpe, diacre de l’Eglise pentecôtiste de
Pittsburgh dont elle adopte le nom qu’elle transformera plus tard en "Tharpe".
Bientôt la mère
(au banjo et à la mandoline), la fille (à la guitare) et le gendre (à
l’ukulele) sont sur les routes et le "string trio" se produit devant
les porches des églises jusqu’en Floride.Qu’advient-il alors du mari ?
Toujours est-il que Rosetta, qui s’est installée à New York vers 1936, va
devenir en 1938 sans doute la première chanteuse de gospel (un genre alors tout
à fait neuf) à se produire dans un night-club, et non des moindres puisqu'elle
est engagée, d'abord avec Cab Calloway, puis avec le danseur Bill
Bojangles Robinson, dans les revues du Cotton Club qui vient de quitter
Harlem pour Broadway.
Rosetta
Tharpe obtient très rapidement une notoriété qui la conduit dans les studios
Decca en octobre 1938. Seule avec sa guitare, elle enregistre quatre pièces
d’un répertoire qui casse la barrière entre le profane et le religieux : Rock me est une composition de Thomas Dorsey, That’s All, adaptation personnelle du Denomination Blues gravé
par Washington Phillips en 1927, est une sorte de "blues sacré"
tandis que My Man and I au contraire serait un
gospel profane ! Quant à la Lonesome Road,
c’est une sorte de " faux gospel " composé et crée en 1927
par le chanteur Gene Austin et bien connu des orchestres de jazz. De quoi donc
brouiller les cartes et rendre la chanteuse insaisissable et irrécupérable par
toutes les parties.
A
peine deux mois plus tard, le 23 décembre, Rosetta est invitée par le critique
John Hammond à participer au concert devenu historique From Spirituals to
Swing où, pour la première fois, l’art musical afro-américain est programmé
sur la scène du Carnegie Hall, le temple new yorkais de la musique classique. Une
nouvelle séance est organisée en janvier 1939 au cours de laquelle six titres
sont mis en boîte. Avec la création de This Train,
le train "propre" qui emmène au Paradis les voyageurs qui partent au
nom de Jesus, thème irrésistible qui deviendra sa signature, elle s’oriente
plus délibérément vers le répertoire sacré, reprenant notamment un
" church song " de Charles A. Tindley, Beams Of Heaven, et avertissant des auditeurs - et
elle-même ? - sur certains dangers en reprenant le traditionnel God Don’t Liket It.
Enfant,
la petite Rosetta chantait I look Down The Line
avec sa maman, elle profite pour le fixer dans la cire. Plus encore que durant
sa première séance, encore un peu timide, son jeu de guitare se déploie
abondamment ; elle improvise ses premiers solos et ses premiers moanings,
murmures en surimpression, et ses accompagnements sont déjà marqués du sceau
bluesy qui restera sa signature. Pendant ce temps, elle demeure à l’affiche du
Cotton Club (elle s’y produira durant trois saisons). Le 29 mars 1939, elle
démarre un nouveau show avec le grand danseur de claquettes Bill "Bojangles"
Robinson ; durant l’été, c’est Andy Kirk et ses Twelve Clouds Of Joy
avec la pianiste Mary Lou Williams qui l’accompagne. A la rentrée, Louis
Armstrong et son orchestre sont en tête d’affiche avec Bill Robinson et
Rosetta fait toujours partie de la distribution. Elle a d’ailleurs les honneurs
du magazine Life durant l’année 1939. On parle d’elle, ce qui n’est pas
pour plaire aux autorités religieuses de Harlem qui n’apprécient guère ses
performances vocales et scéniques et l’intrusion de "l’Eglise"
dans ces lieux de perdition.
Vers
1941, elle se produit à l’Apollo, le grand music-hall noir de Harlem, avec Cab
Calloway et réalise une troisième séance d’enregistrements en solo,
entièrement consacré aux chants religieux avec notamment deux compositions
pré-gospel : le célèbre Stand By Me de
Tidley et End Of My Journey de Lucie Campbell,
ainsi que There Is Something Within’ Me
autrefois élaboré avec sa mère. La puissance vocale et la maîtrise
instrumentale dont Rosetta fait preuve montre avec éclat le travail accompli à
partir d’un double héritage : la tradition expressive du style de l’Eglise
sanctifiée et l’expérience plus neuve mais quotidienne du jazz et des grands
orchestres. Rosetta swingue le gospel ! Elle est engagée par le chef
d’orchestre Lucky Millinder qui dirige alors l’un des big bands les plus
populaires du pays. Plus encore qu’avec Calloway, elle devient réellement
"chanteuse d’orchestre", interpétant un répertoire qui va du blues au
swing sans jamais rompre tout à fait avec le gospel comme en témoigne le genre
des morceaux souvent interprétés. Le premier enregistrement studio de la chanteuse
avec Millinder, en juin 1941, sera un grand succès : Trouble in My Mind, classique du blues interprété de
manière très jazzy avec une très belle partie de guitare éléctrique due à
Trevor Bacon, Rock Daniel, un swinging
spiritual co-composé avec Katie Bell.
Elle
s’échappe parfois de l’orchestre de Lucky Millinder (elle le quittera
définitivement en août 1943) pour se produire en soliste dans les clubs new
yorkais. Elle a aussi l’occasion , pour un autre public, de chanter avec
l’orchestre de Benny Goodman, signe de son immense notoriété. Malgré la
grève des enregistrements qui va paralyser les studios pendant plus de deux
ans, les activités musicales continuent. Pendant une dizaine d’années, Rosetta
sera la plus grande vedette du gospel aux Etats-Unis. A partir de 1947, Rosetta
s’associe avec la chanteuse Marie Knight et se consacre entièrement aux
récitals de chant sacré, mais continue de défrayer la chronique : en 1951, pour
son troisième mariage, elle réunit 25 000 invités payants ! Très populaire
en Europe dans les années 60, elle participera au film d'Hugues Panassié L'Aventure
du jazz. Autant que son style vocal irrésistiblement syncopé et ardent,
c'est son talent de guitariste qui en fait une des figures les plus
communicatives de sa génération.