François Béranger 

 

Je suis né, je mourirai

 

La formule est commode : elle permet de faire la plus courte bio du monde !

 

Cette citation, d'une rédaction d'un élève de primaire, résume en quelle estime je tiens ce qu'on appelle, pompeusement, la bio d'un chanteur.

 

Ça commence mal !

 

Je veux bien que la biographie d'un auteur dont l'oeuvre est conséquente soit un outil de premier ordre. Il n'est pas indifférent de savoir, par exemple, que le beau-père de Beaudelaire, le Commandant Aupick, était une ordure de première classe. L'existence de ce militaire a probablement influencé durablement l'enfance et l'adolescence du petit Charles, puis son oeuvre.

Pour être clair, disons qu'une biographie n'a d'intérêt que si l'oeuvre de l'auteur est signifiante.

 

Mon oeuvre est-elle signifiante ? Je n'en sais rien.

 

Ce que je sais, en revanche, c'est que la bio d'un chanteur doit faire 25 lignes maximum pour être lue en diagonale par des présentateurs pressés, ou des journalistes en mal de copie. Ce qu'on lira ici ne répond pas à cet impératif. Je m'en tiendrai donc, pour les gens pressés, à la citation du début : je suis né, je mourirai

 

AVERTISSEMENT

 

Dans les pages qui suivent on s'étonnera, peut-être, de ne trouver aucune allusion à ma vie privée... Ou si peu. C'est que, justement, elle est privée. Mais qu'on se rassure : j'en ai bien une !

Celles et ceux qui la partagent n'en prendront pas ombrage : ils savent ce que je pense de ceux qui étalent ça au grand jour. Mais sans elles et sans eux, toute cette histoire n'aurait pas existé.

Evidemment.

 

MES JEUNES ANNEES...

 

Béranger est mon vrai nom.

 

Béranger, François, Marie. Mes frères et soeur se prénomment aussi Marie : notre mère a une particulière dévotion pour la Sainte Vierge. Je suis né en 1937. En août, pendant les chaleurs. Par hasard dans un village du Loiret, près de Montargis où mourut Aristide Bruant... Je n'ai pas d'admiration particulière pour le chansonnier montmartrois : l'origine de sa fortune reste un mystère. Le fait est qu'il acheta le château du coin sur le tard et qu'il y finit ses jours en hobereau. Après avoir fait l'essentiel de sa célébrité grâce aux voyous et aux prolos, engueulant les bourgeois venus s'encanailler dans son cabaret. C'est louche. Bref, il fit de belles chansons sur les pauvres. Mais peut-on être un grand artiste et un salaud ? Sans doute, oui.

 

Quant à l'autre, le grand Béranger, ce n'est pas mon parent. Je trouve le personnage sympathique, mais l'oeuvre assez rasoire. Du courage dans les convictions, jusqu'à la prison. Un vrai chansonnier quoi ! Et quelle célébrité de son vivant !

 

Mais, bon, Bruant, Béranger, c'est drôle. (?)

 

Par hasard, disais-je, mon lieu de naissance. J'aurais dû dire nécessité : mes parents mariés un an avant, en plein Front Populaire, n'ont pas de logement (on disait logement chez les pauvres, appartement chez les riches). Mon père travaille chez Renault, à Billancourt. Militant syndicaliste. Sa jeune femme, pendant les grèves, lui passe des sandwichs à travers les grilles. C'est l'époque des dures bagarres et des grands espoirs. Ma maman enceinte et sans logement passe donc les derniers mois de sa grossesse chez ses parents (mécanicien en cycles et couturière). Je ne suis jamais retourné dans ce village mais j'ai écrit une chanson où il est dit que ce doit être bien d'être de quelque part, d'avoir un pays, d'en partir, d'y revenir. Nostalgie des racines. J'ai vécu dans beaucoup de lieux, à la ville, à la campagne. Mais je suis de nulle part.

 

J'ai des souvenirs très précis de ma petite enfance. Mes parents sont étonnés, à qui je raconte des détails infimes de la vie quotidienne. Les premiers congés-payés en vélo; le camping sous la tente fabriquée par ma mère; le vieux chanteur des rues, avec une moustache blanche, qui passait tous les samedis, et dont l'unique répertoire était Le temps des cerises. Je suis un bébé plutôt calme. Pendant que ma mère se tue la santé sur sa machine à coudre Singer à pédale (confection en série payée à la pièce), je joue pendant des heures à sortir du buffet, puis à ranger, le service à café en porcelaine, sans jamais rien casser. Les jouets m'ennuient. D'ailleurs ils sont rares. J'ai toujours préféré les objets qu'on utilise dans leur fonction première. Par exemple une bouteille de porto-pied de lampe ou un vieux pneu transformé en puits, me font braire.

 

On habite Suresnes dans une pièce-cuisine au rez-de-chaussée. De la fenêtre on voit le train de banlieue. Ma mère me prend dans ses bras et on fait au-revoir de la main à mon père qui part à l'usine, dans son train, avec sa musette et sa gamelle.

 

J'aime les trains. Beaucoup moins les banlieues et les villes en général. Mon père mobilisé. L'odeur et le tissus qui pique des uniformes de soldat. Les godasses à clous de l'Armée Française, leur odeur de graisse, et... les bandes molletières ! Ah ! La bande molletière ! Je n'en ai jamais porté, mais elle symbolise pour moi l'inesthétique, l'inutilité, la volonté qu'a l'armée de rendre le troufion ridicule. Comment voulez-vous qu'on gagne un guerre en emmaillotant ainsi les mollets du soldat de ces bandes informes et molles qui glissent, bouchonnent, s'emmêlent et font trébucher.

 

Mon père démobilisé, commence une grande errance, au hasard des activités paternelles. Sans transition on passe d'un logement de prolo à un hôtel particulier de Boulogne, sur les bords de la Seine, où mon père dirige un Centre de Jeunesse. On est aux premières loges pour assister au bombardement des usines Renault par les Anglais. Quel beau feu d'artifice ! La gravité du bilan - 500 morts, 1500 blessés - ne me fait ni chaud ni froid. Je râle car il faut descendre aux abris. Le château mitoyen est la résidence du gouverneur militaire allemand. Perché sur une échelle appuyée au mur, je regarde pendant des heures le défilé des uniformes de l'armée occupante. Ils sont très forts en matière d'uniformes. Ça rutile et ça brille. Dans les rues, autour du château, leurs soldats exécutent des relèves de la garde impeccables, en chantant. Les gens sont très impressionnés par les chants de l'armée allemande : c'est juste et c'est à plusieurs voix.

 

Ma mère chante. Elle est couturière. C'est de famille et de tradition. Elle chante les tubes de l'époque: Eliane Célis, Damia, Fréhel, Trénet, Jean Sablon, Jean Lumière. Mon père chante aussi et fait chanter : dans les Auberges de Jeunesse, dans les mouvements de jeunes en général, on a exhumé la vieille chanson française.

 

Mon enfance est pleine de chansons. Ces dix premières années sont, comme pour beaucoup de gens je suppose, une sorte de paradis perdu dont je n'ai pris conscience que tardivement. La magie de l'enfance... J'ai raconté ça, au travers de quelques souvenirs précis, dans une chanson que personne ne connaît (!) :"Au Paradis Perdu", enregistrée dans la tradition du tango, avec le Sexteto Major de Buenos-Aires.

 

D'autres châteaux encore. A la campagne. Des vaches, des chevaux, des cochons et des poules. Les arbres et les patates qui poussent. La pêche dans les petites rivières. Aucune ville ne m'attirera jamais autant que ça. Dans notre dernière résidence mon père se cache des autorités allemandes. Il appartient à un réseau qui fait passer en Zone Sud (la fameuse Zone Nono!), sous de fausses identités, des enfants juifs échappés à la Rafle du Vel d'Hiv et, plus généralement, aux mesures anti-juives des paltoquets obscènes de Vichy. D'ailleurs on l'arrête un matin. Des nervis en manteau de cuir et chapeau mou, la nuque rasée, l'embarquent dans une Traction Avant Citroën. On le relâche le soir. Il fallait qu'il s'explique sur un point de détail ubuesque : pourquoi n'a-t-il pas fait coudre la francisque de Pétain dans le blanc du drapeau français... Affaire d'Etat! Mes parents ont senti le vent du boulet.

 

Des images-souvenirs à foison : Bichette : la vieille jument réformée de la cavalerie, reconvertie en bête de trait. Je suis le seul à pouvoir encore la monter, sans doute à cause de mon faible poids. Je la sors en douce de l'écurie. Comme elle est grande, je la conduis près d'un mur en ruine pour l'escalader, et nous partons à l'aventure, à la terreur de ma mère. L'extrême douceur de cette bête avec moi, ne refusant aucune fantaisie d'itinéraires, sauf les chemins trop abrupts où, sans doute, je pourrais tomber.

 

La débâcle d'une unité allemande : cachés sous les arbres pendant le jour pour échapper aux avions, ils repartent de nuit, abandonnant tout ce qui les encombre. Au matin, les sous-bois sont jonchés de matériels de toutes sortes : armes, munitions, uniformes, à la grande joie des gamins. C'est l'époque où il faut, quand on en a un, soigneusement cacher son vélo : les Allemands aiment beaucoup les vélos des civils... Les Allemands (les boches...) crèvent de faim. Ils ne sont pas les seuls, mais eux réquisitionnent. En tuant des porcs à coups de fusil, par exemple, sans les saigner aussitôt, ce qui rend la viande immangeable. Maigre consolation pour le métayer lésé qui regarde la scène derrière une haie... Le boche donc, pour améliorer l'ordinaire, pratique aussi la pêche à la grenade dans le canal ou l'étang. Sur les milliers de poissons ainsi tués en une seconde, il prélève quelques kilos et laisse pourrir le reste. Haine des autochtones privés de pêche et de poissons depuis des années.

 

Les premiers hommes noirs (des nègres !) que je vois en vrai sont des soldats de l'Intendance de l'armée US, conduisant d'énormes GMC. Ils éventrent des sacs d'oranges avec leur poignard-baïonnette, et nous en lancent comme on lance une balle au base-ball. Ils rient, mais on trouve cette façon très agressive. Je mange, ainsi, ma première orange et la trouve très amère : j'ignore qu'il faut la peler. Ma mère en pleure... Les amerlocks (ou amerloques ?) mangent beaucoup de corned-beef contenu dans des boites de cinq ou dix kilos. Après ouverture de la boite on trouve dix à quinze centimètres de belle graisse blanche figée, qu'ils jettent aux orties. On va la ramasser pour la cuisine : la première depuis des années. L'alcool est le seul produit qui manque aux hommes noirs (aux hommes blancs aussi, sans doute). Pour s'en procurer ils donnent tout : cigarettes en cartouches, chocolats en plaques, essence en jerrycans, rations individuelles, vêtements militaires. Le pharmacien troque ainsi son stock d'Eau de Cologne rebaptisé gin.

 

L'haleine américaine sent la lavande.

 

L'Amérique c'est la profusion. La surprise. Comme celle de ces vieux fumeurs privés de tabac depuis quatre ans, fumant goulûment les premières Philip-Morris (celles des paquets kakis) et se retrouvant, assommés, le cul dans l'herbe : elles contiennent, parait-il, une dose d'opium. La magie d'une ration individuelle de l'armée américaine... Cette boite à chaussures en carton paraffiné, complètement étanche, et ses multiples enveloppes successives qu'il faut éplucher comme un oignon pour découvrir lentement les trésors qu'elle contient : cigarettes, Nescafé, sucre et  lait en poudre, biscuits vitaminés, et merveille des merveilles, la petite boite ronde contenant l'alcool solidifié pour réchauffer la gamelle... La cruauté des Résistants de la Dernière Heure et leur justice expéditive sur des innocents. Quelques jeunes femmes nues, pitoyables, la tête rasée, poussées en avant par la populace. Mon regard d'enfant sur leur ventre.

 

Assez vite, après avoir vu les gamins et les gamines de mon âge jouer à des jeux bizarres, généralement derrière des haies touffues ou dans les herbes hautes, je joue au docteur avec une cousine. C'est une patiente très patiente et consentante. J'en garde un souvenir de grande chaleur, comme si la fièvre m'avait pris brusquement, accompagnée d'une essoufflante tachycardie.

 

Mais mon premier amour est Marie-Louise R., fille d'amis de mes parents, dont les nattes blondes et les taches de rousseur me font défaillir. Sa petite robe en Vichy. La chaîne d'or à son cou avec une médaille de Sainte Thérèse. Bien sûr, je n'ai jamais osé jouer au docteur avec elle, et elle n'a jamais su ma passion.

 

QUELQUES HUMANITES

LYCEES ET COLLEGES

 

L'ascension sociale de mon père me permet de faire mes humanités. Il en éprouve sans doute plus de fierté que moi, qui ne réalise que bien plus tard - à l'époque où je me confronte au monde ouvrier - quelle chance c'est d'avoir un bagage. D'être instruit. D'avoir en poche quelques armes culturelles, la tête bien faite. Mon père est un autodidacte. On le mit sur le tas à douze ans, après le Certificat. La jeunesse de mon père est un roman de Zola. Sa mère, ouvrière chez Coty à Suresnes, prit ses trois mômes sous son bras et planta là son mari, pour cause d'enfer alcoolique. C'était la Belle Epoque de l'Absinthe.

 

Mon père devint ainsi chef de famille à quinze ans.

 

De 45 à 51 ou 52, il est élu député d'un département où l'a parachuté une grande formation politique. C'est un orateur de talent : il fait vibrer les foules des réunions électorales et réduit ses contradicteurs au silence. Je suis, debout sur ma chaise, un de ses fidèles supporters. Il abandonne la politique quand les alliances qu'on lui propose lui semblent trop puantes. J'ai une grande admiration pour la manière dont il a mené sa vie; pour ses prises de position; pour ses luttes; pour sa dignité, son dévouement; pour la façon dont il s'est élevé tout seul, sans renier quelques idées fortes auxquelles il croit, jusqu'à renoncer à une carrière. Et une grande tendresse aussi. Pendant l'Occupation, les écoles Primaires manquent d'instituteurs. C'est ma mère qui m'apprend à lire assez tôt, vers quatre ou cinq ans, selon la vieille méthode éprouvée. Je lis en quelques mois.

 

La lecture restera ma passion.

 

Plus tard, je fais connaissance avec l'Ecole Primaire où, pour la première fois, je suis confronté à toutes sortes de gamins de tous les milieux : j'en garde un souvenir de violence et de vulgarité, comme plus tard à l'armée. J'ai tendance à comprendre assez vite, et à trouver qu'on pourrait avaler le programme de deux ans en trois trimestres... Pour cette raison je m'installe confortablement dans une honorable moyenne, à égale distance du vedettariat des premiers et de la honte des cancres du classement. J'ai la paix...

 

Le latin, le grec, les langues vivantes, la physique et la chimie, l'histoire et la géographie sont l'ordinaire de ma scolarité, comme celui de tous les fils de bourgeois de l'époque. Ma préférence va à la rédaction d'abord, puis à la dissertation. Je suis moins attiré par les sciences. Les matières artistiques comme le dessin ou la musique me passionnent. Matières, hélas, déjà complètement sacrifiées par l'Enseignement... Me ressouvenant de ces années, je crois que je devins assez bon dans les matières où les profs l'étaient. J'en eus quelques-uns d'excellents. De l'importance de la qualité de l'enseignement et des enseignants... Rencontrant de bons profs de math ou de physique, j'aurais pu faire un ingénieur passable. Les sujets scientifiques me passionnent. Plus tard, je fis un technicien acceptable, quoique nonchalant.

 

En première, dans un lycée à Paris, me vient l'idée saugrenue que l'enseignement est une chose bien fade, sans intérêt, qu'il faut envoyer tout ça aux orties pour se colleter avec la vraie vie. Mes parents en sont tristes, mais respectent mon choix. Ainsi, en septembre 54, je deviens ouvrier chez Renault. Mon père, après ses députations, y est retourné aussi ! Mais cette fois à la Direction Générale, chargé des relations avec les parlements... (en 36, il y était ouvrier-tourneur...). C'est insolite et original de travailler en usine et d'avoir fait du grec et du latin. Les prolos et fils de prolos n'y comprennent pas grand-chose : qu'est-ce que je fous là ? C'est difficile de leur répondre : comment leur expliquer que je veux vivre autre chose, à eux pour qui lycées et universités sont un monde inaccessible. Assez vite je me rends compte qu'on ne se prolétarise pas comme ça, et que la culture, l'enseignement reçus, font une sacrée différence dans l'appréhension du quotidien. Chez des copains de travail intelligents, mais dont les qualités resteront toujours en friche, je découvre l'injustice fondamentale de la naissance, pérennisée par la société.

 

L'usine c'est bien joli, mais ça abrutit vite... On cherche à compenser, naturellement, dans les temps libres. J'habite dans le onzième, à Paris, et je rencontre une bande de mon âge lassée du ronron dogmatique des Mouvements de Jeunesse. Avec eux, issus d'horizons divers - jeunes communistes, scouts de France, inorganisés, orphelins juifs en rupture de ban - on fonde une bande informelle qui se transforme vite en troupe de théâtre-amateur : La Roulotte.

 

Mime, danses folkloriques, marionnettes, chant, théâtre, deviennent l'essentiel de tous nos loisirs. Notre public, nos publics, seront généralement des défavorisés : enfants délinquants, prisonniers, malades dans les hôpitaux, sans doute parce que certains d'entre nous gardent des attaches avec leurs activités antérieures. Je deviens ainsi comédien et chanteur. Je compose mes premières chansons, façon folklo. J'imite Félix Leclerc, le premier avec Stéphane Goldman à chanter avec une guitare. Pendant les vacances d'été on s'organise des voyages en Europe dans un vieux car poussif. On joue la comédie et on chante partout où ça nous chante. C'est la belle vie. Et, ma foi, je me vois bien devenir professionnel... Mais l'Histoire en décide autrement.

 

L'ARMEE - UNE GUERRE QUI NE DIT PAS SON NOM : L'ALGÉRIE

 

Un jour, en 1957, je descends, furieux, les marches de la mairie du 10ème à Paris. Je bouscule un marchand de colifichets qui veut absolument me coller sur la poitrine une cocarde tricolore où on lit "Bon pour le Service". Ça se faisait à l'époque. Les conscrits mettaient un point d'honneur à arborer ces saloperies hors de prix, avant d'écumer tous les bistrots de leur bled en gueulant, avinés, vive la Classe numéro tant, Vive l'Armée, et autres conneries du même panier. C'est que je suis Bon pour le Service. Rien d'original si ce n'est l'époque. On sait d'avance qu'on est promis à l'Algérie.

 

Certains copains ont fini leur service et ont été rappelés. L'angoisse. Certains se couchent devant les trains. (C'est parmi ces rappelés qu'on dénombrera le plus de victimes au combat : les types partaient en opération avec des canettes de bière à la place des munitions...) L'état n'en finit pas de rallonger le Service : pour l'instant c'est 24 mois. Ça passera bientôt à 27 : joyeuse perspective ! Le Conseil de Révision me donne un avant-goût de la chose militaire : devant moi, dans la file des mecs à poil, un polio tient difficilement debout cramponné à ses deux cannes. Il sera réformé, quand même, mais pourquoi cette humiliation ? Je me pose encore des questions naïves...

 

Sursitaire d'un an, je partirai avec la classe 58, en septembre. Avec la Roulotte, on fait une tournée en Grèce pendant les mois d'été 58. Il me vient l'envie, dans les derniers jours du mois d'août, avant de reprendre notre bateau, de disparaître dans la nature somptueuse de ce pays. Pour bagage, j'ai ma guitare et une petite musette en toile avec une chemise et un pantalon de rechange. Et deux bouquins : Naissance de l'Odyssée de Giono ; Le Colosse de Maroussi d'Henry Miller. Deux viatiques pour faire parler les vieilles pierres de l'Antiquité, et comprendre quelque chose à la magie de ce pays. Je parcours la Grèce en stop, hébergé partout chez de inconnus qui vous font fête. C'était comme çà, la Grèce, avant les touristes et les programmes immobiliers. (J'appris plus tard que les prisons étaient pleines - déjà - de prisonniers politiques, généralement communistes, vaincus de la guerre civile toute récente... ) Pourquoi ne pas rester? J'imagine ce qui m'attend au retour.

 

Le 2 Septembre 58, la tête pleine de soleil et de regrets, je poireaute à la Caserne Charras à Courbevoie, haut lieu de rassemblement des appelés. Ça pue. C'est sordide de saleté et de vieillerie.

 

Je suis affecté à Berlin... Et affecté tout court! Mais beaucoup partent directement en Algérie. Les berlinois espèrent que... peut-être... qui sait... on les oubliera là-bas. En attendant, les colonnes de civils qui deviennent militaires ressemblent vraiment à des déportés. Ça commence par 36 heures de train spécial; la traversée, au pas, de l'Allemagne de l'Est, rideaux baissés; l'arrivée à Berlin, dans l'ancienne caserne de l'état-major de Goering; les hurlements de juteux alcolos en guise d'accueil; ces fringues ridicules; tout le système parfaitement rodé pour transformer des premiers communiants en matricules abrutis. Je ne force pas le trait. C'est la réalité prosaïque.

 

Je commence à comprendre... qu'il y a quelque chose de pourri dans le royaume. Rien par la suite ne viendra contredire ce constat. Sauf les amis, les amours et les passions qui jalonnent la vie. Berlin est une île occidentale au milieu de la RDA. La vitrine artificielle du clinquant et de la réussite économique de l'Ouest. Au-delà de la frontière barbelée commence le Mal, le froid, le mystère, la sourde menace Rouge. On côtoie les anglais et les américains. Concerts, opéras, manifestations de prestige, musées, expositions. Toutes mes perms y passent. Sans l'absurde quotidien militaire, ce serait la belle vie.

 

"C'est la vie de château Pourvu que ça dure !" nous font gueuler les sous-offs en nous faisant faire des pompes... On oublie assez volontiers ce qui nous attend dans quelques mois. On n'y pense pas. On veut pas le savoir ! Les appelés à Berlin y restent un an avant de partir en Algérie. Il est d'usage que le départ en Algérie soit précédé d'une permission de 15 jours dans la famille. Sur le quai de la gare de Tempelhof, d'où partent les trains pour la France, arrive la Police Militaire. On m'embarque comme un malfaiteur. Je me retrouve au gnouf, la tête rasée : il manque un caleçon long et une liquette dans le paquetage que j'ai rendu. Je passe une semaine à la prison militaire de Berlin. Une semaine au trou quand je devrais être en perm... la première depuis un an... mon moral est au beau fixe!

 

Je hais vraiment tous ces cons!

 

Avec le recul ces misères semblent dérisoires. Mais imaginez l'époque : des petits jeunes gens bien propres et bien sages, la tête remplie de vertus civiques, pas informés de ce qui les attend, pas politisés ( à quelques rares exceptions ), ballottés comme des sacs, réceptacles paranoïaques de toutes

les rumeurs, réalisant peu à peu que tout ce qu'ils ont appris n'est que mensonge, que ce qui les attend sera probablement terrible. Mais personne ne parle de guerre. L'appellation officielle de la guerre d'Algérie est "Opération de Maintien de l'Ordre"...

 

On sait pourtant par des copains de quartier ou d'usine, déjà revenus, qu'il y a des combats, des embuscades, des blessés et des morts. On a envie d'y être, une bonne fois, pour SAVOIR; pour que cessent l'attente et le mystère.

 

Et un beau jour on y est !

 

Après le passage obligé par le camp de transit de Marseille, foutoir immonde comme tous les camps de transit, ceinturé de miradors et d'enceintes électrifiées. Après le passage de la mer sur les bateaux de ligne, 2.000 à 3.000 trouffions entassés dans les cales. Mauvaise météo... Les dégueulis, comme une immense mare, roulent d'un bord sur l'autre... Interdit de monter sur le pont. Pourtant c'est beau l'arrivée en Afrique. Les couleurs, les odeurs, les silhouettes nouvelles. Au camp de transit d'Oran, encore un, on reçoit son affectation. Un nom de bled inconnu. On essaie de faire parler les chauffeurs. Des anciens, désabusés, qui traînent leurs pataugas comme des vieux. Qui n'ont pas beaucoup envie de parler... Finalement, on fera un bout de chemin en train. Sur la voie parallèle à la nôtre se gare un train sanitaire avec des blessés sérieux : gueules cassées, amputés. Certains agitent leurs moignons pour nous saluer. Ils ont l'air content de repartir. Pour eux, c'est fini. Ambiance dans notre convoi...Certains subiront leur baptême du feu au cours du voyage vers leur affectation : convois attaqués; embuscades;

beaucoup de pertes dans les rangs des appelés mal entraînés.

 

On s'en doute, mes 19 mois d'Algérie sont interminables. Jamais le temps ne fût si paresseux, si immobile. Un seul intermède heureux vient rompre cette monotonie mortelle : la permission d'aller me marier en métropole. J'ai connu Martine en Grèce, avant le départ à l'armée. Elle me suit en Algérie après notre mariage et s'installe à Oran. Je peux la voir, brièvement, de temps à autre. Elle repart après quelques mois. Elle attend notre premier enfant. Notre Lune de Miel s'est déroulée sous le signe de l'absence et des angoisses .. Je suis perché dans une casemate fortifiée, sur une hauteur (sur un piton , selon l'appellation officielle), chargé des transmissions militaires, essayant vainement de faire marcher des postes qui ne fonctionnent jamais, passant les messages "secrets" par le téléphone civil, pour être sûr qu'ils arrivent. Sur les lignes civiles les mecs du FLN posent des bretelles - des écoutes - et on établit avec eux des dialogues injurieux. Autour de la casemate, barbelés, miradors, zones minées où, la nuit, viennent exploser les ânes et les chiens du voisinage, réveillant en sursaut les sentinelles des tours, censées ne pas dormir; pour justifier la consigne, elles ripostent aux explosions par des tirs nourris de mitrailleuses lourdes. Nuits agitées, sommeil rendu plus fragile encore par les puces et les punaises qui font partie du paquetage militaire en Afrique.

 

Cependant, par mes fonctions, j'échappe à la routine du cantonnement, situé dans le village en contrebas. Je suis assez tranquille pour dévorer 3 kg de livres par semaine. (C'est le poids d'une boite à chaussures remplie de livres. Le poids des colis que la famille peut envoyer gratis, en Franchise Militaire, à son soldat. Je préfère les livres aux saucissons qui, de toute façon, arrivent avariés au destinataire.)

 

Notre région est plutôt calme, car pacifiée quelques mois avant par la Légion. Reste une poignée de fellagas imprenables, planqués dans les douars alentour qui, finalement, se rendront, démoralisés par leur solitude, pour être aussitôt torturés. Certains à mort. Après avoir crû à "la Paix des Braves" qu'on leur proposait... Je suis assez peinard... enfin... pas trop quand même. Avec cette menace sourde qui plane sur un pays en guerre. La peur de tout et de rien. Une explosion. Un coup de feu isolé. Un cri. Une ombre. Le mauvais sommeil. La mauvaise bouffe qui, avec l'angoisse, vous démolit le bide pour longtemps. Des blessés qui passent en camion. Des hommes torturés toute la nuit, qu'on emmène pisser, au petit matin, en les soutenant. Je m'échappe dans l'imaginaire des livres.

 

Bien sûr, la torture. Omniprésente.

 

Institutionnalisée. Pratiquée systématiquement à grande échelle. Jusque sur des enfants. C'est l'affaire de "spécialistes", mais tout le monde est au courant. Ceux qui sont contre ne la ramènent pas, par crainte de représailles qui sont nombreuses et variées dans la vie militaire (corvées supplémentaires, affectation dans un poste dangereux, brimades). Beaucoup y sont favorables. Je parle des appelés. Ça fait partie de l'arsenal de la guerre subversive.

 

C'est la guerre, quoi!

 

Parfois, par un besoin bizarre de justification, les services de renseignements font circuler des photos des exactions rebelles. On y voit, par exemple, un vieux couple de paysans pieds-noirs sagement couché dans son lit. Quand on y regarde mieux on voit qu'ils sont entièrement dépecés. Ou telle autre photo avec, en gros plan, des soldats français morts, le sexe coupé dans la bouche. Ça produit son effet sur la troupe.

 

Mais quand les cris interminables des hommes torturés s'échappent des caves du Quartier Général, les sourires sont jaunes, les cuites plus nombreuses au mess de la troupe. Et quand on apprend, un matin, que le bourreau en chef, boucher de son état, sous-officier d'active, est mort d'une décharge de chevrotines à bout portant dans la tête, la chambrée applaudit... On n'a pas retrouvé la tête.

 

Dés mon arrivée en Algérie, en Septembre 59, tout le monde sait qu'elle deviendra indépendante. Inéluctablement. Militaires comme civils. Les premiers ont gagné la guerre - stricto sensu - sur le terrain, à coups de combats, de ratissages, de quadrillages, de regroupements de populations, au prix d'un million de morts (un million de musulmans et 30.000 européens, dit-on...). La revanche de l'Indo? Les seconds n'y croient plus vraiment et s'accrochent à des espoirs chimériques, avant la grande fuite en catastrophe, précédée par la période du terrorisme abject de l'OAS. Triste fin. Après coup, les historiens ont démontré que l'Algérie était le parfait exemple d'occasions perdues. (Avant 1950 les musulmans ne revendiquaient que... la citoyenneté française!) Pays riche et passionnant, soumis à l'arbitraire politique et économique d'une poignée de gros colons, déterminés, génération après génération, à faire échouer toutes les réformes, à cantonner les arabes dans le rôle d'esclaves bon marché. Egoïsme et imbécillité des riches, dont les capitaux, bien avant la fin, ont fui vers des cieux plus juteux.

 

J'ai connu des pieds-noirs libéraux - artisans, commerçants, fonctionnaires - qui voulaient que ça  change pour retrouver la paix et continuer à vivre dans ce pays qui était leur. Certains sont morts de leurs convictions, beaucoup ont connu les plastiquages et la terreur. Aussi me suis-je souvent échauffé quand, de retour en France, on me demandait de décrire le pied-noir comme le sale colon qui fait suer le burnous, de conformer mon récit au manichéisme de gauche. Si toute ma sympathie allait aux algériens et à leur espoir d'indépendance, je savais aussi l'inextricable déchirement des pieds-noirs.

 

Une Histoire sans générosité finit toujours en conflits sanglants. Mais l'Histoire est ce que les hommes en font. Est-elle jamais généreuse ? Depuis 35 ans je constate tristement que rien - ou si peu - n'a évolué. Que le monde reste invariablement soumis aux règles du profit, de l'exploitation, du racisme, en un mot à l'imbécillité la plus crasse.

 

Pour les torturés, la peur, la honte, les morts, les blessés.

Pour la tête pulvérisée du bourreau.

Pour le mensonge généralisé.

Pour l'inutilité absurde de cette guerre.

Pour le racisme rampant ou affiché.

Pour l'imbibition alcoolique des sous-offs anciens d'Indochine.

Pour tant d'années et de jeunesse perdues.

Pour les illusions définitivement envolées.

Pour m'avoir ouvert les yeux sur la réalité du monde.

Pour tout ça, finalement, merci à l'armée!

 

Cependant je rapporte dans mon sac d'autres images qui ne sont ni de mort, ni de peur, ni d'ennui. La gentillesse des gens. Malgré tout! Les petites filles arabes qui vont puiser l'eau, chargées comme des baudets. Le courage des femmes qui assurent la continuité de la vie dans les douars sans hommes. Et les couleurs de l'Afrique, où je retournerai souvent plus tard pour retrouver, intactes, la chaleur, l'hospitalité et la dignité.

 

LE RETOUR

 

Dans le marais du temps immobile, pétrifié, le grand jour arrive... après 28 mois. Au lieu de la joyeuse excitation, si souvent imaginée, on est vide, sans réaction, lessivé de tout souvenir, comme vieux. Apathiques, dans l'ultime convoi de camions qui nous ramène à Oran pour l'inévitable camp de transit. Endormis et mornes, les 3.000 libérables entassés pour 36 heures sur le Ville d'Alger, qui regardent sans la voir s'éloigner la vieille ville espagnole. Malades - du mal de mer - la plupart des soldats. Du mal de mer et du reste.

 

J'ai plusieurs copains blessés ou convalescents qui voyagent en Première Classe. Je me faufile chez eux: j'éviterai au moins l'ambiance nauséeuse des fonds de cale. A Marseille, sur les quais, des gendarmes prétendent nous faire aligner en rangs par quatre pour aller jusqu'aux trains spéciaux garés

dans la Gare Maritime. C'est une explosion de colère brutale, inattendue. Les libérables bombardent les cognes des ponts du bateau avec leurs sacs à paquetage (ça pèse 25 à 30 kilos ...) L'incident nous rend joyeux. La spontanéité de la réaction à l'ultime connerie militaire réveille tout le monde. Les gendarmes s'éclipsent. L'armée française nous a donné en souvenir un beau diplôme : il atteste que je suis décoré de la médaille commémorative d'Algérie. Je le déchire en confettis.

 

On est déjà dans la peau de celui qu'on doit pas faire chier. Parce qu'il en a chié. Les mots du vocabulaire militaire sont limités : chier est un de ses fleurons. Avec mon ami François-Xavier, le séminariste, on s'échappe du port pour nous offrir un luxe : prendre un avion à nos frais, qui nous ramènera en quelques heures à Paris. Où nous arrivons complètement saouls, après avoir goûté sans retenue toutes les jolies petites bouteilles des repas d'avion (à l'époque, les boissons étaient à volonté). Nos familles, à l'aéroport, sont consternées de voir débarquer deux poivrots !

 

Mais enfin on est là. On est rentrés. Et c'est Noël.

 

Je suis épuisé, amaigri, irascible, mutique. Ma fille Emmanuelle naît quelque jours après. Elle est très mignonne. C'est la plus belle de la clinique. Mais je ne comprends pas ce qui m'arrive ... L'attente de sa venue puis les visites quotidiennes me sont pénibles physiquement. Je dors toute la journée sur le lit de ma femme. Je voudrais faire bonne figure, mais je suis vidé. On a fait de moi une sorte de zombie qui ne jouit plus des bonnes choses.

 

La réinsertion va être dure !

 

C'est d'abord renouer avec les siens. Essayer. S'apercevoir qu'aucun récit ne peut traduire la réalité de ce qu'on a vécu. Qu'on vous écoute avec gentillesse ou commisération, et voilà tout. Que cette page d'histoire écrite par toute une génération de jeunes français n'est pas perçue comme une guerre, mais

comme une vague expédition lointaine et exotique. J'ai compris, à cette époque, pourquoi les anciens combattants se réunissent et se racontent : personne ne peut imaginer la réalité d'une guerre sans

l'avoir vécue. Alors on enfouit. On occulte. Sans savoir que ce pseudo-oubli va vous empoisonner pour longtemps.

 

La réinsertion c'est retourner dans son entreprise sans grande conviction.

 

S'y emmerder très vite. Faire la vie dure aux chefs en agissant comme des caractériels. Chez Renault, je dépends d'un service d'orientation qui doit caser au mieux les employés au retour de l'armée. Tout le monde est compréhensif. Beaucoup de collègues sont dans mon cas : anciens d'Algérie, employés à problèmes. La hiérarchie ne sait comment composer avec nous : absentéisme, comportements irrationnels, refus de l'autorité. Mais qu'on nous fasse pas chier ! Voilà le mot d'ordre.

 

Je circule pendant un an dans différents ateliers, services, départements, sans me fixer nulle part. J'imagine mal passer ma vie à construire des bagnoles. On me suggère amicalement de toute part que... peut-être... je devrais... chercher ma voie ailleurs. J'en suis convaincu. Le cinéma me passionne. Le père de ma femme, Olivier Hussenot, me présente à des amis. Je débute comme assistant avec un réalisateur de courts métrages d'animation. Une autre vie commence.

 

LE COURT METRAGE

LE SERVICE DE LA RECHERCHE

BREVES INCURSIONS DANS L'ACTUALITE ET LES MAGAZINES

 

Le court métrage de commande était, avant l'exclusivité de la vidéo, un secteur très actif du cinéma. Les grandes entreprises publiques et privées, les Pouvoirs Publics, rendaient prospères par leurs commandes un grand nombre de sociétés de production. C'est là que je fis mes classes, dans de petites équipes où il fallait participer à tout : écriture des scénarios, découpages, budgets, préparations, plannings, régie, prises de vue, éclairage, mise en scène, contacts avec les labos, montage. C'était une école pratique de premier ordre où il fallait à la fois satisfaire un client (le faire accoucher de ce qu'il voulait dire, expliciter son activité, s'accorder à sa vision des choses ou la faire évoluer) et nos propres

ambitions esthétiques. Les conflits qui naissaient de cette dualité étaient enrichissants : quoi dire et comment le dire. Il y a, dans la cinémathèque des courts métrages de commande, beaucoup de chefs d'oeuvre.

 

Je participais ainsi à des sujets aussi divers que l'énergie Atomique, le Dépeuplement des Campagnes, le Crédit Agricole, l'Accouchement sans Douleur, l'Opération à coeur ouvert; les études sur le Sommeil, la Culture Intensive de la Betterave, etc ...

 

C'est après cette formation pratique que je suis engagé au Service de la Recherche de l'ORTF, dans la section Image. Pierre Schaeffer, son directeur, est une figure de premier plan dans l'histoire de la radio, de la télévision et de la musique contemporaine. C'est l'Honnête Homme du 18ème siècle, pourvu d'une culture quasi universelle, à la fois ingénieur, artiste, écrivain, novateur, doué d'une faculté d'analyse critique qui nous fait trembler. Fondateur du Club d'Essai pendant l'Occupation, on dit de lui qu'il inventa la radio et ses formes d'expression. La dramatique, les plans sonores, la mise en onde en général sont des inventions qu'il normalisa sinon inventa. La radio d'aujourd'hui, dans sa pauvreté expressive, fait pâle figure quand on la compare aux riches foisonnements d'avant. (Ah! Une dramatique comme les Maîtres du Mystère pour laquelle la France entière cessait de respirer un soir par semaine ...)

 

Avec Schaeffer il fallait penser. S'interroger sur le fond et la forme. Ne pas jouer avec des machines pour ne rien dire. Quelle est la substance de votre projet ? disait-il. La moindre hésitation vous renvoyait à la case départ. Le miracle du Service de la Recherche est qu'il fonctionna pendant 25 ans, avec des budgets conséquents, reconduits de haute lutte chaque année, à contre-courant de la tendance des médias évoluant vers la rentabilité, la recherche de l'audience à tout prix, le nivellement par le bas, la perte de qualité et de notion de Service Public.

 

Schaeffer avait une certaine idée du Service Public, comme un autre avait une certaine idée de la France. C'était l'intelligence et l'imagination au pouvoir. D'un abord plutôt glacial, bougon, la pipe à la bouche, d'un humour tranchant dans ses meilleurs jours, Schaeffer vous apprenait tout. L'exercice du dialogue avec lui était périlleux, déstabilisant. Les conflits et les ruptures monnaie courante. La remise en question de tout était l'ordre du jour permanent. La stabilité considérée comme facteur d'assoupissement. Aussi, l'organigramme de son service était-il régulièrement bouleversé. Cette mobilité dans les fonctions me permet ainsi d'être successivement régisseur, chef de production, réalisateur, producteur d'une émission de variétés expérimentale, dans un brassage ininterrompu de cinéastes, musiciens, peintres, et sculpteurs. C'est l'une des deux périodes les plus formatrices de ma vie. (L'autre est l'expérience de la scène et du public). Après quatre ans dans ce shaker tumultueux, et un conflit plus inattendu qu'à l'habitude, je démissionne pour aller voir ailleurs. Il était sain, parfois, de quitter le Service...

 

Mais Schaeffer, tout paterfamilias tyrannique qu'il fût, ou à cause de cela, n'aimait pas qu'on le quitte. Et il me sembla - mais sûrement était-ce l'effet d'un sentimentalisme déplacé - qu'il me vit partir avec regret... Le chômage, à l'époque, était une notion qu'on croyait historique... On se recasait, avec quelques relations dans le milieu, sans difficulté. Je deviens ainsi chargé de production dans un magazine mensuel d'information de la jeune Deuxième Chaîne : Caméra 3 de Philippe Labro et Henri de Turenne.

 

Nouvelle expérience passionnante : la pratique de l'information à la télévision; le plateau de direct, une fois par mois, pendant trois heures, sans filet. La tension nerveuse comme je la connaîtrai plus tard devant un public. Puis je pars réaliser quelques sujets pour un magazine culturel sur la même chaîne : Le Nouveau Dimanche. Ma manière non conventionnelle, voire irrévérencieuse, de traiter les sujets artistiques me fait repasser la porte assez vite...

 

Mais quelle importance... c'est Mai 68 !

 

MAI 68

 

Je n'aime pas les jeunes ou les vieux crétins qui parlent des soixante huitards.

D'autant qu'ils ajoutent souvent : attardés...

Chez les jeunes, l'emploi de ce terme méprisant trahit une rancoeur : celle de n'avoir pas vécu le truc. D'être né après. Ou d'avoir entendu leurs parents ou leur grand frère radoter comme les anciens combattants, sur des exploits imaginaires. Chez les plus âgés, c'est l'aveu qu'ils sont restés chez eux, par trouille de la rue. Ou qu'ils étaient carrément contre.

 

J'aurais plutôt de la sympathie pour le soixante-huitard, malgré le ridicule de son look : jeans sales, cheveux longs et gras. Il exprime souvent de vieux rêves utopiques qui aident à vivre. Il continue à ne pas croire aux merveilleux modèles de sociétés que le Monde nous offre aujourd'hui. Et il a bien raison.

Mais la race est éteinte jusqu'au prochain ras-le-bol. La plupart des vrais soixante-huitards ont rangé leurs rêves dans leur poche et leur mouchoir dessus. C'est bien triste. Certains se sont suicidés ou sont devenus dingues. C'est respectable. Une minorité d'entre eux a embrassé les idéaux (si l'on peut dire) combattus becs et ongles pendant quelques années. Les plus radicaux des maoïstes sont devenus de respectables et efficaces chefs d'entreprise, soucieux de leur réussite, puisque, n'est-ce pas, nous sommes condamnés, dans cette société, à réussir ou à crever. Ils ont trahi leurs idées, et surtout leur jeunesse.

 

Serge July est le plus célèbre d'entre eux. On dit que la physionomie d'un homme de cinquante ans ne peut mentir sur ce qu'il est vraiment. Celui-là, dans son costard gris boudinant sa bedaine d'amateur de bonne bouffe, fumant le cigare, l'expression satisfaite et suffisante sous son brushing au rasoir, a vraiment tout pour plaire. (La première fois que je vis le personnage, en 70, il se planquait des flics chez un ami commun, et prêchait sentencieusement sur les écrits Militaires de MaoDzéDung... Quel chemin parcouru!) July minaudant avec Michèle Cotta, sur la chaîne de Bouygues, quels grands moments de rigolade!  C'est un de nos grands patrons de presse. Un maître à penser. Tout le monde lit Libé. Pas moi.

 

J'ai connu, évidemment, Libé à ses débuts. J'ai même bien connu son papa qui s'appelait La Cause du Peuple. En 1970, le fait semble incroyable aujourd'hui, quand les flics vous arrêtaient avec une douzaine de Cause du Peuple dans votre voiture, ils vous mettaient en taule : vous étiez un dangereux mao. J'ai fait beaucoup de soutien pour Libé ancienne formule (du temps de Sartre et un peu après) quand il fallait mobiliser les militants de la France entière pour que le canard continue. Ça se passait sous un grand chapiteau Porte de Pantin. Ambiance et ferveur. Le fric rentrait. Le journal survivait. (La vérité oblige à dire que ces grands galas de soutien m'ont permis de toucher, en quelques concerts, un public venu de toute la France, et de décoller véritablement.) Plus tard, dans la logique des journaux à capitaux, Libé laisse tomber ses idées d'origine pour flatter les tendances à la mode.

 

"Les canards barbotent dans les eaux de vidange"

Après tout, c'était bien son droit, mais j'explosais par deux fois : la première quand un rédacteur anonyme annonça mes concerts en province avec des commentaires du genre : Béranger chante encore à tel endroit, ou : pourquoi ce vieux machin, Béranger, chante-t-il encore... (Les organisateurs de mes concerts étaient souvent des associations sans moyens financiers, qui se défonçaient bénévolement et que ce genre de plaisanteries démoralisaient); la seconde, quand ma modeste mais indépendante maison de production, asphyxiée financièrement par les multinationales, demanda à July de parler de nos problèmes. Libé publiait alors une série de papiers dithyrambiques sur les jeunes loups à la tête des grandes boites de disques... On nous répondit qu'on n'était pas dans la tendance ! Il fallut plusieurs mois pour que ma réponse fut publiée.

 

On m'excusera pour ce moment d'aigreur : il y a un style de trahison qui laisse ma mémoire intacte.

 

Mais revenons à Mai 68 : c'est plus gai! Ça baigne dans le bonheur : celui de la spontanéité délirante, quand tous les blocages et les interdits semblent effacés. Mai 68, ce ne sont pas les barricades et les simulacres de guerre civile, les petits jeux puérils auxquels se livrent, déjà, certains groupuscules, avec leur vocabulaire hermétique, leur goût du secret et du complot. Ces trois semaines - seulement! - imprévisibles ont impressionné le monde entier. On réalise que la plus puissante machine d'état peut être mise en échec par une bande de galopins; que tout peut être dit, contesté, aboli; que les partis, les syndicats, les groupes de pression n'existent que parce qu'on les tolère, par habitude; qu'on pourrait vraiment changer la vie, les institutions; qu'une fois la mèche allumée le feu se propage dans tous les secteurs et met en lumière des ras-le-bol partout. Mais qu'il faudrait, bien sûr, après l'explosion première, se structurer, s'organiser, pour bouleverser durablement un vieux pays comme la France; qu'il n'y a pas d'évolution ou de révolution qui puisse faire table rase de l'histoire, des moeurs, de la culture. Je me suis frotté avec les purs et durs de toutes tendances, et dieu sait s'il y en avait des tendances : des maoïstes aux marxistes-léninistes en passant par les trotskistes, les stals, les révisos. Il est vrai qu'à 31 ans, j'étais déjà un vieux, que mon histoire était plus remplie que la leur.

 

Mais j'avais du mal à admettre qu'on traite tous les vieux de bourgeois, ou tous les CRS de SS; que toute discussion fasse référence à des idéologies venues d'ailleurs qui, après tout, étaient loin d'avoir fait leurs preuves; qu'il était absurde de vouloir abattre un système pour le remplacer aussitôt par un

nouveau plus contraignant. Mais il y a la rue, les inconnus à qui parler sans retenue, les inconnues plus du

tout effarouchées, la visite quotidienne à l'école des Beaux-Arts pour faire le plein d'affiches à coller dans son quartier. Et partout quelle ébullition!

 

Je vois un soir, au Quartier Latin, une douzaine de jeunes composer une chanson collective, l'écrire à la craie sur un mur et faire chanter les passants. Je sors du grenier ma vieille guitare de la Roulotte, et j'entreprends d'écrire, à nouveau, des chansons. Les brillants analystes prétendent qu'une explosion comme celle de 68 ne peut se produire que dans des sociétés sans problème. Quel dommage qu'ils aient raison! Quel beau feu d'artifice on pourrait faire avec 3 ou 4 millions de chômeurs, 500.000 mal logés, des socialistes qui font la politique de la droite ! Mais les vrais problèmes rendent les gens frileux, hésitants. Chacun se replie sur soi, doutant - c'est humain - de la collectivité qui exclut, des politiques qui trompent le monde. Repli sur soi. Solution individuelle. La Crise rend égoïstes riches et pauvres. Les premiers, accrochés à leurs privilèges, serrent leurs griffes plus convulsivement que jamais. Les seconds agitent désespérément leurs membres pour garder la tête hors de l'eau.

 

Chacun pour soi.

 

A l'évidence - quelle banalité - les solutions ne sont que collectives. Que faire (!) pour qu'un pays aussi riche que le nôtre résorbe son chômage? Changer la vie, le travail, la répartition des richesses. Avant tout, nos façons de penser, nos structures mentales.

 

Alors, la révolution ? Voire...

 

En 1982, un an après la victoire de la Gauche, je pose, en chantant, la question : Le vrai Changement c'est quand ? (ça ne plût guère aux décideurs-dinosaures...) Douze ans après, je m'interroge encore, avec plus de colère. Je n'ai pas oublié que les socialistes vinrent au pouvoir sur les ailes d'une magnifique idée : LE CHANGEMENT, et qu'ils ne cessent depuis, avec une obstination qui confine à la pathologie, de la pervertir, d'en faire un slogan vide de sens.

 

Il y a un type de trahison qui laisse ma mémoire intacte... (voir plus haut) Alors, Béranger, déçu du socialisme? - Non, je n'ai jamais cru au socialisme à la française. Un soir de 81 beaucoup sortirent dans la rue, la mine réjouie, des bouteilles de champagne à la main. Je ne participais pas à la fête. Je pensais à Louise Michel et à son pouvoir est maudit... Il y avait eu des signes avant-coureurs : l'OPA du candidat Mitterand, politicien de métier, sur le PS; la carrière du nouveau président depuis 1945, à droite dans son département, à gauche au Parlement; et qui était donc ce ministre de l'Intérieur, pendant la guerre d'Algérie, qui fit guillotiner les prisonniers politiques... Quel curieux socialiste!

 

Pour un politicien habile un parti est comme un train qu'on peut prendre en marche, pourvu qu'il aille dans le bon sens, c'est-à-dire au pouvoir. Et puis, ce soir-là, il y eût un énorme orage comme un avertissement du ciel! Ma prophétie personnelle était loin du compte : je n'imaginais pas que le cirque socialiste se transformerait en une vaste parodie régalienne avec Roi, courtisans et sujets, politique de prestige, flagorneries extrêmes. Mais la peine de mort ?... Oui, la peine de mort abolie... quand même!

En écrivant ces lignes, je trouve ce constat : "En définitive, ni par son origine sociale et professionnelle, ni par son comportement politique, l'élite, rose, qui a occupé le pouvoir pendant dix ans, ne s'est différenciée de celle qui l'a précédée. Plus soucieuse de s'intégrer à la classe dominante que de la combattre, de se couler dans le moule d'un pouvoir autocratique que d'en modifier les règles du jeu, de fermer la porte derrière elle que de la laisser entrebâillé aux milieux populaires, elle aura peu contribué à dénouer les rigidités de la société française, où la démocratie reste le gouvernement de tous, par et pour quelques-uns.(...) Pour la Droite qui s'apprête à revenir aux affaires, c'est l'occasion de tenter d'extirper de la conscience collective jusqu'à l'idée même du changement social et d'une alternative à la norme politique dominante en Occident. Il reviendra à d'autres de reprendre demain les valeurs de la gauche et de se demander pourquoi ils ont été si peu nombreux à résister." (Christian De Brie, Le Monde Diplomatique, Février 93)

 

En 68, donc, je ressortis ma vieille guitare pour faire des chansons. En route vers Prague, deux mois après, je rencontrais des chars russes à Bratislava : le socialisme à visage humain et le Printemps de Prague avaient vécu. Quelques illusions aussi. A la fin de l'été 68 je retournais en Algérie. Huit ans après ma guerre j'éprouvais, en débarquant à Alger, l'émotion que doit ressentir un émigré qui revient au pays... Mai 68, la Tchécoslovaquie, l'Algérie retrouvée, que faut-il de plus pour avoir envie d'écrire et de chanter ses chansons...

 

FAIRE CARRIERE DANS LA CHANSON ? - VOUS PLAISANTEZ !

 

Fin 68, avec six amis, nous créons une société d'étude et de réalisation en relations publiques. L'ère du conseil en ceci, en cela, en n'importe quoi, commence. L'économie est florissante. Le secteur tertiaire aussi. Nous pensons que la remise en question, l'originalité, peuvent s'appliquer à ce secteur d'activités. On est en plein dans la mouvance de 68. Les pouvoirs publics, les grandes entreprises, pas particulièrement révolutionnaires dans leur essence, ont néanmoins le soucis de donner d'eux une image nouvelle, dépoussiérée. Sans grand risque, bien sûr, puisque la réaction à Mai 68 a été puissante, et que l'Ordre règne à nouveau.

 

Par exemple, une Ville Nouvelle nous demande conseil sur la conception et la réalisation des futurs équipements culturels. L'esprit de notre projet est qu'il faut donner le pouvoir aux gens, éviter le dirigisme, etc... Notre projet est jugé brillant, intelligent et... soigneusement enterré au fond d'un tiroir. On nous demande, en fait, de voiler l'ordre établi d'un simulacre de nouveauté. D'intervenir sur l'image et pas sur les structures. L'emplâtre sur une jambe de bois. Mon rôle dans ce groupe est d'avoir des idées délirantes, d'animer les séances de brainstorming que nous pratiquons beaucoup. Au fil des mois mon enthousiasme s'émousse : le client a toujours raison puisqu'il paie, fut-il le plus réac ou le plus idiot.

 

Avec ma vieille guitare j'ai enregistré une douzaine de chansons sur un minicassette. Je les fais entendre à mes associés. Ces chansons, je les ai faites et enregistrées sans idée préconçue, comme ça, par urgence personnelle. Un de mes collègues, à mon insu, transmet cette cassette à une directrice artistique chez CBS. On me convoque. On me demande si ça m'amuserait de signer un contrat de cinq ans pour enregistrer des disques. Tiens! Pourquoi pas? Je signe. CBS (multinationale US) et son patron ne sont pas précisément des révolutionnaires... Mais la logique commerciale veut qu'on tente de récupérer toutes les tendances à la mode. J'en suis une. En avant ! Mon premier 45t voit le jour avec une seule chanson : Tranche de Vie. Pour écouter la chanson entière il faut retourner le disque : la fin est sur la face B. Le pari commercial de CBS est juste : Tranche de Vie, pour l'époque, est une chanson originale dans la forme et dans le fond. Et le chanteur n'en est pas un! Ça amuse les programmateurs : je rentre dans les play-lists. Un certain public, frustré de son explosion soixante-huitarde, suit le mouvement et achète le disque. Dans la dynamique de ce premier succès CBS me fait enregistrer un premier 30cm qui, lui aussi, marche bien.

 

Ainsi devient-on chanteur...

 

La pochette de cet album est un collage de Martine Hussenot qui résume assez bien l'esprit de l'époque : Lénine statufié soutient d'un doigt nonchalant le logo de la multinationale CBS... A moins que le geste veuille dire : je vous l'ai bien mis. Des petites filles fraîches lessivent le socle de la statue, sous le regard d'un clown hilare et inquiétant. Devant elles, un tas de pavés qui n'attendent qu'à être lancés. Quelques fleurs y poussent. Plus loin, un CRS énorme charge un petit homme, tout seul sur le quai désert d'une gare de banlieue. A l'intérieur de la pochette : album de famille, avec Emmanuelle, ma fille, Stéphane, mon fils né en 62, une femme kabyle, les chars russes à Bratislava, des lavandières de La Goutte d'Or, et moi, avec l'éternelle Julie sur l'épaule (c'est le perroquet de la famille).

 

Avec ce premier 30cm je fais l'expérience désagréable de la façon dont les producteurs travaillent : vous donnez vos maquettes et quelques semaines plus tard on vous convoque au studio pour enregistrer la voix... Vous découvrez alors ce que sont devenues vos chansons, triturées par des arrangeurs inconnus - parfois de talent - mais avec qui aucun dialogue ne s'est jamais établi. Je me sens trahi par mon inexpérience.

 

Dés le second album (Ça doit être bien) j'impose une formule musicale cohérente : le groupe américain Mormos. Ce groupe, installé à Paris, a un talent et un professionnalisme évidents. Mais leur inspiration et leur son ont vingt ans d'avance. Aussi ce disque piétine-t-il, commercialement, comparé au premier. CBS me fait moins de sourires, d'autant que mon esprit curieux me pousse à vouloir tout comprendre du fonctionnement de la production. Je veux bien être un produit ... mais conscient. Ce n'est pas l'usage qu'un chanteur se mêle de tout. Je suis atypique. Je les agace. Je ne les amuse plus.

 

Aussi est-ce d'un commun accord qu'on se sépare, à l'amiable, après deux ans. Je rejoins, en 1972, une petite société de production animée par mon premier éditeur : l'Escargot-Sibecar, où je resterai 10 ans et enregistrerai 8 albums.

 

FAIRE DE LA SCENE

 

La logique promotionnelle veut qu'un chanteur fasse de la scène. Ça explique l'ambiance de mise à mort qu'on ressent en regardant certains débutants : ils ont autant envie d'être là que sur la chaise électrique! Malgré mon expérience théâtrale antérieure (La Roulotte) je n'ai aucune envie - consciente - de remonter sur scène. Je pense que la plaisanterie s'arrêtera après quelques enregistrements et qu'on passera à autre chose. La suite m'a donné tort. La demande du public, après Tranche de Vie, se fait de plus en plus pressante. Chanter devant des gens est la seule justification - s'il en faut une - de ce métier. Pratiquer la scène, c'est être confronté à la diversité permanente : aucun concert n'est semblable à un autre; aucun public n'est le même qu'hier. La décontraction, la confiance en soi, la faculté d'improviser viennent avec l'expérience. J'ai commencé raide comme un bout de bois, enchaînant mes chansons sans transition, sans présentation, aussi à l'aise qu'un ours sur un fil. Mais prudemment! Avec deux ou trois chansons d'abord. Puis un quart d'heure. Une demi-heure. Une heure. Une façon progressive de vérifier que les gens ne s'emmerdent pas puisqu'ils en redemandent! Finalement, après trois ans d'expérimentation sur le tas, je mis au point mon standard de croisière : un spectacle de deux heures. L'ours bourré de trac des débuts découvrit que chanter est un plaisir physique.

 

Le plaisir de donner de la voix. De se donner tout simplement.

 

Les petites formations acoustiques de mes débuts me laissent un souvenir de travail inachevé, manquant d'efficacité. Il est vrai qu'on traversait la grande période folk et que ça passait bien. Mais je veux donner à mes chansons, d'inspiration urbaine selon moi, un environnement musical qui leur corresponde : la musique électrique. La rencontre, en 1973, avec Alarcen m'en donne l'occasion. Jean-Pierre Alarcen est un guitariste génial. J'emploie le terme à dessein. Un vrai musicien, à la technique sure et variée, qui sait rester à l'écoute de la chanson. Alarcen vint, avec sa guitare, son talent, sa gentillesse et son humour. Il vint aussi avec sa sono et son camion..., apports techniques inestimables que nos moyens financiers à l'époque nous interdisaient. Quand j'ai connu Alarcen son intention était d'arrêter le métier. Ses expériences passées, déjà nombreuses, l'avaient dégoûté du showbiz. Son projet était... de faire des livraisons avec son camion (reliquat avec la sono, d'un groupe qui n'avait pas marché). C'était un pur et dur - il l'est resté - résolu à ne pas transiger avec l'idée qu'il avait de la musique. Cette intransigeance explique en partie qu'il n'a pas fait la carrière qu'il aurait pu faire. Cette rencontre , la constitution d'un groupe électrique, furent pour moi un grand bond en avant. On restera cinq ans ensemble.

 

POUR EN FINIR AVEC LA CHRONOLOGIE !

 

En 1973, avec Alarcen, commence mon ère électrique . Une centaine de concerts par an, festivals, fêtes politiques, galas de soutien. On va partout où on nous appelle et on mange beaucoup de kilomètres. L'organisation de nos tournées n'est pas très cohérente : un jour à Lille, le lendemain à Marseille. On va partout et souvent, jusque dans les petits bleds, car je pratique une politique de prix qui permet aux petits organisateurs de nous faire venir sans grands risques. Nous sommes onze personnes : ça coûte cher. Mais le prix des places modeste que j'impose est compensé par un public nombreux. Maxime Leforestier fait la même chose : il donnera, certaines années, jusqu'à 300 concerts par an. Le record!

 

Sur cette période, qui durera jusqu'en 1980, j'ai voulu écrire un récit de souvenirs. Que je n'ai pas écrit ! (Bof... Un livre de plus!) J'y aurais raconté la ferveur, l'émotion, la sympathie, le plaisir, les gags, la violence et les affrontements parfois. Le pied géant qu'on y a pris! J'aurais dit pourquoi - où que j'aille en France, encore aujourd'hui - des inconnus (et des inconnues aussi...) me sourient et me saluent comme si j'étais de la famille. La grande famille que c'était...

 

En vérité, j'ai de beaux souvenirs. Mais pas de nostalgie, ni de mélancolie.

 

En 1978, après un mois de spectacles à l'Elysées-Montmarte, à Paris, et quelques concerts dans les prisons, le groupe Alarcen et moi nous nous séparons. On a fait, ensemble, le tour de la question. Alarcen fonde son groupe. Tout est bien.

 

J'ai fait quatre 30cm avec Alarcen :

LE MONDE BOUGE (74)

L'ALTERNATIVE (75)

EN PUBLIC (double, 77)

PARTICIPE PRESENT (78)

 

J'ai toujours fait de la place aux musiciens, considérant que leurs sons et leur musique avaient des choses à dire au même titre que les mots. Il m'est arrivé de m'effacer totalement sur scène pour faire place à la musique. Dans les grandes chansons comme Paris-Lumière ou Article sans suite, qui durent 15 à 25 minutes, les solos et les chorus sont nombreux. On m'en a fait reproche, parfois, en prétendant que je risquais d'y disparaître. Critique à courte vue!

 

Après Alarcen, j'enchaîne aussitôt avec de nouveaux musiciens dirigés par Bertrand Lajudie. Les chansons d'avant, jouées par un nouveau groupe, deviennent de nouvelles chansons. Phénomène assez rafraîchissant.

 

Avec Lajudie, on fait trois ans et trois 30cm :

JOUE PAS AVEC MES NERFS (79)

ARTICLE SANS SUITE (80)

DA CAPO (81)

 

Lajudie signe les musiques de quelques chansons comme : Le Messager, Ma maison, Allemagne, soeur blafarde. Si importantes pour moi qu'après onze ans, je les ré-enregistre (92). En 82, après le dépôt de bilan de l'Escargot-Sibécar (c'est le sort des petites productions indépendantes...) je suis sous contrat chez RCA, par la grâce de son directeur d'alors, François Dacla, vieux supporter et grand amateur de chanson française. RCA produit Da Capo et... me pousse vers la sortie. La société est sur le point de se faire avaler par Ariola, qui met comme condition au rachat le dégraissage d'un bon nombre de chanteurs français. (Ah! Le dégraissage! Doux vocable qui va marquer de son esprit toutes les années 80. Arme magique des nouveaux barbares, genre Bernard Tapie, pour bâtir des fortunes sur l'exclusion et le chômage. Stratégie préférée des nouveaux maîtres à penser). Je ne vois pas d'inconvénient à me faire dégraisser si on m'indemnise, car mon contrat n'est pas respecté : RCA me doit la production de deux 30cm. On me propose... 50.000 Fr pour solde de tout compte! J'engage une procédure judiciaire qui durera sept ans, et que je gagnerai. (Y'a pas de justice, mais quand même!)

 

Le vidage d'un artiste, dans le non-respect de son contrat, est une pratique courante à l'époque. La seule partie qui doit en respecter les clauses est... l'artiste. La plupart d'entre eux se laissent tondre sans réagir, soucieux de retrouver très vite une nouvelle production, obsédés par l'idée qu'on les prenne pour de mauvais coucheurs.

 

Ce n'est pas mon cas. D'autant que j'ai décidé, assez brutalement, d'arrêter le métier pour un temps. Je suis saturé par douze ans de tournées ininterrompues. J'ai envie de prendre du recul. Les péripéties avec RCA n'arrangent rien. L'album Da Capo ne sera pratiquement pas distribué. Ni promotionné. Un disque confidentiel. La demande de concerts, pourtant, est toujours forte : le public ne m'a pas chassé par son absence.

 

De 82 à 89, j'ai vécu... ma vie. Farniente (glandage), voyages, musique, travaux alimentaires pour vivre. En 89, je rencontre Francis Kertekian, patron de Justine, heureux de me produire un album. Et moi donc! Avec Valmont, on fait un disque exclusivement avec des machines (sauf un titre), et... 60 concerts dans toute la France.

 

Vu sous l'angle de la gestion d'une carrière, un arrêt total de sept ans est une aberration. Je n'ai jamais eu ce genre de préoccupation, mais le redémarrage fait de vous un simple débutant. Ça rajeunit. Mais c'est difficile, disons-le, d'autant que le métier s'est radicalisé vers la rentabilité à tout prix. C'est la crise. Je suis quand même surpris par le nombre de concerts et par l'accueil des gens. Les anciens viennent avec leurs enfants, dont les jeunes années ont été bercées - parfois jusqu'à saturation - par Tranche de vie et autres Natacha.

 

Justine, la boîte de prod de Francis Kertekian se fait absorber par Fnac-Music. Ça recommence! Je me retrouve dans une boîte qui n'a vraiment pas envie de moi. Ni moi d'eux. Beaucoup de fric, beaucoup de moyens, mais un dialogue artistique nul, dans une structure de gestionnaires. Dommage...

 

LA CRITIQUE

 

J'ai un press-book d'un volume impressionnant. La plupart des papiers sont globalement bons, quoique bourrés de redites, de redondances inévitables. Les seules vraies mauvaises - très méchantes - critiques sont liées à mes passages à Paris. Lors de mon premier spectacle dans la capitale, au théâtre de la Renaissance, les critiques parisiens sont d'une telle unanimité dans l'aigreur et l'hostilité, que je fais agrandir, au format poster, les coupures de journaux, pour les afficher dans le hall d'entrée. J'invite les gens à écrire ce qu'ils en pensent sur un mur de papier. On rigole bien, à notre tour, en lisant leurs réactions. On s'amuse comme on peut.

 

Claude Fléouter, après deux papiers méchants dans Le Monde, finit par pondre un dithyrambe délirant sur moi. Explication : mon producteur de l'époque est devenu le sien, pour une série d'albums de musiques ethniques... Grande leçon de déontologie.

 

SUR LA CHANSON EN GENERAL

 

Les débats du genre : la chanson est-elle un genre majeur ou mineur me gonflent. Les propos de Gainsbourg sur la chanson, art mineur me font sourire. C'est un des rares sujets, à ma connaissance, abordés par Gainsbourg - un des plus grands faiseurs de chansons du siècle - où il est pris en flagrant délit d'imbécillité. L'imbécillité n'étant pas son fort on peut imaginer une provocation de plus...

 

La chanson, la bonne, l'efficace, est un genre qui impose concision, synthèse, clarté. Texte et musique sont indissociables. Car, à la différence de la poésie, une chanson ne se lit pas : elle s'écoute. On peut aussi dire la poésie mais elle devient chanson... Pour moi une chanson est efficace quand elle est bonne. Une chanson efficace est du domaine de la magie. La fabriquer tient de l'alchimie, du miracle et... de beaucoup de travail. Elle peut naître en cinq minutes ou en deux ans. Le temps ne fait rien à l'affaire. Ou à la faire. Elle existe depuis toujours et reste la seule expression authentiquement populaire. Elle accompagne tout et partout. Elle rit, elle pleure, elle dénonce, elle gueule.

 

Qu'elle ait été, depuis quatre-vingts ans, honteusement kidnappée et prostituée par des marchands de soupe, qui en ont fait un objet de profit, est UN GRAND MALHEUR. Mais elle survit, et survivra, CAR ELLE EST EN NOUS. Comme LA VOIX et LES MOTS sont en nous. Elle survivra, malgré l'impérialisme américain qui sévit AUSSI dans le domaine de la chanson, servilement relayé, depuis quarante ans, par les décideurs médiatiques, qui ont fait du public un consommateur parfaitement conditionné. Parfaitement conditionné à acheter des disques - écouter des oeuvres - assister à des spectacles - OU L'ON PARLE UNE LANGUE QUI N'EST PAS LA NOTRE.

 

La gravité de la déculturation est phénoménale.

 

En fait, le public n'écoute plus une chanson, mais une oeuvre où les mots d'une langue qui lui est étrangère, sont perçus comme élément musical. On peut estimer à un pour mille le pourcentage d'auditeurs français comprenant les paroles des chansons anglo-saxonnes... (Les paroles des chansons US sont souvent d'une nullité, d'une mièvrerie, d'un infantilisme qui dépassent les limites. C'est heureux, alors, que les gens ne les comprennent pas!) Peut-être faut-il - pour la majorité - qu'une chanson ne dise plus rien, qu'elle soit insignifiante, qu'elle ne vous renvoie surtout pas l'image de la réalité, ou une poésie trop violente. Peut-être... Peut-être... que toute chose glisse vers le bas, se pervertit, s'appauvrit, dégénère. Je ne sais.

 

Mais bon, je l'avoue, j'ai quand même de l'admiration - voire de la tendresse - pour certains chanteurs américains : Joe Hill, Woodie Guthrie, Pete Seeger - évidemment - mais aussi : Tom Waits, Lou Reed, Neil Young, Ry Cooder, Randy Newman, Léonard Cohen qui sont des auteurs, pour le moins, signifiants. Après cette envolée lyrico-colérique - dont je m'excuse - je dirai que mes contemporains en showbiz font de très belles chansons : Jonasz, Souchon, Voulzy, Leforestier, Charlebois, Vigneault, Higelin, Guidoni, Jean-Claude Vannier ont produit des chef-d'oeuvres. Sans parler des monuments qu'on ne cite plus : Brassens, Brel, Férré. Des chefs-d'oeuvres d'autant plus admirables qu'ils ont su franchir les fourches caudines des médias, sans démériter.

 

Car là est le problème : comment faire de belles, efficaces et signifiantes chansons et passer dans les médias?

 

LES MEDIAS : PASSAGE OBLIGATOIRE !

L'EXORBITANT POUVOIR.

 

J'ai connu une époque où certains - comme moi - pouvaient se passer des médias. Notre médium c'était les associations crées en grand nombre après 68, pour combler les vides de la vie culturelle ou proposer une alternative à la culture dominante. J'ai fait cent concerts par an, pendant douze ans, avec 1.000 spectateurs en moyenne, dans ce circuit... C'est dire si le circuit parallèle drainait beaucoup de monde : spectateurs et acheteurs potentiels de disques. L'ère des associations a cessé entre 78 et 80. Alors plus d'alternative. Un seul passage obligé : les médias et les circuits commerciaux.

 

On a cru, avec les Radios Libres à la naissance d'un nouvel espace de liberté, pour contrebalancer l'exclusivité des ondes officielles ou des radios périphériques. Cet espoir a été un feu de paille : dés que légalisées les radios libres ont déployé tous leurs efforts pour ressembler aux anciennes. Recherche de l'audience et du profit publicitaire. Elles ont cessé d'être libres pour devenir privées : privées d'originalité et de liberté. (Il subsiste quelques exceptions à audience confidentielle).

 

Le programmateur - la barbarie du terme fait déjà peur : ça sonne comme ordonnateur des pompes funèbres, ou exécuteur des hautes oeuvres - est tout puissant. Il représente les intérêts, la stratégie, l'esprit de la chaîne. Sa position dominante fait qu'il s'imagine - mégalomanie logique - tout savoir sur le goût des gens. C'est grave et c'est faux. Il ne représente pas le goût des gens : il le fait. Les techniques de matraquage, de répétitions, de suggestion permettent de créer une mode, un engouement, avec n'importe quoi ou n'importe qui : ces stratégies viennent de la publicité et sont parfaitement rodées.

 

La toute puissance du programmateur confine parfois à la goujaterie absolue : une attachée de presse présente un nouveau disque; on lui prend des mains, on regarde la pochette et on balance l'objet dans la corbeille à papier, sous ses yeux. En quelques secondes le sort d'une production s'est joué. L'investissement humain, financier, voire la qualité du produit sont niés, méprisés, anéantis. Selon quels critères? En fonction de quoi et de qui?

 

Exemple extrême : soit! Il y a des corbeilles à papier plus courtoises... pour un résultat identique. Je veux bien qu'il existe de bons programmateurs, honnêtes, attentifs, respectueux, parfaits quoi! Mais comment faire face - entre autres problèmes - aux centaines de productions nouvelles qui s'accumulent chaque mois, dans des structures d'organisation totalement inadéquates ? En outre, la position charnière du programmateur - au carrefour d'intérêts financiers considérables - permet d'imaginer que la vénalité fausse le jeu et produit ses ravages. Ne soyons pas paranos! N'accusons pas sans preuve! Mais enfin... ce serait bien le diable si ce secteur d'activités échappait à la corruption.

 

Quoiqu'il en soit le programmateur est là. Face à lui, des producteurs, des attachés de presse, soucieux d'attirer ses bonnes grâces et de préserver l'avenir. Face à lui aussi - mais brillant surtout par sa non-existence - une corporation de chanteurs maladivement individualistes, incapables d'organiser entre eux un front commun de résistance à cet état de fait, de proposer des solutions.

 

DONC, HORS MEDIAS POINT DE SALUT !

 

Le phénomène n'est pas propre à la chanson. La médiatisation confère le droit d'exister publiquement. Pour ma part, je crois savoir que j'existe. Mais pour qui ?

 

MES CHANSONS

 

En octobre 90, j’ai reçu une lettre anonyme que je reproduis ici : « La violence des mots, des images, s’oppose à l’édulcoré, au gentil, au bien léché, au bien sucé, à la variette, au non-dit. A cette provocation répondent souvent indifférence ou hostilité médiatiques. Normal. Ce monde a une réalité, mais défense d’en parler hors normes. Tes chansons ont toujours été des urgences, des coups de boutoir à l’emporte-pièce, qui n’ont pulvérisé ni tes rêves ni ta tendresse. La beauté sera convulsive ou ne sera pas».

 

Sur mes chansons je ne ferai aucun commentaire. Ce que j'ai à dire y est contenu. Qu'on les écoute attentivement est ce qui peut leur arriver de mieux. Elles sont l'expression de mes convictions ou de mes expériences. Aucune n'est artificielle, concoctée pour plaire. Je ne fabrique pas de produits à la mode. Le suivisme et le mimétisme ne sont pas mon fort. Je crois qu'on est bon quand on est soi-même. Je crois aussi, majeure ou mineure, que la chanson est une forme d'art et que l'art doit être subversif,

bousculer les idées reçues, les formes existantes. Je me trouve bien timide dans le domaine de la subversion... Si c'était à refaire j'essaierai d'aller plus loin, de taper plus fort, voire d'être démago, comme certains, pour gagner plus d'audience. (Mais la pratique de la démagogie à outrance serait en contradiction avec ce que je suis : incapable, sans rire de moi-même, de me livrer à la comédie mensongère de certains engagements de pur opportunisme...)

 

Sur scène, j'ai toujours distancié. Mon comportement a toujours voulu dire : une chanson n'est qu'une chanson, pas un fusil ou une grève; je ne suis pas une star, mais un mec comme vous, ni prophète ni messager; les drames, les conflits, les dénonciations n'empêchent pas le rire, le sourire et l'humour; passons un moment ensemble... Ça n'implique pas l'amateurisme : j'ai toujours essayé de présenter des

spectacles bien ficelés musicalement et techniquement. Ces chansons, bref, j'ai essayé de les rendre efficaces. Je n'y suis pas toujours parvenu. Leur taux de réussite, selon mes critères, restera mon secret ...

 

QUEL AVENIR POUR LA CHANSON ?

 

L'évolution du Paysage Audiovisuel Français, la radicalisation des sociétés de production, les conditions économiques qui régissent le spectacle vivant, me font mal augurer de son avenir. Résumons brièvement les passages obligés du chanteur et de ses chansons : Producteurs de disques et Production. Les grandes maisons de production (généralement des multinationales) n'assument plus leur vocation de découvreur, de promoteur d'artistes. Elles font du chiffre avec de gros catalogues de valeurs sûres, et exploitent quelques stars. Le profit doit être immédiat. A cette condition elles investissent dans la production et la promotion. Il arrive encore qu'elles se laissent aller à prendre quelques risques et qu'elles produisent un disque. Si le succès n'est pas rapide, après une courte période de tests, la production est abandonnée. La promotion, corollaire indispensable à la vie d'un disque, n'est pas même tentée : car la promo coûte plus cher que la prod elle-même et nécessite un long travail dans le temps. (Ce faisant, le producteur contrevient à la loi qui lui fait obligation de tout tenter pour faire connaître l'oeuvre qu'il contribue à produire... Beaucoup d'artistes auraient pu gagner des procès rémunérateurs en faisant respecter cette loi! Mais qui connaît et respecte la loi?... ) La pente naturelle mène donc le producteur vers la tendance, le produit à la mode, ou l'exploitation tranquille du catalogue et des stars qui sont comme des rentes obligataires.

 

Le ci-devant producteur veut que son entreprise fonctionne selon des critères incompatibles avec la création ou l'art. Mais on ne vend pas de la même façon une lessive ou un aliment pour chien et une chanson! Or les maisons de production parlent de rentabilité, de cibles, de prévisions, de bilan et doivent des comptes aux actionnaires. Les cadres de ces entreprises ont souvent une brillante formation commerciale, mais sont totalement nuls, incultes, dépourvus du moindre goût dans le seul domaine où il faudrait qu'ils brillent : celui de la musique, de la chanson, de l'art en un mot.

 

D'ailleurs ils n'en font pas mystère : la chansonnette ne les branche pas-du-tout! Ce n'est jamais que du vent qu'il faut vendre. Ces réflexions viennent de ma propre expérience : je n'invente rien. Mais n'accusons pas le simili-producteur de tous les maux : nous vivons dans un système - le libéralisme de plus en plus sauvage - où l'on est effectivement condamné à réussir ou à disparaître. Alors, quelle solution pour l'auteur-compositeur-chanteur?

 

Etre riche d'un héritage familial ou d'un succès précédent, et investir ses propres fonds. Trouver, vaille que vaille, une formule artisanale de production. Ce dernier cas, le plus fréquent chez les indépendants, fait qu'on travaille dans des structures à dimensions humaines, et non plus dans des usines anonymes où la responsabilité est diluée, l'interlocuteur toujours absent, le mensonge envers l'artiste institué en stratégie permanente. Mais la modestie des moyens induit des limitations : limitations techniques; limitations de pouvoir dans les rapports avec distributeurs et décideurs de médias. Beaucoup d'entre nous n'ont pas d'autre choix : il faut faire avec.

 

L'éditeur et l'édition

Je ne cite ce secteur que pour mémoire. On se demande pourquoi il existe encore, tellement son inutilité est flagrante! L'éditeur, autrefois responsable de l'édition-papier des chansons, de leur diffusion, voire de la recherche de nouveaux interprètes, se contente aujourd'hui, dans l'immense majorité des cas, d'empocher 50 % des droits d'auteur, de gérer son catalogue, parfois de signer des contrats de sous-édition avec l'étranger. Certains, dans le meilleur des cas, participent financièrement à la promotion de spectacles, ou servent de banquier aux auteurs dans le besoin, au moyen d'avances, remboursables, évidemment, sur les droits à venir. La disparité entre le pourcentage exigé par l'éditeur et son travail effectif est proprement aberrante. Mais rien ni personne ne vous obligent à vous faire ainsi maquereauter... (sauf certaines productions qui exigent, dans leurs contrats, en plus d'un fatras de conditions souvent léonines et jamais respectées, qu'on leur abandonne les

droits d'édition...)

 

La distribution

Si produire un disque reste du domaine du possible, le distribuer oblige à passer par les volontés du distributeur, qui évolue dans un domaine quasiment industriel, hors de portée de l'artisan. Coût de l'opération : 40 % du prix de gros.

 

La promotion

J'ai décrit plus haut le scénario-type des rapports entre le produit et le décideur-programmateur. Je n'ai pas parlé de cette catégorie de gens, souvent respectables, qu'on nomme improprement attachés de presse et qui sont, en fait, des chargés de promotion. Leur métier est ingrat. Je tire mon chapeau à ceux et celles qui le pratiquent honnêtement.

 

Quand vous êtes sous contrat dans une grosse boite de production, on vous présente souvent, après la sortie d'un disque, un plan-médias. C'est un document qui présente toutes les actions promotionnelles que le dynamique service promo va entreprendre pour faire de vous la star de demain, vous faire entrer dans les hits et dans les charts, vous faire figurer dans les play-lists... (le franglais est de rigueur : c'est plus chébran). Les résultats sont généralement plus... discrets! On ne sait pas qui a fait quoi, comment, auprès de qui. Quelles sont les vraies réactions des programmateurs. Si même le travail a été vraiment fait. En quels termes et avec quel argumentaire. Il arrive parfois, fortuitement ou volontairement, qu'on puisse exercer un contrôle : on a des surprises. Généralement mauvaises : le disque a bien été expédié, mais les relances téléphoniques ou autres, n'ont pas été faites (il faut harceler 10, 15, 20 fois un responsable pour qu'il écoute votre disque ou... prétende l'avoir écouté!) Au pire, le disque n'est jamais arrivé! Dans les grandes entreprises le contrôle du travail des gens est impossible. On nage dans le brouillard. On déprime. On finit par laisser tomber.

 

Sur le chargé de promotion free-lance, qu'on engage et qu'on paie soi-même, la fonction de contrôle est en apparence plus simple, quotidienne. La responsabilité n'est pas diluée dans un personnel pléthorique. Le free-lance peut avoir des relations personnelles avec les décideurs : ça aide à l'efficacité de son travail, et ça permet, au moins, de savoir la vérité. Mais la promo est le métier du free-lance. Les programmateurs, ses cibles. Il doit ménager l'avenir, son avenir. Il n'a aucune envie, sous prétexte de défendre un produit - et il faut parfois le faire d'une façon... opiniâtre - de ruiner la qualité de ses relations, de brûler son carnet d'adresses. Résoudre le problème de la promotion, c'est résoudre la quadrature du cercle!

 

Le spectacle vivant

Le public potentiel du spectacle vivant a changé. Je ne connais pas tous les facteurs qui ont déterminé cette évolution. On parle de l'avènement des nouvelles techniques de communication : télévision, vidéo, qui n'incitent pas à sortir de chez soi pour aller au spectacle. Et de bien d'autres choses. Le fait est que le public s'est raréfié et que son budget-loisir a fondu, crise économique aidant. Les organisateurs de concerts du domaine privé, pas plus que d'autres entrepreneurs, n'aiment perdre de l'argent. On les comprend. Ils ne veulent investir qu'à coup sûr, sur des produits sans risque, à l'image des producteurs de disques, après avoir vérifié que le chanteur a fait une salle à Paris (indispensable pour la province), que son press-book est bien rempli et que les prime-time de variétés sur les chaînes nationales l'ont accueilli plusieurs fois. Cette dernière condition est la plus déterminante. Si, en plus, une de vos chansons est un tube sur toutes les chaînes de radio, la gloire provinciale est à vous.

 

Les producteurs privés ont privilégié, pendant les années 80, les grands spectacles, les méga-productions : il est plus rentable de remplir une fois le Palais des Sports de Bercy que de produire 10 concerts dans des salles de 1.000 places Retour à des critères de spectacle plus humains, ou effet de la crise, épuisement de la mégalomanie des stars et de leurs producteurs, bouillons financiers spectaculaires, on voit depuis quelques années les petites et moyennes salles accueillir à nouveau des spectacles de chansons. C'est heureux. La chanson s'épanouit mieux dans une certaine intimité.

 

Quant aux petits organisateurs, survivants des associations issues de 68, - dont la politique culturelle était souvent en contradiction avec celle des municipalités - c'était facile de les asphyxier : en pratiquant, par exemple, des tarifs prohibitifs de location de salle, pour les priver de lieux où recevoir les spectacles... Autrefois cette catégorie d'organisateurs oubliaient fréquemment de payer les charges sociales sur les salaires des artistes ... ce qui allégeait d'autant leurs charges financières et leur permettait de tenir, bon an mal an. L'application stricte de la loi dans ce domaine a eu pour effet

pervers de garrotter complètement les associations. Le spectacle vivant y a perdu une grande part de sa liberté et maintes occasions de s'exprimer.

 

Une vraie politique culturelle, intelligente et concertée, aurait dû instituer de nouvelles pratiques dans le domaine des taxes fiscales et des charges sociales. On a préféré privilégier une politique de PRESTIGE, de GRANDS TRAVAUX, accentuant le centralisme parisien, au détriment d'actions locales en profondeur et à long terme. L'Arche de la Défense, l'Opéra-Bastille, la Pyramide du Louvre, autant de gouffres financiers qui font de la France provinciale et profonde des déserts culturels. La DECENTRALISATION , qui donne le pouvoir financier aux élus locaux, n'a pas dénoué la situation : la politique culturelle véritable y est aussi absente qu'au niveau national.

 

Les organisateurs du domaine subventionné (Maisons de la Culture etc... ) obéissent aux mêmes règles que ceux du privé. Ils en ajoutent une supplémentaire : le prestige. Sous le règne d'un précédent monarque républicain (VGE), on décida que la Culture devait être rentable comme n'importe quel produit, dans la logique du libéralisme à tout va. Outre que cette politique témoigne d'une méconnaissance grave - ou d'un mépris total - de la chose culturelle - car l'art n'a pas à être rentable - elle fit disparaître durablement beaucoup d'activités artistiques. Les directeurs du domaine subventionné furent priés de rentabiliser un peu l'argent de l'état ou des Collectivités Locales. D'en perdre un peu moins, quoi. Il est vrai que depuis Malraux on assistait à beaucoup de gâchis : celui, en particulier, de tous ces metteurs en scène contestables se faisant plaisir en créant, luxueusement, des oeuvres... contestables.

 

La chanson, qui n'y était pour rien, la pauvre, se vit rogner les ailes. La programmation des spectacles de chansons diminua. On ne conserve, pour le prestige, que les spectacles de stars.

 

 

EN GUISE DE CONCLUSION

 

J'ai brossé un tableau plutôt noir des composantes de ce métier : c'est sans doute ma nature de forcer le trait. Je ne crois pas, cependant, être loin de la vérité. J'aurais pu - j'aurais dû - évoquer aussi celles et ceux qui font que ce microcosme conserve, parfois, une dimension humaine, chaleureuse, attentive. Producteurs d'émissions, réalisateurs, programmateurs qui - malgré le panier de crabes où ils se meuvent - tentent de diffuser, de promouvoir autre chose que de la soupe. Ils existent et je les salue.

 

Je ne suis ni désespéré, ni cassé, ni battu. Les constats que je fais, les dénonciations que je tente sont l'expression d'un certain esprit de résistance. S'il faut, un jour, chanter clandestinement dans les catacombes, pourchassé par les limiers de la police culturelle (!), j'y serai.

 

Car il y a LA CHANSON! Aussi vieille que les hommes. Le produit-chansonnette-savonnette bien mode, bien torché, bien sexy, bien rythmé est souvent comme un crachat à la face du monde. Il y a cette femme, en Somalie, berçant son enfant squelettique qui va mourir de la connerie des hommes... Et elle lui chante une chanson!

 

Tout finit par des chansons.