François Béranger
Je suis né, je mourirai
La formule est commode : elle permet de faire la
plus courte bio du monde !
Cette citation, d'une rédaction d'un élève de
primaire, résume en quelle estime je tiens ce qu'on appelle, pompeusement, la
bio d'un chanteur.
Ça commence mal !
Je veux bien que la biographie d'un auteur dont
l'oeuvre est conséquente soit un outil de premier ordre. Il n'est pas
indifférent de savoir, par exemple, que le beau-père de Beaudelaire, le
Commandant Aupick, était une ordure de première classe. L'existence de ce
militaire a probablement influencé durablement l'enfance et l'adolescence du
petit Charles, puis son oeuvre.
Pour être clair, disons qu'une biographie n'a
d'intérêt que si l'oeuvre de l'auteur est signifiante.
Mon oeuvre est-elle signifiante ? Je n'en sais
rien.
Ce que je sais, en revanche, c'est que la bio d'un
chanteur doit faire 25 lignes maximum pour être lue en diagonale par des
présentateurs pressés, ou des journalistes en mal de copie. Ce qu'on lira ici
ne répond pas à cet impératif. Je m'en tiendrai donc, pour les gens pressés, à
la citation du début : je suis né, je mourirai
AVERTISSEMENT
Dans les pages qui suivent on s'étonnera,
peut-être, de ne trouver aucune allusion à ma vie privée... Ou si peu. C'est que,
justement, elle est privée. Mais qu'on se rassure : j'en ai bien une !
Celles et ceux qui la partagent n'en prendront pas
ombrage : ils savent ce que je pense de ceux qui étalent ça au grand jour. Mais
sans elles et sans eux, toute cette histoire n'aurait pas existé.
Evidemment.
MES JEUNES ANNEES...
Béranger est mon vrai nom.
Béranger, François, Marie. Mes frères et soeur se
prénomment aussi Marie : notre mère a une particulière dévotion pour la Sainte
Vierge. Je suis né en 1937. En août, pendant les chaleurs. Par hasard dans un
village du Loiret, près de Montargis où mourut Aristide Bruant... Je n'ai pas
d'admiration particulière pour le chansonnier montmartrois : l'origine de sa
fortune reste un mystère. Le fait est qu'il acheta le château du coin sur le
tard et qu'il y finit ses jours en hobereau. Après avoir fait l'essentiel de sa
célébrité grâce aux voyous et aux prolos, engueulant les bourgeois venus
s'encanailler dans son cabaret. C'est louche. Bref, il fit de belles chansons
sur les pauvres. Mais peut-on être un grand artiste et un salaud ? Sans doute,
oui.
Quant à l'autre, le grand Béranger, ce n'est pas
mon parent. Je trouve le personnage sympathique, mais l'oeuvre assez rasoire.
Du courage dans les convictions, jusqu'à la prison. Un vrai chansonnier quoi !
Et quelle célébrité de son vivant !
Mais, bon, Bruant, Béranger, c'est drôle. (?)
Par hasard, disais-je, mon lieu de naissance.
J'aurais dû dire nécessité : mes parents mariés un an avant, en plein Front
Populaire, n'ont pas de logement (on disait logement chez les pauvres,
appartement chez les riches). Mon père travaille chez Renault, à Billancourt.
Militant syndicaliste. Sa jeune femme, pendant les grèves, lui passe des
sandwichs à travers les grilles. C'est l'époque des dures bagarres et des
grands espoirs. Ma maman enceinte et sans logement passe donc les derniers mois
de sa grossesse chez ses parents (mécanicien en cycles et couturière). Je ne
suis jamais retourné dans ce village mais j'ai écrit une chanson où il est dit
que ce doit être bien d'être de quelque part, d'avoir un pays, d'en partir, d'y
revenir. Nostalgie des racines. J'ai vécu dans beaucoup de lieux, à la ville, à
la campagne. Mais je suis de nulle part.
J'ai des souvenirs très précis de ma petite
enfance. Mes parents sont étonnés, à qui je raconte des détails infimes de la
vie quotidienne. Les premiers congés-payés en vélo; le camping sous la tente
fabriquée par ma mère; le vieux chanteur des rues, avec une moustache blanche,
qui passait tous les samedis, et dont l'unique répertoire était Le temps des
cerises. Je suis un bébé plutôt calme. Pendant que ma mère se tue la santé sur
sa machine à coudre Singer à pédale (confection en série payée à la pièce), je
joue pendant des heures à sortir du buffet, puis à ranger, le service à café en
porcelaine, sans jamais rien casser. Les jouets m'ennuient. D'ailleurs ils sont
rares. J'ai toujours préféré les objets qu'on utilise dans leur fonction
première. Par exemple une bouteille de porto-pied de lampe ou un vieux pneu
transformé en puits, me font braire.
On habite Suresnes dans une pièce-cuisine au
rez-de-chaussée. De la fenêtre on voit le train de banlieue. Ma mère me prend
dans ses bras et on fait au-revoir de la main à mon père qui part à l'usine,
dans son train, avec sa musette et sa gamelle.
J'aime les trains. Beaucoup moins les banlieues et
les villes en général. Mon père mobilisé. L'odeur et le tissus qui pique des
uniformes de soldat. Les godasses à clous de l'Armée Française, leur odeur de
graisse, et... les bandes molletières ! Ah ! La bande molletière ! Je n'en ai
jamais porté, mais elle symbolise pour moi l'inesthétique, l'inutilité, la
volonté qu'a l'armée de rendre le troufion ridicule. Comment voulez-vous qu'on
gagne un guerre en emmaillotant ainsi les mollets du soldat de ces bandes
informes et molles qui glissent, bouchonnent, s'emmêlent et font trébucher.
Mon père démobilisé, commence une grande errance,
au hasard des activités paternelles. Sans transition on passe d'un logement de
prolo à un hôtel particulier de Boulogne, sur les bords de la Seine, où mon
père dirige un Centre de Jeunesse. On est aux premières loges pour assister au
bombardement des usines Renault par les Anglais. Quel beau feu d'artifice ! La
gravité du bilan - 500 morts, 1500 blessés - ne me fait ni chaud ni froid. Je
râle car il faut descendre aux abris. Le château mitoyen est la résidence du
gouverneur militaire allemand. Perché sur une échelle appuyée au mur, je
regarde pendant des heures le défilé des uniformes de l'armée occupante. Ils
sont très forts en matière d'uniformes. Ça rutile et ça brille. Dans les rues,
autour du château, leurs soldats exécutent des relèves de la garde impeccables,
en chantant. Les gens sont très impressionnés par les chants de l'armée
allemande : c'est juste et c'est à plusieurs voix.
Ma mère chante. Elle est couturière. C'est de
famille et de tradition. Elle chante les tubes de l'époque: Eliane Célis,
Damia, Fréhel, Trénet, Jean Sablon, Jean Lumière. Mon père chante aussi et fait
chanter : dans les Auberges de Jeunesse, dans les mouvements de jeunes en
général, on a exhumé la vieille chanson française.
Mon enfance est pleine de chansons. Ces dix
premières années sont, comme pour beaucoup de gens je suppose, une sorte de
paradis perdu dont je n'ai pris conscience que tardivement. La magie de
l'enfance... J'ai raconté ça, au travers de quelques souvenirs précis, dans une
chanson que personne ne connaît (!) :"Au Paradis Perdu", enregistrée
dans la tradition du tango, avec le Sexteto Major de Buenos-Aires.
D'autres châteaux encore. A la campagne. Des
vaches, des chevaux, des cochons et des poules. Les arbres et les patates qui
poussent. La pêche dans les petites rivières. Aucune ville ne m'attirera jamais
autant que ça. Dans notre dernière résidence mon père se cache des autorités
allemandes. Il appartient à un réseau qui fait passer en Zone Sud (la fameuse
Zone Nono!), sous de fausses identités, des enfants juifs échappés à la Rafle
du Vel d'Hiv et, plus généralement, aux mesures anti-juives des paltoquets
obscènes de Vichy. D'ailleurs on l'arrête un matin. Des nervis en manteau de
cuir et chapeau mou, la nuque rasée, l'embarquent dans une Traction Avant
Citroën. On le relâche le soir. Il fallait qu'il s'explique sur un point de
détail ubuesque : pourquoi n'a-t-il pas fait coudre la francisque de Pétain
dans le blanc du drapeau français... Affaire d'Etat! Mes parents ont senti le
vent du boulet.
Des images-souvenirs à foison : Bichette : la
vieille jument réformée de la cavalerie, reconvertie en bête de trait. Je suis
le seul à pouvoir encore la monter, sans doute à cause de mon faible poids. Je
la sors en douce de l'écurie. Comme elle est grande, je la conduis près d'un
mur en ruine pour l'escalader, et nous partons à l'aventure, à la terreur de ma
mère. L'extrême douceur de cette bête avec moi, ne refusant aucune fantaisie
d'itinéraires, sauf les chemins trop abrupts où, sans doute, je pourrais
tomber.
La débâcle d'une unité allemande : cachés sous les
arbres pendant le jour pour échapper aux avions, ils repartent de nuit,
abandonnant tout ce qui les encombre. Au matin, les sous-bois sont jonchés de
matériels de toutes sortes : armes, munitions, uniformes, à la grande joie des
gamins. C'est l'époque où il faut, quand on en a un, soigneusement cacher son
vélo : les Allemands aiment beaucoup les vélos des civils... Les Allemands (les
boches...) crèvent de faim. Ils ne sont pas les seuls, mais eux
réquisitionnent. En tuant des porcs à coups de fusil, par exemple, sans les
saigner aussitôt, ce qui rend la viande immangeable. Maigre consolation pour le
métayer lésé qui regarde la scène derrière une haie... Le boche donc, pour
améliorer l'ordinaire, pratique aussi la pêche à la grenade dans le canal ou
l'étang. Sur les milliers de poissons ainsi tués en une seconde, il prélève
quelques kilos et laisse pourrir le reste. Haine des autochtones privés de
pêche et de poissons depuis des années.
Les premiers hommes noirs (des nègres !) que je
vois en vrai sont des soldats de l'Intendance de l'armée US, conduisant
d'énormes GMC. Ils éventrent des sacs d'oranges avec leur poignard-baïonnette,
et nous en lancent comme on lance une balle au base-ball. Ils rient, mais on
trouve cette façon très agressive. Je mange, ainsi, ma première orange et la
trouve très amère : j'ignore qu'il faut la peler. Ma mère en pleure... Les
amerlocks (ou amerloques ?) mangent beaucoup de corned-beef contenu dans des
boites de cinq ou dix kilos. Après ouverture de la boite on trouve dix à quinze
centimètres de belle graisse blanche figée, qu'ils jettent aux orties. On va la
ramasser pour la cuisine : la première depuis des années. L'alcool est le seul
produit qui manque aux hommes noirs (aux hommes blancs aussi, sans doute). Pour
s'en procurer ils donnent tout : cigarettes en cartouches, chocolats en
plaques, essence en jerrycans, rations individuelles, vêtements militaires. Le
pharmacien troque ainsi son stock d'Eau de Cologne rebaptisé gin.
L'haleine américaine sent la lavande.
L'Amérique c'est la profusion. La surprise. Comme
celle de ces vieux fumeurs privés de tabac depuis quatre ans, fumant goulûment
les premières Philip-Morris (celles des paquets kakis) et se retrouvant,
assommés, le cul dans l'herbe : elles contiennent, parait-il, une dose d'opium.
La magie d'une ration individuelle de l'armée américaine... Cette boite à
chaussures en carton paraffiné, complètement étanche, et ses multiples
enveloppes successives qu'il faut éplucher comme un oignon pour découvrir
lentement les trésors qu'elle contient : cigarettes, Nescafé, sucre et lait en poudre, biscuits vitaminés, et
merveille des merveilles, la petite boite ronde contenant l'alcool solidifié
pour réchauffer la gamelle... La cruauté des Résistants de la Dernière Heure et
leur justice expéditive sur des innocents. Quelques jeunes femmes nues, pitoyables,
la tête rasée, poussées en avant par la populace. Mon regard d'enfant sur leur
ventre.
Assez vite, après avoir vu les gamins et les
gamines de mon âge jouer à des jeux bizarres, généralement derrière des haies
touffues ou dans les herbes hautes, je joue au docteur avec une cousine. C'est
une patiente très patiente et consentante. J'en garde un souvenir de grande
chaleur, comme si la fièvre m'avait pris brusquement, accompagnée d'une
essoufflante tachycardie.
Mais mon premier amour est Marie-Louise R., fille
d'amis de mes parents, dont les nattes blondes et les taches de rousseur me
font défaillir. Sa petite robe en Vichy. La chaîne d'or à son cou avec une
médaille de Sainte Thérèse. Bien sûr, je n'ai jamais osé jouer au docteur avec
elle, et elle n'a jamais su ma passion.
QUELQUES HUMANITES
LYCEES ET COLLEGES
L'ascension sociale de mon père me permet de faire
mes humanités. Il en éprouve sans doute plus de fierté que moi, qui ne réalise
que bien plus tard - à l'époque où je me confronte au monde ouvrier - quelle
chance c'est d'avoir un bagage. D'être instruit. D'avoir en poche quelques
armes culturelles, la tête bien faite. Mon père est un autodidacte. On le mit
sur le tas à douze ans, après le Certificat. La jeunesse de mon père est un
roman de Zola. Sa mère, ouvrière chez Coty à Suresnes, prit ses trois mômes
sous son bras et planta là son mari, pour cause d'enfer alcoolique. C'était la
Belle Epoque de l'Absinthe.
Mon père devint ainsi chef de famille à quinze
ans.
De 45 à 51 ou 52, il est élu député d'un
département où l'a parachuté une grande formation politique. C'est un orateur
de talent : il fait vibrer les foules des réunions électorales et réduit ses
contradicteurs au silence. Je suis, debout sur ma chaise, un de ses fidèles
supporters. Il abandonne la politique quand les alliances qu'on lui propose lui
semblent trop puantes. J'ai une grande admiration pour la manière dont il a
mené sa vie; pour ses prises de position; pour ses luttes; pour sa dignité, son
dévouement; pour la façon dont il s'est élevé tout seul, sans renier quelques
idées fortes auxquelles il croit, jusqu'à renoncer à une carrière. Et une
grande tendresse aussi. Pendant l'Occupation, les écoles Primaires manquent
d'instituteurs. C'est ma mère qui m'apprend à lire assez tôt, vers quatre ou
cinq ans, selon la vieille méthode éprouvée. Je lis en quelques mois.
La lecture restera ma passion.
Plus tard, je fais connaissance avec l'Ecole
Primaire où, pour la première fois, je suis confronté à toutes sortes de gamins
de tous les milieux : j'en garde un souvenir de violence et de vulgarité, comme
plus tard à l'armée. J'ai tendance à comprendre assez vite, et à trouver qu'on
pourrait avaler le programme de deux ans en trois trimestres... Pour cette
raison je m'installe confortablement dans une honorable moyenne, à égale
distance du vedettariat des premiers et de la honte des cancres du classement.
J'ai la paix...
Le latin, le grec, les langues vivantes, la
physique et la chimie, l'histoire et la géographie sont l'ordinaire de ma
scolarité, comme celui de tous les fils de bourgeois de l'époque. Ma préférence
va à la rédaction d'abord, puis à la dissertation. Je suis moins attiré par les
sciences. Les matières artistiques comme le dessin ou la musique me
passionnent. Matières, hélas, déjà complètement sacrifiées par
l'Enseignement... Me ressouvenant de ces années, je crois que je devins assez
bon dans les matières où les profs l'étaient. J'en eus quelques-uns
d'excellents. De l'importance de la qualité de l'enseignement et des
enseignants... Rencontrant de bons profs de math ou de physique, j'aurais pu
faire un ingénieur passable. Les sujets scientifiques me passionnent. Plus
tard, je fis un technicien acceptable, quoique nonchalant.
En première, dans un lycée à Paris, me vient
l'idée saugrenue que l'enseignement est une chose bien fade, sans intérêt,
qu'il faut envoyer tout ça aux orties pour se colleter avec la vraie vie. Mes
parents en sont tristes, mais respectent mon choix. Ainsi, en septembre 54, je
deviens ouvrier chez Renault. Mon père, après ses députations, y est retourné
aussi ! Mais cette fois à la Direction Générale, chargé des relations avec les
parlements... (en 36, il y était ouvrier-tourneur...). C'est insolite et
original de travailler en usine et d'avoir fait du grec et du latin. Les prolos
et fils de prolos n'y comprennent pas grand-chose : qu'est-ce que je fous là ?
C'est difficile de leur répondre : comment leur expliquer que je veux vivre
autre chose, à eux pour qui lycées et universités sont un monde inaccessible.
Assez vite je me rends compte qu'on ne se prolétarise pas comme ça, et que la
culture, l'enseignement reçus, font une sacrée différence dans l'appréhension
du quotidien. Chez des copains de travail intelligents, mais dont les qualités
resteront toujours en friche, je découvre l'injustice fondamentale de la
naissance, pérennisée par la société.
L'usine c'est bien joli, mais ça abrutit vite...
On cherche à compenser, naturellement, dans les temps libres. J'habite dans le
onzième, à Paris, et je rencontre une bande de mon âge lassée du ronron
dogmatique des Mouvements de Jeunesse. Avec eux, issus d'horizons divers -
jeunes communistes, scouts de France, inorganisés, orphelins juifs en rupture
de ban - on fonde une bande informelle qui se transforme vite en troupe de
théâtre-amateur : La Roulotte.
Mime, danses folkloriques, marionnettes, chant,
théâtre, deviennent l'essentiel de tous nos loisirs. Notre public, nos publics,
seront généralement des défavorisés : enfants délinquants, prisonniers, malades
dans les hôpitaux, sans doute parce que certains d'entre nous gardent des
attaches avec leurs activités antérieures. Je deviens ainsi comédien et
chanteur. Je compose mes premières chansons, façon folklo. J'imite Félix
Leclerc, le premier avec Stéphane Goldman à chanter avec une guitare. Pendant
les vacances d'été on s'organise des voyages en Europe dans un vieux car
poussif. On joue la comédie et on chante partout où ça nous chante. C'est la
belle vie. Et, ma foi, je me vois bien devenir professionnel... Mais l'Histoire
en décide autrement.
L'ARMEE - UNE GUERRE QUI NE DIT PAS SON NOM :
L'ALGÉRIE
Un jour, en 1957, je descends, furieux, les
marches de la mairie du 10ème à Paris. Je bouscule un marchand de colifichets
qui veut absolument me coller sur la poitrine une cocarde tricolore où on lit
"Bon pour le Service". Ça se faisait à l'époque. Les conscrits
mettaient un point d'honneur à arborer ces saloperies hors de prix, avant
d'écumer tous les bistrots de leur bled en gueulant, avinés, vive la Classe
numéro tant, Vive l'Armée, et autres conneries du même panier. C'est que je
suis Bon pour le Service. Rien d'original si ce n'est l'époque. On sait
d'avance qu'on est promis à l'Algérie.
Certains copains ont fini leur service et ont été
rappelés. L'angoisse. Certains se couchent devant les trains. (C'est parmi ces
rappelés qu'on dénombrera le plus de victimes au combat : les types partaient
en opération avec des canettes de bière à la place des munitions...) L'état
n'en finit pas de rallonger le Service : pour l'instant c'est 24 mois. Ça
passera bientôt à 27 : joyeuse perspective ! Le Conseil de Révision me donne un
avant-goût de la chose militaire : devant moi, dans la file des mecs à poil, un
polio tient difficilement debout cramponné à ses deux cannes. Il sera réformé, quand
même, mais pourquoi cette humiliation ? Je me pose encore des questions
naïves...
Sursitaire d'un an, je partirai avec la classe 58,
en septembre. Avec la Roulotte, on fait une tournée en Grèce pendant les mois
d'été 58. Il me vient l'envie, dans les derniers jours du mois d'août, avant de
reprendre notre bateau, de disparaître dans la nature somptueuse de ce pays.
Pour bagage, j'ai ma guitare et une petite musette en toile avec une chemise et
un pantalon de rechange. Et deux bouquins : Naissance de l'Odyssée de Giono ;
Le Colosse de Maroussi d'Henry Miller. Deux viatiques pour faire parler les
vieilles pierres de l'Antiquité, et comprendre quelque chose à la magie de ce
pays. Je parcours la Grèce en stop, hébergé partout chez de inconnus qui vous
font fête. C'était comme çà, la Grèce, avant les touristes et les programmes
immobiliers. (J'appris plus tard que les prisons étaient pleines - déjà - de
prisonniers politiques, généralement communistes, vaincus de la guerre civile
toute récente... ) Pourquoi ne pas rester? J'imagine ce qui m'attend au retour.
Le 2 Septembre 58, la tête pleine de soleil et de
regrets, je poireaute à la Caserne Charras à Courbevoie, haut lieu de
rassemblement des appelés. Ça pue. C'est sordide de saleté et de vieillerie.
Je suis affecté à Berlin... Et affecté tout court!
Mais beaucoup partent directement en Algérie. Les berlinois espèrent que...
peut-être... qui sait... on les oubliera là-bas. En attendant, les colonnes de
civils qui deviennent militaires ressemblent vraiment à des déportés. Ça
commence par 36 heures de train spécial; la traversée, au pas, de l'Allemagne
de l'Est, rideaux baissés; l'arrivée à Berlin, dans l'ancienne caserne de
l'état-major de Goering; les hurlements de juteux alcolos en guise d'accueil;
ces fringues ridicules; tout le système parfaitement rodé pour transformer des
premiers communiants en matricules abrutis. Je ne force pas le trait. C'est la
réalité prosaïque.
Je commence à comprendre... qu'il y a quelque
chose de pourri dans le royaume. Rien par la suite ne viendra contredire ce
constat. Sauf les amis, les amours et les passions qui jalonnent la vie. Berlin
est une île occidentale au milieu de la RDA. La vitrine artificielle du
clinquant et de la réussite économique de l'Ouest. Au-delà de la frontière
barbelée commence le Mal, le froid, le mystère, la sourde menace Rouge. On
côtoie les anglais et les américains. Concerts, opéras, manifestations de
prestige, musées, expositions. Toutes mes perms y passent. Sans l'absurde
quotidien militaire, ce serait la belle vie.
"C'est la vie de château Pourvu que ça dure
!" nous font gueuler les sous-offs en nous faisant faire des pompes... On
oublie assez volontiers ce qui nous attend dans quelques mois. On n'y pense
pas. On veut pas le savoir ! Les appelés à Berlin y restent un an avant
de partir en Algérie. Il est d'usage que le départ en Algérie soit précédé
d'une permission de 15 jours dans la famille. Sur le quai de la gare de
Tempelhof, d'où partent les trains pour la France, arrive la Police Militaire. On
m'embarque comme un malfaiteur. Je me retrouve au gnouf, la tête rasée : il
manque un caleçon long et une liquette dans le paquetage que j'ai rendu. Je
passe une semaine à la prison militaire de Berlin. Une semaine au trou quand je
devrais être en perm... la première depuis un an... mon moral est au beau fixe!
Je hais vraiment tous ces cons!
Avec le recul ces misères semblent dérisoires.
Mais imaginez l'époque : des petits jeunes gens bien propres et bien sages, la
tête remplie de vertus civiques, pas informés de ce qui les attend, pas
politisés ( à quelques rares exceptions ), ballottés comme des sacs,
réceptacles paranoïaques de toutes
les rumeurs, réalisant peu à peu que tout ce
qu'ils ont appris n'est que mensonge, que ce qui les attend sera probablement
terrible. Mais personne ne parle de guerre. L'appellation officielle de la
guerre d'Algérie est "Opération de Maintien de l'Ordre"...
On sait pourtant par des copains de quartier ou
d'usine, déjà revenus, qu'il y a des combats, des embuscades, des blessés et
des morts. On a envie d'y être, une bonne fois, pour SAVOIR; pour que cessent
l'attente et le mystère.
Et un beau jour on y est !
Après le passage obligé par le camp de transit de
Marseille, foutoir immonde comme tous les camps de transit, ceinturé de
miradors et d'enceintes électrifiées. Après le passage de la mer sur les
bateaux de ligne, 2.000 à 3.000 trouffions entassés dans les cales. Mauvaise
météo... Les dégueulis, comme une immense mare, roulent d'un bord sur
l'autre... Interdit de monter sur le pont. Pourtant c'est beau l'arrivée en
Afrique. Les couleurs, les odeurs, les silhouettes nouvelles. Au camp de
transit d'Oran, encore un, on reçoit son affectation. Un nom de bled inconnu.
On essaie de faire parler les chauffeurs. Des anciens, désabusés, qui traînent
leurs pataugas comme des vieux. Qui n'ont pas beaucoup envie de parler...
Finalement, on fera un bout de chemin en train. Sur la voie parallèle à la
nôtre se gare un train sanitaire avec des blessés sérieux : gueules cassées,
amputés. Certains agitent leurs moignons pour nous saluer. Ils ont l'air
content de repartir. Pour eux, c'est fini. Ambiance dans notre
convoi...Certains subiront leur baptême du feu au cours du voyage vers leur
affectation : convois attaqués; embuscades;
beaucoup de pertes dans les rangs des appelés mal
entraînés.
On s'en doute, mes 19 mois d'Algérie sont
interminables. Jamais le temps ne fût si paresseux, si immobile. Un seul
intermède heureux vient rompre cette monotonie mortelle : la permission d'aller
me marier en métropole. J'ai connu Martine en Grèce, avant le départ à l'armée.
Elle me suit en Algérie après notre mariage et s'installe à Oran. Je peux la
voir, brièvement, de temps à autre. Elle repart après quelques mois. Elle
attend notre premier enfant. Notre Lune de Miel s'est déroulée sous le signe de
l'absence et des angoisses .. Je suis perché dans une casemate fortifiée, sur
une hauteur (sur un piton , selon l'appellation officielle), chargé des
transmissions militaires, essayant vainement de faire marcher des postes qui ne
fonctionnent jamais, passant les messages "secrets" par le téléphone
civil, pour être sûr qu'ils arrivent. Sur les lignes civiles les mecs du FLN
posent des bretelles - des écoutes - et on établit avec eux des dialogues injurieux.
Autour de la casemate, barbelés, miradors, zones minées où, la nuit, viennent
exploser les ânes et les chiens du voisinage, réveillant en sursaut les
sentinelles des tours, censées ne pas dormir; pour justifier la consigne, elles
ripostent aux explosions par des tirs nourris de mitrailleuses lourdes. Nuits
agitées, sommeil rendu plus fragile encore par les puces et les punaises qui
font partie du paquetage militaire en Afrique.
Cependant, par mes fonctions, j'échappe à la
routine du cantonnement, situé dans le village en contrebas. Je suis assez
tranquille pour dévorer 3 kg de livres par semaine. (C'est le poids d'une boite
à chaussures remplie de livres. Le poids des colis que la famille peut envoyer
gratis, en Franchise Militaire, à son soldat. Je préfère les livres aux
saucissons qui, de toute façon, arrivent avariés au destinataire.)
Notre région est plutôt calme, car pacifiée
quelques mois avant par la Légion. Reste une poignée de fellagas imprenables,
planqués dans les douars alentour qui, finalement, se rendront, démoralisés par
leur solitude, pour être aussitôt torturés. Certains à mort. Après avoir crû à
"la Paix des Braves" qu'on leur proposait... Je suis assez peinard...
enfin... pas trop quand même. Avec cette menace sourde qui plane sur un pays en
guerre. La peur de tout et de rien. Une explosion. Un coup de feu isolé. Un
cri. Une ombre. Le mauvais sommeil. La mauvaise bouffe qui, avec l'angoisse,
vous démolit le bide pour longtemps. Des blessés qui passent en camion. Des
hommes torturés toute la nuit, qu'on emmène pisser, au petit matin, en les
soutenant. Je m'échappe dans l'imaginaire des livres.
Bien sûr, la torture. Omniprésente.
Institutionnalisée. Pratiquée systématiquement à
grande échelle. Jusque sur des enfants. C'est l'affaire de "spécialistes",
mais tout le monde est au courant. Ceux qui sont contre ne la ramènent pas, par
crainte de représailles qui sont nombreuses et variées dans la vie militaire
(corvées supplémentaires, affectation dans un poste dangereux, brimades).
Beaucoup y sont favorables. Je parle des appelés. Ça fait partie de l'arsenal
de la guerre subversive.
C'est la guerre, quoi!
Parfois, par un besoin bizarre de justification,
les services de renseignements font circuler des photos des exactions rebelles.
On y voit, par exemple, un vieux couple de paysans pieds-noirs sagement couché
dans son lit. Quand on y regarde mieux on voit qu'ils sont entièrement dépecés.
Ou telle autre photo avec, en gros plan, des soldats français morts, le sexe
coupé dans la bouche. Ça produit son effet sur la troupe.
Mais quand les cris interminables des hommes
torturés s'échappent des caves du Quartier Général, les sourires sont jaunes,
les cuites plus nombreuses au mess de la troupe. Et quand on apprend, un matin,
que le bourreau en chef, boucher de son état, sous-officier d'active, est mort
d'une décharge de chevrotines à bout portant dans la tête, la chambrée
applaudit... On n'a pas retrouvé la tête.
Dés mon arrivée en Algérie, en Septembre 59, tout
le monde sait qu'elle deviendra indépendante. Inéluctablement. Militaires comme
civils. Les premiers ont gagné la guerre - stricto sensu - sur le terrain, à
coups de combats, de ratissages, de quadrillages, de regroupements de
populations, au prix d'un million de morts (un million de musulmans et 30.000
européens, dit-on...). La revanche de l'Indo? Les seconds n'y croient plus
vraiment et s'accrochent à des espoirs chimériques, avant la grande fuite en
catastrophe, précédée par la période du terrorisme abject de l'OAS. Triste fin.
Après coup, les historiens ont démontré que l'Algérie était le parfait exemple
d'occasions perdues. (Avant 1950 les musulmans ne revendiquaient que... la
citoyenneté française!) Pays riche et passionnant, soumis à l'arbitraire
politique et économique d'une poignée de gros colons, déterminés, génération
après génération, à faire échouer toutes les réformes, à cantonner les arabes
dans le rôle d'esclaves bon marché. Egoïsme et imbécillité des riches, dont les
capitaux, bien avant la fin, ont fui vers des cieux plus juteux.
J'ai connu des pieds-noirs libéraux - artisans,
commerçants, fonctionnaires - qui voulaient que ça change pour retrouver la paix et continuer à vivre dans ce pays
qui était leur. Certains sont morts de leurs convictions, beaucoup ont connu
les plastiquages et la terreur. Aussi me suis-je souvent échauffé quand, de
retour en France, on me demandait de décrire le pied-noir comme le sale colon
qui fait suer le burnous, de conformer mon récit au manichéisme de gauche. Si
toute ma sympathie allait aux algériens et à leur espoir d'indépendance, je
savais aussi l'inextricable déchirement des pieds-noirs.
Une Histoire sans générosité finit toujours en
conflits sanglants. Mais l'Histoire est ce que les hommes en font. Est-elle
jamais généreuse ? Depuis 35 ans je constate tristement que rien - ou si peu -
n'a évolué. Que le monde reste invariablement soumis aux règles du profit, de
l'exploitation, du racisme, en un mot à l'imbécillité la plus crasse.
Pour les torturés, la peur, la honte, les morts,
les blessés.
Pour la tête pulvérisée du bourreau.
Pour le mensonge généralisé.
Pour l'inutilité absurde de cette guerre.
Pour le racisme rampant ou affiché.
Pour l'imbibition alcoolique des sous-offs anciens
d'Indochine.
Pour tant d'années et de jeunesse perdues.
Pour les illusions définitivement envolées.
Pour m'avoir ouvert les yeux sur la réalité du
monde.
Pour tout ça, finalement, merci à l'armée!
Cependant je rapporte dans mon sac d'autres images
qui ne sont ni de mort, ni de peur, ni d'ennui. La gentillesse des gens. Malgré
tout! Les petites filles arabes qui vont puiser l'eau, chargées comme des
baudets. Le courage des femmes qui assurent la continuité de la vie dans les
douars sans hommes. Et les couleurs de l'Afrique, où je retournerai souvent
plus tard pour retrouver, intactes, la chaleur, l'hospitalité et la dignité.
LE RETOUR
Dans le marais du temps immobile, pétrifié, le
grand jour arrive... après 28 mois. Au lieu de la joyeuse excitation, si
souvent imaginée, on est vide, sans réaction, lessivé de tout souvenir, comme
vieux. Apathiques, dans l'ultime convoi de camions qui nous ramène à Oran pour
l'inévitable camp de transit. Endormis et mornes, les 3.000 libérables entassés
pour 36 heures sur le Ville d'Alger, qui regardent sans la voir s'éloigner la
vieille ville espagnole. Malades - du mal de mer - la plupart des soldats. Du
mal de mer et du reste.
J'ai plusieurs copains blessés ou convalescents
qui voyagent en Première Classe. Je me faufile chez eux: j'éviterai au moins
l'ambiance nauséeuse des fonds de cale. A Marseille, sur les quais, des
gendarmes prétendent nous faire aligner en rangs par quatre pour aller
jusqu'aux trains spéciaux garés
dans la Gare Maritime. C'est une explosion de
colère brutale, inattendue. Les libérables bombardent les cognes des ponts du
bateau avec leurs sacs à paquetage (ça pèse 25 à 30 kilos ...) L'incident nous
rend joyeux. La spontanéité de la réaction à l'ultime connerie militaire
réveille tout le monde. Les gendarmes s'éclipsent. L'armée française nous a
donné en souvenir un beau diplôme : il atteste que je suis décoré de la
médaille commémorative d'Algérie. Je le déchire en confettis.
On est déjà dans la peau de celui qu'on doit pas
faire chier. Parce qu'il en a chié. Les mots du vocabulaire militaire sont
limités : chier est un de ses fleurons. Avec mon ami François-Xavier, le
séminariste, on s'échappe du port pour nous offrir un luxe : prendre un avion à
nos frais, qui nous ramènera en quelques heures à Paris. Où nous arrivons
complètement saouls, après avoir goûté sans retenue toutes les jolies petites
bouteilles des repas d'avion (à l'époque, les boissons étaient à volonté). Nos
familles, à l'aéroport, sont consternées de voir débarquer deux poivrots !
Mais enfin on est là. On est rentrés. Et c'est
Noël.
Je suis épuisé, amaigri, irascible, mutique. Ma
fille Emmanuelle naît quelque jours après. Elle est très mignonne. C'est la
plus belle de la clinique. Mais je ne comprends pas ce qui m'arrive ...
L'attente de sa venue puis les visites quotidiennes me sont pénibles physiquement.
Je dors toute la journée sur le lit de ma femme. Je voudrais faire bonne
figure, mais je suis vidé. On a fait de moi une sorte de zombie qui ne jouit
plus des bonnes choses.
La réinsertion va être dure !
C'est d'abord renouer avec les siens. Essayer.
S'apercevoir qu'aucun récit ne peut traduire la réalité de ce qu'on a vécu.
Qu'on vous écoute avec gentillesse ou commisération, et voilà tout. Que cette
page d'histoire écrite par toute une génération de jeunes français n'est pas
perçue comme une guerre, mais
comme une vague expédition lointaine et exotique.
J'ai compris, à cette époque, pourquoi les anciens combattants se réunissent et
se racontent : personne ne peut imaginer la réalité d'une guerre sans
l'avoir vécue. Alors on enfouit. On occulte. Sans
savoir que ce pseudo-oubli va vous empoisonner pour longtemps.
La réinsertion c'est retourner dans son entreprise
sans grande conviction.
S'y emmerder très vite. Faire la vie dure aux
chefs en agissant comme des caractériels. Chez Renault, je dépends d'un service
d'orientation qui doit caser au mieux les employés au retour de l'armée. Tout
le monde est compréhensif. Beaucoup de collègues sont dans mon cas : anciens
d'Algérie, employés à problèmes. La hiérarchie ne sait comment composer avec
nous : absentéisme, comportements irrationnels, refus de l'autorité. Mais qu'on
nous fasse pas chier ! Voilà le mot d'ordre.
Je circule pendant un an dans différents ateliers,
services, départements, sans me fixer nulle part. J'imagine mal passer ma vie à
construire des bagnoles. On me suggère amicalement de toute part que...
peut-être... je devrais... chercher ma voie ailleurs. J'en suis convaincu. Le
cinéma me passionne. Le père de ma femme, Olivier Hussenot, me présente à des
amis. Je débute comme assistant avec un réalisateur de courts métrages
d'animation. Une autre vie commence.
LE COURT METRAGE
LE SERVICE DE LA RECHERCHE
BREVES INCURSIONS DANS L'ACTUALITE ET LES
MAGAZINES
Le court métrage de commande était, avant
l'exclusivité de la vidéo, un secteur très actif du cinéma. Les grandes
entreprises publiques et privées, les Pouvoirs Publics, rendaient prospères par
leurs commandes un grand nombre de sociétés de production. C'est là que je fis
mes classes, dans de petites équipes où il fallait participer à tout : écriture
des scénarios, découpages, budgets, préparations, plannings, régie, prises de
vue, éclairage, mise en scène, contacts avec les labos, montage. C'était une
école pratique de premier ordre où il fallait à la fois satisfaire un client
(le faire accoucher de ce qu'il voulait dire, expliciter son activité,
s'accorder à sa vision des choses ou la faire évoluer) et nos propres
ambitions esthétiques. Les conflits qui naissaient
de cette dualité étaient enrichissants : quoi dire et comment le dire. Il y a,
dans la cinémathèque des courts métrages de commande, beaucoup de chefs
d'oeuvre.
Je participais ainsi à des sujets aussi divers que
l'énergie Atomique, le Dépeuplement des Campagnes, le Crédit Agricole,
l'Accouchement sans Douleur, l'Opération à coeur ouvert; les études sur le
Sommeil, la Culture Intensive de la Betterave, etc ...
C'est après cette formation pratique que je suis
engagé au Service de la Recherche de l'ORTF, dans la section Image. Pierre
Schaeffer, son directeur, est une figure de premier plan dans l'histoire de la
radio, de la télévision et de la musique contemporaine. C'est l'Honnête Homme
du 18ème siècle, pourvu d'une culture quasi universelle, à la fois ingénieur,
artiste, écrivain, novateur, doué d'une faculté d'analyse critique qui nous
fait trembler. Fondateur du Club d'Essai pendant l'Occupation, on dit de lui
qu'il inventa la radio et ses formes d'expression. La dramatique, les plans
sonores, la mise en onde en général sont des inventions qu'il normalisa sinon
inventa. La radio d'aujourd'hui, dans sa pauvreté expressive, fait pâle figure
quand on la compare aux riches foisonnements d'avant. (Ah! Une dramatique comme
les Maîtres du Mystère pour laquelle la France entière cessait de respirer un
soir par semaine ...)
Avec Schaeffer il fallait penser. S'interroger sur
le fond et la forme. Ne pas jouer avec des machines pour ne rien dire. Quelle
est la substance de votre projet ? disait-il. La moindre hésitation vous
renvoyait à la case départ. Le miracle du Service de la Recherche est qu'il
fonctionna pendant 25 ans, avec des budgets conséquents, reconduits de haute
lutte chaque année, à contre-courant de la tendance des médias évoluant vers la
rentabilité, la recherche de l'audience à tout prix, le nivellement par le bas,
la perte de qualité et de notion de Service Public.
Schaeffer avait une certaine idée du Service
Public, comme un autre avait une certaine idée de la France. C'était
l'intelligence et l'imagination au pouvoir. D'un abord plutôt glacial, bougon,
la pipe à la bouche, d'un humour tranchant dans ses meilleurs jours, Schaeffer
vous apprenait tout. L'exercice du dialogue avec lui était périlleux,
déstabilisant. Les conflits et les ruptures monnaie courante. La remise en
question de tout était l'ordre du jour permanent. La stabilité considérée comme
facteur d'assoupissement. Aussi, l'organigramme de son service était-il
régulièrement bouleversé. Cette mobilité dans les fonctions me permet ainsi
d'être successivement régisseur, chef de production, réalisateur, producteur
d'une émission de variétés expérimentale, dans un brassage ininterrompu de
cinéastes, musiciens, peintres, et sculpteurs. C'est l'une des deux périodes
les plus formatrices de ma vie. (L'autre est l'expérience de la scène et du
public). Après quatre ans dans ce shaker tumultueux, et un conflit plus
inattendu qu'à l'habitude, je démissionne pour aller voir ailleurs. Il était
sain, parfois, de quitter le Service...
Mais Schaeffer, tout paterfamilias tyrannique
qu'il fût, ou à cause de cela, n'aimait pas qu'on le quitte. Et il me sembla -
mais sûrement était-ce l'effet d'un sentimentalisme déplacé - qu'il me vit
partir avec regret... Le chômage, à l'époque, était une notion qu'on croyait
historique... On se recasait, avec quelques relations dans le milieu, sans
difficulté. Je deviens ainsi chargé de production dans un magazine mensuel
d'information de la jeune Deuxième Chaîne : Caméra 3 de Philippe Labro et Henri
de Turenne.
Nouvelle expérience passionnante : la pratique de
l'information à la télévision; le plateau de direct, une fois par mois, pendant
trois heures, sans filet. La tension nerveuse comme je la connaîtrai plus tard
devant un public. Puis je pars réaliser quelques sujets pour un magazine
culturel sur la même chaîne : Le Nouveau Dimanche. Ma manière non conventionnelle,
voire irrévérencieuse, de traiter les sujets artistiques me fait repasser la
porte assez vite...
Mais quelle importance... c'est Mai 68 !
MAI 68
Je n'aime pas les jeunes ou les vieux crétins qui
parlent des soixante huitards.
D'autant qu'ils ajoutent souvent : attardés...
Chez les jeunes, l'emploi de ce terme méprisant
trahit une rancoeur : celle de n'avoir pas vécu le truc. D'être né après. Ou
d'avoir entendu leurs parents ou leur grand frère radoter comme les anciens
combattants, sur des exploits imaginaires. Chez les plus âgés, c'est l'aveu
qu'ils sont restés chez eux, par trouille de la rue. Ou qu'ils étaient
carrément contre.
J'aurais plutôt de la sympathie pour le
soixante-huitard, malgré le ridicule de son look : jeans sales, cheveux longs
et gras. Il exprime souvent de vieux rêves utopiques qui aident à vivre. Il
continue à ne pas croire aux merveilleux modèles de sociétés que le Monde nous
offre aujourd'hui. Et il a bien raison.
Mais la race est éteinte jusqu'au prochain
ras-le-bol. La plupart des vrais soixante-huitards ont rangé leurs rêves dans
leur poche et leur mouchoir dessus. C'est bien triste. Certains se sont
suicidés ou sont devenus dingues. C'est respectable. Une minorité d'entre eux a
embrassé les idéaux (si l'on peut dire) combattus becs et ongles pendant
quelques années. Les plus radicaux des maoïstes sont devenus de respectables et
efficaces chefs d'entreprise, soucieux de leur réussite, puisque, n'est-ce pas,
nous sommes condamnés, dans cette société, à réussir ou à crever. Ils ont trahi
leurs idées, et surtout leur jeunesse.
Serge July est le plus célèbre d'entre eux. On dit
que la physionomie d'un homme de cinquante ans ne peut mentir sur ce qu'il est
vraiment. Celui-là, dans son costard gris boudinant sa bedaine d'amateur de
bonne bouffe, fumant le cigare, l'expression satisfaite et suffisante sous son
brushing au rasoir, a vraiment tout pour plaire. (La première fois que je vis
le personnage, en 70, il se planquait des flics chez un ami commun, et prêchait
sentencieusement sur les écrits Militaires de MaoDzéDung... Quel chemin
parcouru!) July minaudant avec Michèle Cotta, sur la chaîne de Bouygues, quels
grands moments de rigolade! C'est un de
nos grands patrons de presse. Un maître à penser. Tout le monde lit
Libé. Pas moi.
J'ai connu, évidemment, Libé à ses débuts. J'ai
même bien connu son papa qui s'appelait La Cause du Peuple. En 1970, le fait
semble incroyable aujourd'hui, quand les flics vous arrêtaient avec une
douzaine de Cause du Peuple dans votre voiture, ils vous mettaient en taule :
vous étiez un dangereux mao. J'ai fait beaucoup de soutien pour Libé ancienne
formule (du temps de Sartre et un peu après) quand il fallait mobiliser les
militants de la France entière pour que le canard continue. Ça se passait sous
un grand chapiteau Porte de Pantin. Ambiance et ferveur. Le fric rentrait. Le
journal survivait. (La vérité oblige à dire que ces grands galas de soutien
m'ont permis de toucher, en quelques concerts, un public venu de toute la
France, et de décoller véritablement.) Plus tard, dans la logique des journaux
à capitaux, Libé laisse tomber ses idées d'origine pour flatter les tendances à
la mode.
"Les canards barbotent dans les eaux de
vidange"
Après tout, c'était bien son droit, mais
j'explosais par deux fois : la première quand un rédacteur anonyme annonça mes
concerts en province avec des commentaires du genre : Béranger chante encore à
tel endroit, ou : pourquoi ce vieux machin, Béranger, chante-t-il encore...
(Les organisateurs de mes concerts étaient souvent des associations sans moyens
financiers, qui se défonçaient bénévolement et que ce genre de plaisanteries
démoralisaient); la seconde, quand ma modeste mais indépendante maison de
production, asphyxiée financièrement par les multinationales, demanda à July de
parler de nos problèmes. Libé publiait alors une série de papiers
dithyrambiques sur les jeunes loups à la tête des grandes boites de disques...
On nous répondit qu'on n'était pas dans la tendance ! Il fallut plusieurs mois
pour que ma réponse fut publiée.
On m'excusera pour ce moment d'aigreur : il y a un
style de trahison qui laisse ma mémoire intacte.
Mais revenons à Mai 68 : c'est plus gai! Ça baigne
dans le bonheur : celui de la spontanéité délirante, quand tous les blocages et
les interdits semblent effacés. Mai 68, ce ne sont pas les barricades et les
simulacres de guerre civile, les petits jeux puérils auxquels se livrent, déjà,
certains groupuscules, avec leur vocabulaire hermétique, leur goût du secret et
du complot. Ces trois semaines - seulement! - imprévisibles ont impressionné le
monde entier. On réalise que la plus puissante machine d'état peut être mise en
échec par une bande de galopins; que tout peut être dit, contesté, aboli; que
les partis, les syndicats, les groupes de pression n'existent que parce qu'on
les tolère, par habitude; qu'on pourrait vraiment changer la vie, les
institutions; qu'une fois la mèche allumée le feu se propage dans tous les
secteurs et met en lumière des ras-le-bol partout. Mais qu'il faudrait, bien
sûr, après l'explosion première, se structurer, s'organiser, pour bouleverser
durablement un vieux pays comme la France; qu'il n'y a pas d'évolution ou de
révolution qui puisse faire table rase de l'histoire, des moeurs, de la
culture. Je me suis frotté avec les purs et durs de toutes tendances, et dieu
sait s'il y en avait des tendances : des maoïstes aux marxistes-léninistes en
passant par les trotskistes, les stals, les révisos. Il est vrai qu'à 31 ans,
j'étais déjà un vieux, que mon histoire était plus remplie que la leur.
Mais j'avais du mal à admettre qu'on traite tous
les vieux de bourgeois, ou tous les CRS de SS; que toute discussion fasse
référence à des idéologies venues d'ailleurs qui, après tout, étaient loin
d'avoir fait leurs preuves; qu'il était absurde de vouloir abattre un système
pour le remplacer aussitôt par un
nouveau plus contraignant. Mais il y a la rue, les
inconnus à qui parler sans retenue, les inconnues plus du
tout effarouchées, la visite quotidienne à l'école
des Beaux-Arts pour faire le plein d'affiches à coller dans son quartier. Et
partout quelle ébullition!
Je vois un soir, au Quartier Latin, une douzaine
de jeunes composer une chanson collective, l'écrire à la craie sur un mur et
faire chanter les passants. Je sors du grenier ma vieille guitare de la
Roulotte, et j'entreprends d'écrire, à nouveau, des chansons. Les brillants
analystes prétendent qu'une explosion comme celle de 68 ne peut se produire que
dans des sociétés sans problème. Quel dommage qu'ils aient raison! Quel beau
feu d'artifice on pourrait faire avec 3 ou 4 millions de chômeurs, 500.000 mal
logés, des socialistes qui font la politique de la droite ! Mais les vrais
problèmes rendent les gens frileux, hésitants. Chacun se replie sur soi,
doutant - c'est humain - de la collectivité qui exclut, des politiques qui
trompent le monde. Repli sur soi. Solution individuelle. La Crise rend égoïstes
riches et pauvres. Les premiers, accrochés à leurs privilèges, serrent leurs
griffes plus convulsivement que jamais. Les seconds agitent désespérément leurs
membres pour garder la tête hors de l'eau.
Chacun pour soi.
A l'évidence - quelle banalité - les solutions ne
sont que collectives. Que faire (!) pour qu'un pays aussi riche que le nôtre
résorbe son chômage? Changer la vie, le travail, la répartition des richesses.
Avant tout, nos façons de penser, nos structures mentales.
Alors, la révolution ? Voire...
En 1982, un an après la victoire de la Gauche, je
pose, en chantant, la question : Le vrai Changement c'est quand ? (ça ne plût
guère aux décideurs-dinosaures...) Douze ans après, je m'interroge encore, avec
plus de colère. Je n'ai pas oublié que les socialistes vinrent au pouvoir sur
les ailes d'une magnifique idée : LE CHANGEMENT, et qu'ils ne cessent depuis,
avec une obstination qui confine à la pathologie, de la pervertir, d'en faire
un slogan vide de sens.
Il y a un type de trahison qui laisse ma mémoire
intacte... (voir plus haut) Alors, Béranger, déçu du socialisme? - Non, je n'ai
jamais cru au socialisme à la française. Un soir de 81 beaucoup sortirent dans
la rue, la mine réjouie, des bouteilles de champagne à la main. Je ne
participais pas à la fête. Je pensais à Louise Michel et à son pouvoir est
maudit... Il y avait eu des signes avant-coureurs : l'OPA du candidat
Mitterand, politicien de métier, sur le PS; la carrière du nouveau président
depuis 1945, à droite dans son département, à gauche au Parlement; et qui était
donc ce ministre de l'Intérieur, pendant la guerre d'Algérie, qui fit
guillotiner les prisonniers politiques... Quel curieux socialiste!
Pour un politicien habile un parti est comme un
train qu'on peut prendre en marche, pourvu qu'il aille dans le bon sens,
c'est-à-dire au pouvoir. Et puis, ce soir-là, il y eût un énorme orage comme un
avertissement du ciel! Ma prophétie personnelle était loin du compte : je
n'imaginais pas que le cirque socialiste se transformerait en une vaste parodie
régalienne avec Roi, courtisans et sujets, politique de prestige, flagorneries
extrêmes. Mais la peine de mort ?... Oui, la peine de mort abolie... quand
même!
En écrivant ces lignes, je trouve ce constat :
"En définitive, ni par son origine sociale et professionnelle, ni par son
comportement politique, l'élite, rose, qui a occupé le pouvoir pendant dix ans,
ne s'est différenciée de celle qui l'a précédée. Plus soucieuse de s'intégrer à
la classe dominante que de la combattre, de se couler dans le moule d'un
pouvoir autocratique que d'en modifier les règles du jeu, de fermer la porte
derrière elle que de la laisser entrebâillé aux milieux populaires, elle aura
peu contribué à dénouer les rigidités de la société française, où la démocratie
reste le gouvernement de tous, par et pour quelques-uns.(...) Pour la Droite
qui s'apprête à revenir aux affaires, c'est l'occasion de tenter d'extirper de
la conscience collective jusqu'à l'idée même du changement social et d'une
alternative à la norme politique dominante en Occident. Il reviendra à d'autres
de reprendre demain les valeurs de la gauche et de se demander pourquoi ils ont
été si peu nombreux à résister." (Christian De Brie, Le Monde
Diplomatique, Février 93)
En 68, donc, je ressortis ma vieille guitare pour
faire des chansons. En route vers Prague, deux mois après, je rencontrais des
chars russes à Bratislava : le socialisme à visage humain et le Printemps de
Prague avaient vécu. Quelques illusions aussi. A la fin de l'été 68 je
retournais en Algérie. Huit ans après ma guerre j'éprouvais, en débarquant à
Alger, l'émotion que doit ressentir un émigré qui revient au pays... Mai 68, la
Tchécoslovaquie, l'Algérie retrouvée, que faut-il de plus pour avoir envie
d'écrire et de chanter ses chansons...
FAIRE CARRIERE DANS LA CHANSON ? - VOUS PLAISANTEZ
!
Fin 68, avec six amis, nous créons une société
d'étude et de réalisation en relations publiques. L'ère du conseil en ceci, en
cela, en n'importe quoi, commence. L'économie est florissante. Le secteur
tertiaire aussi. Nous pensons que la remise en question, l'originalité, peuvent
s'appliquer à ce secteur d'activités. On est en plein dans la mouvance de 68.
Les pouvoirs publics, les grandes entreprises, pas particulièrement
révolutionnaires dans leur essence, ont néanmoins le soucis de donner d'eux une
image nouvelle, dépoussiérée. Sans grand risque, bien sûr, puisque la réaction à
Mai 68 a été puissante, et que l'Ordre règne à nouveau.
Par exemple, une Ville Nouvelle nous demande
conseil sur la conception et la réalisation des futurs équipements culturels.
L'esprit de notre projet est qu'il faut donner le pouvoir aux gens, éviter le
dirigisme, etc... Notre projet est jugé brillant, intelligent et...
soigneusement enterré au fond d'un tiroir. On nous demande, en fait, de voiler
l'ordre établi d'un simulacre de nouveauté. D'intervenir sur l'image et pas sur
les structures. L'emplâtre sur une jambe de bois. Mon rôle dans ce groupe est
d'avoir des idées délirantes, d'animer les séances de brainstorming que nous
pratiquons beaucoup. Au fil des mois mon enthousiasme s'émousse : le client a
toujours raison puisqu'il paie, fut-il le plus réac ou le plus idiot.
Avec ma vieille guitare j'ai enregistré une
douzaine de chansons sur un minicassette. Je les fais entendre à mes associés.
Ces chansons, je les ai faites et enregistrées sans idée préconçue, comme ça,
par urgence personnelle. Un de mes collègues, à mon insu, transmet cette
cassette à une directrice artistique chez CBS. On me convoque. On me demande si
ça m'amuserait de signer un contrat de cinq ans pour enregistrer des disques.
Tiens! Pourquoi pas? Je signe. CBS (multinationale US) et son patron ne sont
pas précisément des révolutionnaires... Mais la logique commerciale veut qu'on
tente de récupérer toutes les tendances à la mode. J'en suis une. En avant !
Mon premier 45t voit le jour avec une seule chanson : Tranche de Vie. Pour
écouter la chanson entière il faut retourner le disque : la fin est sur la face
B. Le pari commercial de CBS est juste : Tranche de Vie, pour l'époque, est une
chanson originale dans la forme et dans le fond. Et le chanteur n'en est pas
un! Ça amuse les programmateurs : je rentre dans les play-lists. Un certain
public, frustré de son explosion soixante-huitarde, suit le mouvement et achète
le disque. Dans la dynamique de ce premier succès CBS me fait enregistrer un
premier 30cm qui, lui aussi, marche bien.
Ainsi devient-on chanteur...
La pochette de cet album est un collage de Martine
Hussenot qui résume assez bien l'esprit de l'époque : Lénine statufié soutient
d'un doigt nonchalant le logo de la multinationale CBS... A moins que le geste
veuille dire : je vous l'ai bien mis. Des petites filles fraîches lessivent le
socle de la statue, sous le regard d'un clown hilare et inquiétant. Devant
elles, un tas de pavés qui n'attendent qu'à être lancés. Quelques fleurs y
poussent. Plus loin, un CRS énorme charge un petit homme, tout seul sur le quai
désert d'une gare de banlieue. A l'intérieur de la pochette : album de famille,
avec Emmanuelle, ma fille, Stéphane, mon fils né en 62, une femme kabyle, les
chars russes à Bratislava, des lavandières de La Goutte d'Or, et moi, avec
l'éternelle Julie sur l'épaule (c'est le perroquet de la famille).
Avec ce premier 30cm je fais l'expérience
désagréable de la façon dont les producteurs travaillent : vous donnez vos
maquettes et quelques semaines plus tard on vous convoque au studio pour
enregistrer la voix... Vous découvrez alors ce que sont devenues vos chansons,
triturées par des arrangeurs inconnus - parfois de talent - mais avec qui aucun
dialogue ne s'est jamais établi. Je me sens trahi par mon inexpérience.
Dés le second album (Ça doit être bien) j'impose
une formule musicale cohérente : le groupe américain Mormos. Ce groupe,
installé à Paris, a un talent et un professionnalisme évidents. Mais leur
inspiration et leur son ont vingt ans d'avance. Aussi ce disque piétine-t-il,
commercialement, comparé au premier. CBS me fait moins de sourires, d'autant
que mon esprit curieux me pousse à vouloir tout comprendre du fonctionnement de
la production. Je veux bien être un produit ... mais conscient. Ce n'est pas
l'usage qu'un chanteur se mêle de tout. Je suis atypique. Je les agace. Je ne
les amuse plus.
Aussi est-ce d'un commun accord qu'on se sépare, à
l'amiable, après deux ans. Je rejoins, en 1972, une petite société de
production animée par mon premier éditeur : l'Escargot-Sibecar, où je resterai
10 ans et enregistrerai 8 albums.
FAIRE DE LA SCENE
La logique promotionnelle veut qu'un chanteur
fasse de la scène. Ça explique l'ambiance de mise à mort qu'on ressent en
regardant certains débutants : ils ont autant envie d'être là que sur la chaise
électrique! Malgré mon expérience théâtrale antérieure (La Roulotte) je n'ai
aucune envie - consciente - de remonter sur scène. Je pense que la plaisanterie
s'arrêtera après quelques enregistrements et qu'on passera à autre chose. La
suite m'a donné tort. La demande du public, après Tranche de Vie, se fait de
plus en plus pressante. Chanter devant des gens est la seule justification -
s'il en faut une - de ce métier. Pratiquer la scène, c'est être confronté à la
diversité permanente : aucun concert n'est semblable à un autre; aucun public
n'est le même qu'hier. La décontraction, la confiance en soi, la faculté
d'improviser viennent avec l'expérience. J'ai commencé raide comme un bout de
bois, enchaînant mes chansons sans transition, sans présentation, aussi à
l'aise qu'un ours sur un fil. Mais prudemment! Avec deux ou trois chansons
d'abord. Puis un quart d'heure. Une demi-heure. Une heure. Une façon
progressive de vérifier que les gens ne s'emmerdent pas puisqu'ils en
redemandent! Finalement, après trois ans d'expérimentation sur le tas, je mis
au point mon standard de croisière : un spectacle de deux heures. L'ours bourré
de trac des débuts découvrit que chanter est un plaisir physique.
Le plaisir de donner de la voix. De se donner tout
simplement.
Les petites formations acoustiques de mes débuts
me laissent un souvenir de travail inachevé, manquant d'efficacité. Il est vrai
qu'on traversait la grande période folk et que ça passait bien. Mais je veux
donner à mes chansons, d'inspiration urbaine selon moi, un environnement
musical qui leur corresponde : la musique électrique. La rencontre, en 1973,
avec Alarcen m'en donne l'occasion. Jean-Pierre Alarcen est un guitariste
génial. J'emploie le terme à dessein. Un vrai musicien, à la technique sure et
variée, qui sait rester à l'écoute de la chanson. Alarcen vint, avec sa
guitare, son talent, sa gentillesse et son humour. Il vint aussi avec sa sono
et son camion..., apports techniques inestimables que nos moyens financiers à
l'époque nous interdisaient. Quand j'ai connu Alarcen son intention était
d'arrêter le métier. Ses expériences passées, déjà nombreuses, l'avaient
dégoûté du showbiz. Son projet était... de faire des livraisons avec son camion
(reliquat avec la sono, d'un groupe qui n'avait pas marché). C'était un pur et
dur - il l'est resté - résolu à ne pas transiger avec l'idée qu'il avait de la
musique. Cette intransigeance explique en partie qu'il n'a pas fait la carrière
qu'il aurait pu faire. Cette rencontre , la constitution d'un groupe
électrique, furent pour moi un grand bond en avant. On restera cinq ans
ensemble.
POUR EN FINIR AVEC LA CHRONOLOGIE !
En 1973, avec Alarcen, commence mon ère électrique
. Une centaine de concerts par an, festivals, fêtes politiques, galas de
soutien. On va partout où on nous appelle et on mange beaucoup de kilomètres.
L'organisation de nos tournées n'est pas très cohérente : un jour à Lille, le
lendemain à Marseille. On va partout et souvent, jusque dans les petits bleds,
car je pratique une politique de prix qui permet aux petits organisateurs de
nous faire venir sans grands risques. Nous sommes onze personnes : ça coûte
cher. Mais le prix des places modeste que j'impose est compensé par un public
nombreux. Maxime Leforestier fait la même chose : il donnera, certaines années,
jusqu'à 300 concerts par an. Le record!
Sur cette période, qui durera jusqu'en 1980, j'ai
voulu écrire un récit de souvenirs. Que je n'ai pas écrit ! (Bof... Un livre de
plus!) J'y aurais raconté la ferveur, l'émotion, la sympathie, le plaisir, les
gags, la violence et les affrontements parfois. Le pied géant qu'on y a pris!
J'aurais dit pourquoi - où que j'aille en France, encore aujourd'hui - des
inconnus (et des inconnues aussi...) me sourient et me saluent comme si j'étais
de la famille. La grande famille que c'était...
En vérité, j'ai de beaux souvenirs. Mais pas de
nostalgie, ni de mélancolie.
En 1978, après un mois de spectacles à
l'Elysées-Montmarte, à Paris, et quelques concerts dans les prisons, le groupe
Alarcen et moi nous nous séparons. On a fait, ensemble, le tour de la question.
Alarcen fonde son groupe. Tout est bien.
J'ai fait quatre 30cm avec Alarcen :
LE MONDE BOUGE (74)
L'ALTERNATIVE (75)
EN PUBLIC (double, 77)
PARTICIPE PRESENT (78)
J'ai toujours fait de la place aux musiciens,
considérant que leurs sons et leur musique avaient des choses à dire au même
titre que les mots. Il m'est arrivé de m'effacer totalement sur scène pour
faire place à la musique. Dans les grandes chansons comme Paris-Lumière ou
Article sans suite, qui durent 15 à 25 minutes, les solos et les chorus sont
nombreux. On m'en a fait reproche, parfois, en prétendant que je risquais d'y
disparaître. Critique à courte vue!
Après Alarcen, j'enchaîne aussitôt avec de
nouveaux musiciens dirigés par Bertrand Lajudie. Les chansons d'avant, jouées
par un nouveau groupe, deviennent de nouvelles chansons. Phénomène assez
rafraîchissant.
Avec Lajudie, on fait trois ans et trois 30cm :
JOUE PAS AVEC MES NERFS (79)
ARTICLE SANS SUITE (80)
DA CAPO (81)
Lajudie signe les musiques de quelques chansons
comme : Le Messager, Ma maison, Allemagne, soeur blafarde. Si importantes pour
moi qu'après onze ans, je les ré-enregistre (92). En 82, après le dépôt de
bilan de l'Escargot-Sibécar (c'est le sort des petites productions
indépendantes...) je suis sous contrat chez RCA, par la grâce de son directeur
d'alors, François Dacla, vieux supporter et grand amateur de chanson française.
RCA produit Da Capo et... me pousse vers la sortie. La société est sur le point
de se faire avaler par Ariola, qui met comme condition au rachat le dégraissage
d'un bon nombre de chanteurs français. (Ah! Le dégraissage! Doux vocable qui va
marquer de son esprit toutes les années 80. Arme magique des nouveaux barbares,
genre Bernard Tapie, pour bâtir des fortunes sur l'exclusion et le chômage.
Stratégie préférée des nouveaux maîtres à penser). Je ne vois pas
d'inconvénient à me faire dégraisser si on m'indemnise, car mon contrat n'est
pas respecté : RCA me doit la production de deux 30cm. On me propose... 50.000
Fr pour solde de tout compte! J'engage une procédure judiciaire qui durera sept
ans, et que je gagnerai. (Y'a pas de justice, mais quand même!)
Le vidage d'un artiste, dans le non-respect de son
contrat, est une pratique courante à l'époque. La seule partie qui doit en
respecter les clauses est... l'artiste. La plupart d'entre eux se laissent
tondre sans réagir, soucieux de retrouver très vite une nouvelle production,
obsédés par l'idée qu'on les prenne pour de mauvais coucheurs.
Ce n'est pas mon cas. D'autant que j'ai décidé,
assez brutalement, d'arrêter le métier pour un temps. Je suis saturé par douze
ans de tournées ininterrompues. J'ai envie de prendre du recul. Les péripéties
avec RCA n'arrangent rien. L'album Da Capo ne sera pratiquement pas distribué.
Ni promotionné. Un disque confidentiel. La demande de concerts, pourtant, est
toujours forte : le public ne m'a pas chassé par son absence.
De 82 à 89, j'ai vécu... ma vie. Farniente
(glandage), voyages, musique, travaux alimentaires pour vivre. En 89, je
rencontre Francis Kertekian, patron de Justine, heureux de me produire un
album. Et moi donc! Avec Valmont, on fait un disque exclusivement avec des
machines (sauf un titre), et... 60 concerts dans toute la France.
Vu sous l'angle de la gestion d'une carrière, un
arrêt total de sept ans est une aberration. Je n'ai jamais eu ce genre de
préoccupation, mais le redémarrage fait de vous un simple débutant. Ça
rajeunit. Mais c'est difficile, disons-le, d'autant que le métier s'est radicalisé
vers la rentabilité à tout prix. C'est la crise. Je suis quand même surpris par
le nombre de concerts et par l'accueil des gens. Les anciens viennent avec
leurs enfants, dont les jeunes années ont été bercées - parfois jusqu'à
saturation - par Tranche de vie et autres Natacha.
Justine, la boîte de prod de Francis Kertekian se
fait absorber par Fnac-Music. Ça recommence! Je me retrouve dans une boîte qui
n'a vraiment pas envie de moi. Ni moi d'eux. Beaucoup de fric, beaucoup de
moyens, mais un dialogue artistique nul, dans une structure de gestionnaires.
Dommage...
LA CRITIQUE
J'ai un press-book d'un volume impressionnant. La
plupart des papiers sont globalement bons, quoique bourrés de redites, de
redondances inévitables. Les seules vraies mauvaises - très méchantes -
critiques sont liées à mes passages à Paris. Lors de mon premier spectacle dans
la capitale, au théâtre de la Renaissance, les critiques parisiens sont d'une
telle unanimité dans l'aigreur et l'hostilité, que je fais agrandir, au format
poster, les coupures de journaux, pour les afficher dans le hall d'entrée.
J'invite les gens à écrire ce qu'ils en pensent sur un mur de papier. On rigole
bien, à notre tour, en lisant leurs réactions. On s'amuse comme on peut.
Claude Fléouter, après deux papiers méchants dans
Le Monde, finit par pondre un dithyrambe délirant sur moi. Explication : mon
producteur de l'époque est devenu le sien, pour une série d'albums de musiques
ethniques... Grande leçon de déontologie.
SUR LA CHANSON EN GENERAL
Les débats du genre : la chanson est-elle un genre
majeur ou mineur me gonflent. Les propos de Gainsbourg sur la chanson, art
mineur me font sourire. C'est un des rares sujets, à ma connaissance, abordés
par Gainsbourg - un des plus grands faiseurs de chansons du siècle - où il est
pris en flagrant délit d'imbécillité. L'imbécillité n'étant pas son fort on
peut imaginer une provocation de plus...
La chanson, la bonne, l'efficace, est un genre qui
impose concision, synthèse, clarté. Texte et musique sont indissociables. Car,
à la différence de la poésie, une chanson ne se lit pas : elle s'écoute. On
peut aussi dire la poésie mais elle devient chanson... Pour moi une chanson est
efficace quand elle est bonne. Une chanson efficace est du domaine de la magie.
La fabriquer tient de l'alchimie, du miracle et... de beaucoup de travail. Elle
peut naître en cinq minutes ou en deux ans. Le temps ne fait rien à l'affaire.
Ou à la faire. Elle existe depuis toujours et reste la seule expression
authentiquement populaire. Elle accompagne tout et partout. Elle rit, elle
pleure, elle dénonce, elle gueule.
Qu'elle ait été, depuis quatre-vingts ans,
honteusement kidnappée et prostituée par des marchands de soupe, qui en ont
fait un objet de profit, est UN GRAND MALHEUR. Mais elle survit, et survivra,
CAR ELLE EST EN NOUS. Comme LA VOIX et LES MOTS sont en nous. Elle survivra,
malgré l'impérialisme américain qui sévit AUSSI dans le domaine de la chanson,
servilement relayé, depuis quarante ans, par les décideurs médiatiques, qui ont
fait du public un consommateur parfaitement conditionné. Parfaitement
conditionné à acheter des disques - écouter des oeuvres - assister à des
spectacles - OU L'ON PARLE UNE LANGUE QUI N'EST PAS LA NOTRE.
La gravité de la déculturation est phénoménale.
En fait, le public n'écoute plus une chanson, mais
une oeuvre où les mots d'une langue qui lui est étrangère, sont perçus comme
élément musical. On peut estimer à un pour mille le pourcentage d'auditeurs
français comprenant les paroles des chansons anglo-saxonnes... (Les paroles des
chansons US sont souvent d'une nullité, d'une mièvrerie, d'un infantilisme qui
dépassent les limites. C'est heureux, alors, que les gens ne les comprennent
pas!) Peut-être faut-il - pour la majorité - qu'une chanson ne dise plus rien,
qu'elle soit insignifiante, qu'elle ne vous renvoie surtout pas l'image de la
réalité, ou une poésie trop violente. Peut-être... Peut-être... que toute chose
glisse vers le bas, se pervertit, s'appauvrit, dégénère. Je ne sais.
Mais bon, je l'avoue, j'ai quand même de
l'admiration - voire de la tendresse - pour certains chanteurs américains : Joe
Hill, Woodie Guthrie, Pete Seeger - évidemment - mais aussi : Tom Waits, Lou
Reed, Neil Young, Ry Cooder, Randy Newman, Léonard Cohen qui sont des auteurs,
pour le moins, signifiants. Après cette envolée lyrico-colérique - dont je
m'excuse - je dirai que mes contemporains en showbiz font de très belles
chansons : Jonasz, Souchon, Voulzy, Leforestier, Charlebois, Vigneault,
Higelin, Guidoni, Jean-Claude Vannier ont produit des chef-d'oeuvres. Sans
parler des monuments qu'on ne cite plus : Brassens, Brel, Férré. Des
chefs-d'oeuvres d'autant plus admirables qu'ils ont su franchir les fourches
caudines des médias, sans démériter.
Car là est le problème : comment faire de belles,
efficaces et signifiantes chansons et passer dans les médias?
LES MEDIAS : PASSAGE OBLIGATOIRE !
L'EXORBITANT POUVOIR.
J'ai connu une époque où certains - comme moi -
pouvaient se passer des médias. Notre médium c'était les associations crées en
grand nombre après 68, pour combler les vides de la vie culturelle ou proposer
une alternative à la culture dominante. J'ai fait cent concerts par an, pendant
douze ans, avec 1.000 spectateurs en moyenne, dans ce circuit... C'est dire si
le circuit parallèle drainait beaucoup de monde : spectateurs et acheteurs
potentiels de disques. L'ère des associations a cessé entre 78 et 80. Alors
plus d'alternative. Un seul passage obligé : les médias et les circuits
commerciaux.
On a cru, avec les Radios Libres à la naissance
d'un nouvel espace de liberté, pour contrebalancer l'exclusivité des ondes
officielles ou des radios périphériques. Cet espoir a été un feu de paille :
dés que légalisées les radios libres ont déployé tous leurs efforts pour
ressembler aux anciennes. Recherche de l'audience et du profit publicitaire.
Elles ont cessé d'être libres pour devenir privées : privées d'originalité et
de liberté. (Il subsiste quelques exceptions à audience confidentielle).
Le programmateur - la barbarie du terme fait déjà
peur : ça sonne comme ordonnateur des pompes funèbres, ou exécuteur des hautes
oeuvres - est tout puissant. Il représente les intérêts, la stratégie, l'esprit
de la chaîne. Sa position dominante fait qu'il s'imagine - mégalomanie logique
- tout savoir sur le goût des gens. C'est grave et c'est faux. Il ne représente
pas le goût des gens : il le fait. Les techniques de matraquage, de
répétitions, de suggestion permettent de créer une mode, un engouement, avec
n'importe quoi ou n'importe qui : ces stratégies viennent de la publicité et
sont parfaitement rodées.
La toute puissance du programmateur confine
parfois à la goujaterie absolue : une attachée de presse présente un nouveau
disque; on lui prend des mains, on regarde la pochette et on balance l'objet
dans la corbeille à papier, sous ses yeux. En quelques secondes le sort d'une
production s'est joué. L'investissement humain, financier, voire la qualité du
produit sont niés, méprisés, anéantis. Selon quels critères? En fonction de
quoi et de qui?
Exemple extrême : soit! Il y a des corbeilles à
papier plus courtoises... pour un résultat identique. Je veux bien qu'il existe
de bons programmateurs, honnêtes, attentifs, respectueux, parfaits quoi! Mais
comment faire face - entre autres problèmes - aux centaines de productions
nouvelles qui s'accumulent chaque mois, dans des structures d'organisation
totalement inadéquates ? En outre, la position charnière du programmateur - au
carrefour d'intérêts financiers considérables - permet d'imaginer que la vénalité
fausse le jeu et produit ses ravages. Ne soyons pas paranos! N'accusons pas
sans preuve! Mais enfin... ce serait bien le diable si ce secteur d'activités
échappait à la corruption.
Quoiqu'il en soit le programmateur est là. Face à
lui, des producteurs, des attachés de presse, soucieux d'attirer ses bonnes
grâces et de préserver l'avenir. Face à lui aussi - mais brillant surtout par
sa non-existence - une corporation de chanteurs maladivement individualistes,
incapables d'organiser entre eux un front commun de résistance à cet état de
fait, de proposer des solutions.
DONC, HORS MEDIAS POINT DE SALUT !
Le phénomène n'est pas propre à la chanson. La
médiatisation confère le droit d'exister publiquement. Pour ma part, je crois
savoir que j'existe. Mais pour qui ?
MES CHANSONS
En octobre 90, j’ai reçu une lettre anonyme que je
reproduis ici : « La violence des mots, des images, s’oppose à l’édulcoré, au
gentil, au bien léché, au bien sucé, à la variette, au non-dit. A cette
provocation répondent souvent indifférence ou hostilité médiatiques. Normal. Ce
monde a une réalité, mais défense d’en parler hors normes. Tes chansons ont
toujours été des urgences, des coups de boutoir à l’emporte-pièce, qui n’ont
pulvérisé ni tes rêves ni ta tendresse. La beauté sera convulsive ou ne sera
pas».
Sur mes chansons je ne ferai aucun commentaire. Ce
que j'ai à dire y est contenu. Qu'on les écoute attentivement est ce qui peut
leur arriver de mieux. Elles sont l'expression de mes convictions ou de mes
expériences. Aucune n'est artificielle, concoctée pour plaire. Je ne fabrique
pas de produits à la mode. Le suivisme et le mimétisme ne sont pas mon fort. Je
crois qu'on est bon quand on est soi-même. Je crois aussi, majeure ou mineure,
que la chanson est une forme d'art et que l'art doit être subversif,
bousculer les idées reçues, les formes existantes.
Je me trouve bien timide dans le domaine de la subversion... Si c'était à
refaire j'essaierai d'aller plus loin, de taper plus fort, voire d'être démago,
comme certains, pour gagner plus d'audience. (Mais la pratique de la démagogie
à outrance serait en contradiction avec ce que je suis : incapable, sans rire
de moi-même, de me livrer à la comédie mensongère de certains engagements de
pur opportunisme...)
Sur scène, j'ai toujours distancié. Mon
comportement a toujours voulu dire : une chanson n'est qu'une chanson, pas un
fusil ou une grève; je ne suis pas une star, mais un mec comme vous, ni
prophète ni messager; les drames, les conflits, les dénonciations n'empêchent
pas le rire, le sourire et l'humour; passons un moment ensemble... Ça
n'implique pas l'amateurisme : j'ai toujours essayé de présenter des
spectacles bien ficelés musicalement et
techniquement. Ces chansons, bref, j'ai essayé de les rendre efficaces. Je n'y
suis pas toujours parvenu. Leur taux de réussite, selon mes critères, restera
mon secret ...
QUEL AVENIR POUR LA CHANSON ?
L'évolution du Paysage Audiovisuel Français, la
radicalisation des sociétés de production, les conditions économiques qui
régissent le spectacle vivant, me font mal augurer de son avenir. Résumons
brièvement les passages obligés du chanteur et de ses chansons : Producteurs de
disques et Production. Les grandes maisons de production (généralement des
multinationales) n'assument plus leur vocation de découvreur, de promoteur
d'artistes. Elles font du chiffre avec de gros catalogues de valeurs sûres, et
exploitent quelques stars. Le profit doit être immédiat. A cette condition
elles investissent dans la production et la promotion. Il arrive encore
qu'elles se laissent aller à prendre quelques risques et qu'elles produisent un
disque. Si le succès n'est pas rapide, après une courte période de tests, la
production est abandonnée. La promotion, corollaire indispensable à la vie d'un
disque, n'est pas même tentée : car la promo coûte plus cher que la prod
elle-même et nécessite un long travail dans le temps. (Ce faisant, le
producteur contrevient à la loi qui lui fait obligation de tout tenter pour
faire connaître l'oeuvre qu'il contribue à produire... Beaucoup d'artistes
auraient pu gagner des procès rémunérateurs en faisant respecter cette loi!
Mais qui connaît et respecte la loi?... ) La pente naturelle mène donc le
producteur vers la tendance, le produit à la mode, ou l'exploitation tranquille
du catalogue et des stars qui sont comme des rentes obligataires.
Le ci-devant producteur veut que son entreprise
fonctionne selon des critères incompatibles avec la création ou l'art. Mais on
ne vend pas de la même façon une lessive ou un aliment pour chien et une
chanson! Or les maisons de production parlent de rentabilité, de cibles, de
prévisions, de bilan et doivent des comptes aux actionnaires. Les cadres de ces
entreprises ont souvent une brillante formation commerciale, mais sont
totalement nuls, incultes, dépourvus du moindre goût dans le seul domaine où il
faudrait qu'ils brillent : celui de la musique, de la chanson, de l'art en un
mot.
D'ailleurs ils n'en font pas mystère : la
chansonnette ne les branche pas-du-tout! Ce n'est jamais que du vent qu'il faut
vendre. Ces réflexions viennent de ma propre expérience : je n'invente rien.
Mais n'accusons pas le simili-producteur de tous les maux : nous vivons dans un
système - le libéralisme de plus en plus sauvage - où l'on est effectivement
condamné à réussir ou à disparaître. Alors, quelle solution pour
l'auteur-compositeur-chanteur?
Etre riche d'un héritage familial ou d'un succès
précédent, et investir ses propres fonds. Trouver, vaille que vaille, une
formule artisanale de production. Ce dernier cas, le plus fréquent chez les
indépendants, fait qu'on travaille dans des structures à dimensions humaines,
et non plus dans des usines anonymes où la responsabilité est diluée,
l'interlocuteur toujours absent, le mensonge envers l'artiste institué en stratégie
permanente. Mais la modestie des moyens induit des limitations : limitations
techniques; limitations de pouvoir dans les rapports avec distributeurs et
décideurs de médias. Beaucoup d'entre nous n'ont pas d'autre choix : il faut
faire avec.
L'éditeur et l'édition
Je ne cite ce secteur que pour mémoire. On se
demande pourquoi il existe encore, tellement son inutilité est flagrante!
L'éditeur, autrefois responsable de l'édition-papier des chansons, de leur
diffusion, voire de la recherche de nouveaux interprètes, se contente
aujourd'hui, dans l'immense majorité des cas, d'empocher 50 % des droits
d'auteur, de gérer son catalogue, parfois de signer des contrats de
sous-édition avec l'étranger. Certains, dans le meilleur des cas, participent
financièrement à la promotion de spectacles, ou servent de banquier aux auteurs
dans le besoin, au moyen d'avances, remboursables, évidemment, sur les droits à
venir. La disparité entre le pourcentage exigé par l'éditeur et son travail
effectif est proprement aberrante. Mais rien ni personne ne vous obligent à
vous faire ainsi maquereauter... (sauf certaines productions qui exigent, dans
leurs contrats, en plus d'un fatras de conditions souvent léonines et jamais
respectées, qu'on leur abandonne les
droits d'édition...)
La distribution
Si produire un disque reste du domaine du
possible, le distribuer oblige à passer par les volontés du distributeur, qui
évolue dans un domaine quasiment industriel, hors de portée de l'artisan. Coût
de l'opération : 40 % du prix de gros.
La promotion
J'ai décrit plus haut le scénario-type des
rapports entre le produit et le décideur-programmateur. Je n'ai pas parlé de
cette catégorie de gens, souvent respectables, qu'on nomme improprement
attachés de presse et qui sont, en fait, des chargés de promotion. Leur métier
est ingrat. Je tire mon chapeau à ceux et celles qui le pratiquent honnêtement.
Quand vous êtes sous contrat dans une grosse boite
de production, on vous présente souvent, après la sortie d'un disque, un
plan-médias. C'est un document qui présente toutes les actions promotionnelles
que le dynamique service promo va entreprendre pour faire de vous la star de
demain, vous faire entrer dans les hits et dans les charts, vous faire figurer
dans les play-lists... (le franglais est de rigueur : c'est plus chébran). Les
résultats sont généralement plus... discrets! On ne sait pas qui a fait quoi,
comment, auprès de qui. Quelles sont les vraies réactions des programmateurs.
Si même le travail a été vraiment fait. En quels termes et avec quel
argumentaire. Il arrive parfois, fortuitement ou volontairement, qu'on puisse
exercer un contrôle : on a des surprises. Généralement mauvaises : le disque a
bien été expédié, mais les relances téléphoniques ou autres, n'ont pas été
faites (il faut harceler 10, 15, 20 fois un responsable pour qu'il écoute votre
disque ou... prétende l'avoir écouté!) Au pire, le disque n'est jamais arrivé!
Dans les grandes entreprises le contrôle du travail des gens est impossible. On
nage dans le brouillard. On déprime. On finit par laisser tomber.
Sur le chargé de promotion free-lance, qu'on
engage et qu'on paie soi-même, la fonction de contrôle est en apparence plus
simple, quotidienne. La responsabilité n'est pas diluée dans un personnel
pléthorique. Le free-lance peut avoir des relations personnelles avec les
décideurs : ça aide à l'efficacité de son travail, et ça permet, au moins, de
savoir la vérité. Mais la promo est le métier du free-lance. Les
programmateurs, ses cibles. Il doit ménager l'avenir, son avenir. Il n'a aucune
envie, sous prétexte de défendre un produit - et il faut parfois le faire d'une
façon... opiniâtre - de ruiner la qualité de ses relations, de brûler son
carnet d'adresses. Résoudre le problème de la promotion, c'est résoudre la
quadrature du cercle!
Le spectacle vivant
Le public potentiel du spectacle vivant a changé.
Je ne connais pas tous les facteurs qui ont déterminé cette évolution. On parle
de l'avènement des nouvelles techniques de communication : télévision, vidéo,
qui n'incitent pas à sortir de chez soi pour aller au spectacle. Et de bien
d'autres choses. Le fait est que le public s'est raréfié et que son
budget-loisir a fondu, crise économique aidant. Les organisateurs de concerts
du domaine privé, pas plus que d'autres entrepreneurs, n'aiment perdre de
l'argent. On les comprend. Ils ne veulent investir qu'à coup sûr, sur des
produits sans risque, à l'image des producteurs de disques, après avoir vérifié
que le chanteur a fait une salle à Paris (indispensable pour la province), que
son press-book est bien rempli et que les prime-time de variétés sur les
chaînes nationales l'ont accueilli plusieurs fois. Cette dernière condition est
la plus déterminante. Si, en plus, une de vos chansons est un tube sur toutes
les chaînes de radio, la gloire provinciale est à vous.
Les producteurs privés ont privilégié, pendant les
années 80, les grands spectacles, les méga-productions : il est plus rentable
de remplir une fois le Palais des Sports de Bercy que de produire 10 concerts
dans des salles de 1.000 places Retour à des critères de spectacle plus
humains, ou effet de la crise, épuisement de la mégalomanie des stars et de
leurs producteurs, bouillons financiers spectaculaires, on voit depuis quelques
années les petites et moyennes salles accueillir à nouveau des spectacles de
chansons. C'est heureux. La chanson s'épanouit mieux dans une certaine
intimité.
Quant aux petits organisateurs, survivants des
associations issues de 68, - dont la politique culturelle était souvent en
contradiction avec celle des municipalités - c'était facile de les asphyxier :
en pratiquant, par exemple, des tarifs prohibitifs de location de salle, pour
les priver de lieux où recevoir les spectacles... Autrefois cette catégorie
d'organisateurs oubliaient fréquemment de payer les charges sociales sur les
salaires des artistes ... ce qui allégeait d'autant leurs charges financières
et leur permettait de tenir, bon an mal an. L'application stricte de la loi
dans ce domaine a eu pour effet
pervers de garrotter complètement les associations.
Le spectacle vivant y a perdu une grande part de sa liberté et maintes
occasions de s'exprimer.
Une vraie politique culturelle, intelligente et
concertée, aurait dû instituer de nouvelles pratiques dans le domaine des taxes
fiscales et des charges sociales. On a préféré privilégier une politique de
PRESTIGE, de GRANDS TRAVAUX, accentuant le centralisme parisien, au détriment
d'actions locales en profondeur et à long terme. L'Arche de la Défense,
l'Opéra-Bastille, la Pyramide du Louvre, autant de gouffres financiers qui font
de la France provinciale et profonde des déserts culturels. La DECENTRALISATION
, qui donne le pouvoir financier aux élus locaux, n'a pas dénoué la situation :
la politique culturelle véritable y est aussi absente qu'au niveau national.
Les organisateurs du domaine subventionné (Maisons
de la Culture etc... ) obéissent aux mêmes règles que ceux du privé. Ils en
ajoutent une supplémentaire : le prestige. Sous le règne d'un précédent
monarque républicain (VGE), on décida que la Culture devait être rentable comme
n'importe quel produit, dans la logique du libéralisme à tout va. Outre que
cette politique témoigne d'une méconnaissance grave - ou d'un mépris total - de
la chose culturelle - car l'art n'a pas à être rentable - elle fit disparaître
durablement beaucoup d'activités artistiques. Les directeurs du domaine
subventionné furent priés de rentabiliser un peu l'argent de l'état ou des
Collectivités Locales. D'en perdre un peu moins, quoi. Il est vrai que depuis
Malraux on assistait à beaucoup de gâchis : celui, en particulier, de tous ces
metteurs en scène contestables se faisant plaisir en créant, luxueusement, des
oeuvres... contestables.
La chanson, qui n'y était pour rien, la pauvre, se
vit rogner les ailes. La programmation des spectacles de chansons diminua. On
ne conserve, pour le prestige, que les spectacles de stars.
EN GUISE DE CONCLUSION
J'ai brossé un tableau plutôt noir des composantes
de ce métier : c'est sans doute ma nature de forcer le trait. Je ne crois pas,
cependant, être loin de la vérité. J'aurais pu - j'aurais dû - évoquer aussi
celles et ceux qui font que ce microcosme conserve, parfois, une dimension
humaine, chaleureuse, attentive. Producteurs d'émissions, réalisateurs,
programmateurs qui - malgré le panier de crabes où ils se meuvent - tentent de
diffuser, de promouvoir autre chose que de la soupe. Ils existent et je les
salue.
Je ne suis ni désespéré, ni cassé, ni battu. Les
constats que je fais, les dénonciations que je tente sont l'expression d'un
certain esprit de résistance. S'il faut, un jour, chanter clandestinement dans
les catacombes, pourchassé par les limiers de la police culturelle (!), j'y
serai.
Car il y a LA CHANSON! Aussi vieille que les
hommes. Le produit-chansonnette-savonnette bien mode, bien torché, bien sexy,
bien rythmé est souvent comme un crachat à la face du monde. Il y a cette
femme, en Somalie, berçant son enfant squelettique qui va mourir de la connerie
des hommes... Et elle lui chante une chanson!
Tout finit par des chansons.