Léo Ferré est né, à l’abri de la guerre,
dans une principauté d’opérette, le jour de la Saint-Barthélemy, en 1916. Il a
fumé sa dernière Celtique, dans le giron des collines toscanes, chez lui, un
jour de fête nationale, en 1993. Ultime clin d’œil de la " graine
d’anar ". Celui qui n’a cessé de mettre en images la mort (A mon enterrement) et d’inventer les testaments (A toi) léguait à son public une œuvre
considérable : une cinquantaine de CD, où il a libéré la chanson de son
corset de trois minutes, où il a mêlé le lyrisme à l’argot, où il a fait
descendre Baudelaire, Verlaine, Rimbaud et les autres dans
la rue, où il a clamé l’amour et l’anarchie. Auteur-interprète-compositeur, né
plus exactement sous le double signe de poète-musicien, il est l’une des
figures majeures de la chanson française de cette seconde moité du siècle.
Sa mère s’appelle
Marie (dite Charlotte) ; son père Joseph. Elle est couturière, il est
directeur du personnel de la Société des bains de mer, qui gère le casino de
Monaco et possède la moitié de la ville. Léo Charles Albert Antoine (qui tient
son prénom de sa marraine Léa) a une sœur, Lucienne, de deux ans et demi son
aînée. Côté maternel, les grands-parents Scotto viennent d’Italie. Chez les
Ferré, le grand-père a aussi quitté le Piémont pour Nice. Cocher de fiacre, il
a transmis à son petit-fils l’amour des chevaux. Et le cheval, présent dans de
nombreuses chansons, sera l’animal favori du bestiaire poétique de Ferré. Avec un tel arbre généalogique, celui-ci se
sent aux trois-quarts italien. L’enfance et l’adolescence de Léo sont
tiraillées entre l’amour de sa mère, une relation difficile avec son père - qui
se montre extrêmement autoritaire mais l’aide à acheter son premier piano - et
la solitude au collège très catholique de Saint Charles de Bordighera, une
petite ville côtière coincée entre Vintimille et San Remo, où ses parents
l’inscrivent comme interne à ses huits ans. On lui retire son patronyme, on lui
donne le matricule 38 : exactement comme en prison. C’est d’ailleurs dans
ces termes qu’il qualifiera son enfance solitaire : huit longues années
avec uniforme avec botons dorés et lourd parfum d’encens. Est-ce là qu’il
ourdit sa révolte et s’approprie la formule " Ni dieu, ni
maître " ? Toujours est-il qu’il est élevé dans une religion
stricte, sous un régime fasciste, Mussolini ayant pris le pouvoir en octobre
1922. Seules joies sur celui qui se rêve musicien : il joue du piston dans
la fanfare et chante de sa voix de soprano dans la chorale.
Et puis une découverte, celle de la 5è
Symphonie de Beethoven, qu’il entend à la radio, alors qu’il boit un chocolat
avec sa mère, passée lui rendre visite. Il en pleure d’émotion. Passionnément,
Léo découvre la musique, cette grande consolatrice et rêve de devenir chef
d’orchestre. Dans son panthéon personnel se côtoient également Debussy,
Bârtock, Mozart et Satie. Ferré, que la critique a souvent éreinté, quand il se
mêlera de symphonie – lui, le chanteur de variétés – a appris l’harmonie avec
Leonid Sabaniev, un élève de Scriabine. Le bac en poche (première partie à
Rome, deuxième à Monaco) à vingt ans, il gagne Paris pour préparer Sciences-Po
et une licence en droit. Il loge rue de Vaugirard et fréquente les camelots du
roi, une organisation d’extrême droite, où il croise un de ses condisciples,
François Mitterand.
Puis il fait son service militaire avant
d'être démobilisé en 40. De retour à Monaco, il occupe un poste de distributeur
de bons de ravitaillement aux hôteliers. Entre temps, il se marie en octobre 43
avec Odette. Il entre ensuite à Radio Monte-Carlo où il est tout à la fois,
suivant l'occasion, speaker, bruiteur ou pianiste. Il commence à composer des
poèmes, chante dans des cabarets, découvre Charles Trenet et rencontre même
Edith Piaf qui lui conseille de se produire à Paris.
A la libération, il se produit au Boeuf sur
le toit, cabaret parisien où il partage l'affiche avec les Frères Jacques et le
tandem Roche-Aznavour. Il gagne assez mal sa vie mais fait enfin ce qu'il aime.
En 1947, débarquant d'une tournée catastrophique en Martinique, il travaille
avec Francis Claude au Milord l'Arsouille, cabaret de la capitale et crée l'Ile Saint-Louis ou A
Saint-Germain-des-Prés. C'est l'époque de ses grandes amitiés : Jean-Roger
Caussimon, Juliette Gréco ou Renée Lebas qui la première
chantera une de ses chansons, Elle tourne... la terre.
Mais la vie courante est difficile et Odette sa femme, ne peut plus supporter
les incertitudes de la Vie d'artiste, célèbre
chanson de Léo Ferre. Ils divorcent en décembre 1950.
Après s'être tenu longtemps à l'écart des
événements politiques, y compris au moment du Front Populaire, Léo Ferré
fréquente de plus en plus les milieux libertaires (à la fin des années 40, il
avait accepté de participer aux galas de la Fédération Anarchiste), mais fait
un détour rapide par le Parti Communiste Français, qu'il considérera toute sa
vie comme un parti de référence. Puis dans un café parisien, il rencontre sa
deuxième compagne Madeleine, femme de tête qui prend en charge le destin de
l'artiste. D'ailleurs cette année-là, il écrit un opéra, la Vie d'Artiste,
qui révèle un véritable talent de compositeur. Quatre ans plus tard, il
récidive avec un oratorio sur la Chanson du mal-aimé de Guillaume
Apollinaire, qu'il crée à l'Opéra de Monte-Carlo.
En 1953, Léo Ferré chante en vedette
américaine de Joséphine Baker, à l'Olympia. Il signe aussi avec la
maison de disques Odéon pour qui il enregistre Paris
Canaille créé l'année précédente par Catherine Sauvage. Il
s'installe avec Madeleine et sa fille (qu'elle a eu d'un précédent mariage et
que Ferré considère comme sa propre enfant) sur le boulevard Pershing à Paris.
Malgré le peu d'argent dont ils disposent, l'appartement est toujours ouvert aux
amis : Catherine Sauvage et le comédien Pierre Brasseur, les Frères Jacques et
d'autres.
Avec le succès de
"Paris Canaille", il peut s'acheter une maison à la campagne. En mars
55, il fait son premier Olympia en tant que vedette. Il y chante
"l'Homme", "Monsieur William", "Graine d'Ananar",
etc. A la fin de cette année-là, il enregistre aussi huit nouvelles chansons
dont Pauvre Ruteboeuf et le Guinche. Il s'accompagne seul au piano et même à
l'orgue. On y trouve aussi l'Amour, chanson qui
plaît énormément au poète surréaliste André Breton. De là, naît une belle
amitié qui se termine malheureusement le jour où Ferré présente au vieil homme
"Poètes... vos papiers" en 56. Ce recueil de soixante-dix-sept poèmes
rassemble aussi des chansons qu'il a déjà chantées et des textes dans lesquels
tout au long de sa vie, il ira puiser. Cette véritable profession de foi du
poète est aussi une prise de position contre l'écriture automatique des
Surréalistes. André Breton, mécontent, conteste cette vision de la poésie et
refuse finalement d'écrire la préface. Les ponts sont rompus et la fâcherie
dure jusqu'en 1966, date de la mort de Breton.
L'année 56 est aussi marquée par l'écriture
de la Nuit, ballet avec textes et chansons
destiné au chorégraphe Roland Petit et à sa compagnie : l'accueil des critiques
est défavorable et au bout de quatre représentations, le spectacle est retiré
de l'affiche du Théâtre de Paris. En avril 57, paraît Les Fleurs du Mal chanté par Léo Ferré, disque en
hommage à Charles Baudelaire, grand poète français du XIXème siècle. En janvier
58, il donne son premier tour de chant à Bobino, auquel il sera fidèle. Puis en
avril, il enregistre un nouvel album, Encore du Léo
Ferré chez Odéon, dans lequel Jean-Roger Caussimon lui a écrit Le Temps du Tango mais on peut entendre aussi l'Eté s'en fout ou Mon
Camarade. Désormais, à l'abri des soucis financiers, il achète sur un
coup de tête une île en Bretagne, l'Ile du Guesclin.
En 1961, il enregistre pour la firme
Barclay les Chansons d'Aragon, soit dix
poèmes mis en musique par l'artiste : de L'Affiche
Rouge à l'Etrangère, d'Elsa à Est-ce ainsi que les
hommes vivent ?, Léo Ferré donne à ces textes en les interprétant une
autre dimension. Louis Aragon est très impressionné et très fier. Se
noue alors une amitié sincère et simple entre le poète et le chanteur. A
quelques mois d'intervalle, il enregistre Paname,
succès qui annonce une décennie prolifique et prospère. Il se produit au
Théâtre du Vieux Colombier : parmi les nouvelles chansons , Merde à Vauban, les Rupins
ou Thank you Satan. La presse est
dithyrambique. Dans la foulée, il chante dans le célèbre music-hall,
l'Alhambra. Ayant atteint l'âge de 45 ans, Ferré‚ se sent enfin à l'aise. Il
sait qu'il doit beaucoup à son épouse Madeleine qui a incontestablement un sens
artistique très développé. Fin 62 et début 63, il est à l'affiche de l'ABC,
autre music-hall parisien où il présente de nouvelles créations qui viennent
juste d'être enregistrées en 33 tours, la Langue
française, T'es chouette ou T'es rock, Coco. Déménageant du boulevard Pershing,
la famille Ferré, à laquelle s'est ajouté une petite guenon prénommée Pépée
(que Léo et Madeleine considèrent comme leur propre fille), va s'installer dans
le département du Lot, à Perdrigal.
Puis c'est Ferré 64, disque de maturité qui démontre que son
inspiration est à son zénith : Franco la muerte,
Sans façon, Mon piano,
etc. Inspiration d'un rebelle qui exprime avec poésie, les violences rentrées
et les "coups de gueule" d'un anarchiste qui ne renie pourtant pas les
facilités que lui procurent l'argent. En 65 et 66, il effectue deux tournées au
Canada. Il accorde durant cette période, de nombreuses interviews à la radio et
à la télévision. En 66, c'est son retour sur une scène parisienne, Bobino. Il
rend un vibrant hommage au poète Rimbaud, accompagné de son seul piano,
qui laisse la salle émue par l'union si belle de la poésie et de la chanson.
Le disque qui sort durant l'été 67, est une
oeuvre qui nous montre que Ferré est un grand parolier : la facture des textes
est encore classique, mais ils sont toujours aussi percutants. Préfigurant ce
qui deviendra la génération hippie, il écrit Salut
Beatnick et dans des registres différents, C'est
un air, On n'est pas des saints, Le Lit, etc. Une chanson manque pourtant : A une chanteuse morte, hommage à Edith Piaf,
mais aussi attaque allusive à Mireille Mathieu, chanteuse que l'on
présente à cette époque comme sa remplaçante. C'est le patron Eddy Barclay qui
le censure.
Puis c'est à nouveau Bobino pendant tout le
mois de septembre. Malheureusement, la vie de reclus que mènent Léo et
Madeleine Ferré, quand ils ne sont pas à Paris pour des raisons
professionnelles, commence à rendre leur existence difficile : dans le vieux
château du Lot, la compagnie de leurs nombreux animaux domestiques et de leur
tribu de chimpanzés (devenus au fil des ans de véritables enfants à leurs yeux)
va finalement les éloigner l'un de l'autre. C'est une rupture douloureuse qui a
lieu début 68. Les événements de mai 68 en France, marquent profondément Léo
Ferré. Il se produit d'ailleurs le 10 mai lors du célèbre gala de la Mutualité,
gala des anarchistes. Il est au yeux du public enthousiaste le chantre de la
contestation et de la révolution permanente. En fait, il est toujours aussi
distant par rapport à l'action politique.
En octobre, il s'embarque pour une tournée
en Afrique du Nord qui ne sera pas un succès. Début 69, sort un nouveau disque
inspiré par l'agitation de mai 68 : Comme une fille,
L'été 68, Les
Anarchistes même si cette dernière chanson est antérieure aux
événements. Cette année-là, Léo Ferré refait Bobino en janvier et février.
Porté par la chanson C'est extra, devenu depuis
un véritable tube, l'ensemble du récital est enregistré et est publié en double
album.
Le 6 janvier a lieu une rencontre au sommet
entre Léo Ferré, Jacques Brel et Georges Brassens,
considérés tous les trois comme les piliers de la chanson française. Cette
rencontre est à l'initiative d'un journaliste d'un magazine musical français,
Rock & Folk. Ils abordent leurs thèmes de prédilection et échangent leur
opinions. Rencontrée avant sa
séparation d'avec Madeleine, Marie-Christine est devenue la nouvelle compagne
de Léo Ferré. Ils s'installent en Italie, près de Florence en Toscane. En mai
70, naît leur premier fils Mathieu. Cette année-là verra aussi la sortie d'un
double album, Amour Anarchie, considéré
par beaucoup comme le summum de son œuvre discographique : Le Chien, la The Nana,
Paris je ne t'aime plus ou la Mémoire et la mer. Mais Léo Ferré est toujours en
phase avec son époque : la pop music qu'il a découvert avec les Beatles
et les Moody Blues n'échappe pas à son intérêt. C'est ainsi que lassé des récitals en solo,
il commence à tourner avec un groupe pop français, Zoo. "Cette
façon neuve de concevoir la musique liée à une pensée jeune, libérée"
comme il le dit lui-même conforte sa place auprès d'un public renouvelé et plus
jeune. En octobre 70, sort le 45 tours Avec le temps.
L'année suivante, il enregistre Solitude,
album enregistré avec le groupe Zoo.
En 72, il se
produit pendant trois semaines à l'Olympia. Son style est plus dépouillé que
dans les années 60 durant lesquelles on l'avait vu beaucoup plus lyrique
chantant avec emphase. Il interprète ses chansons mais aussi celles de Jean-Roger
Caussimon dont la très belle Ne chantez pas la
mort. En mai 73, il publie l'enregistrement de ce spectacle en double
album. Un autre disque, en studio, est enregistré : Il
n'y a plus rien, discours nihiliste proche du monologue qui démontre
une fois de plus le talent de poète de Ferré. Il enchaîne ensuite sur une
tournée avec le chanteur québécois Robert Charlebois. Son père décède la
même année. Léo Ferré est très affecté, même si leur relation n'a pas toujours
été paisible.
L'année suivante, Ferré se produit à
l'Opéra Comique, salle de spectacle d'habitude réservée à la musique classique.
Il présente de nouvelles chansons mais il dit aussi un texte d'Apollinaire La Chanson du Mal-aimé. Surtout, il entreprend de
lire une prose intitulée Et basta véritable
profession de foi, qui laisse le public une fois de plus impressionné et
pantois. En 75, commence pour l'artiste une nouvelle aventure musicale. En
effet, il entreprend de diriger un véritable orchestre symphonique, celui de
Montreux en Suisse.
A l'automne, il poursuit cette expérience
en Belgique, puis au Palais des Congrès à Paris. Les spécialistes de la musique
classique (Ravel et Beethoven sont au programme) ne lui pardonnent pas cette
incursion dans leur pré-carré, ce qui blesse énormément l'artiste. Cette même
année, il quitte la maison Barclay, non sans quelques dissensions. A la suite
de cette rupture, il sort chez CBS un album intitulé Ferré muet dirige Ravel et Ferré. Ce disque regroupe entre
autres, le Concerto pour la main gauche par
l'Orchestre Symphonique de Milan et Muss es sein ? Es
muss sein, Love ou Requiem par
l'Orchestre de Liège.
De 76 à 90, il publie différents disques
chez CBS, puis RCA et enfin EPM : Ma vie est un
slalom en 79, La Violence et l'ennui
en 80, les Loubards en 85, On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans en
86, Les Vieux copains en 90.
Installé définitivement en Toscane avec sa
femme Marie-Christine, la famille s'agrandit avec la naissance de Marie-Cécile
en juillet 74, puis avec celle de leur deuxième fille Manuella en janvier 78.
Léo Ferré y trouve enfin le repos de l'âme qu'il attendait depuis sa rupture
avec Madeleine et aussi une harmonie familiale qui le rend véritablement
heureux. Ferré assagi avec l'âge n'en reste pas moins un chanteur populaire qui
enchaîne les récitals à l'Olympia ou au TLP Dejazet, autre salle parisienne et
qui continue à effectuer des tournées en France et à l'étranger. Son soutien à
la cause anarchiste n'est pas remis en question malgré son exil toscan, loin du
bruit et de la fureur. Il participe d'ailleurs jusqu'à la fin de sa vie, à des
galas de soutien.
C'est à l'âge de 77 ans que Ferré meurt à
la suite d'une longue maladie le 14 juillet 1993. Cette maladie dont il n'a quasiment
jamais parlée, s'était déclarée en 1992 et l'avait empêché de faire son retour
sur la scène du Grand Rex à Paris.
A la fin des
années 90, son fils Mathieu reprend la maison d'édition et société
d'exploitation de droits d'auteurs que ses parents avaient montée en 92, la
Mémoire et la Mer. Il cherche ainsi à promouvoir les projets divers concernant
l'œuvre de son père : réédition de disques, parution d'inédits ou spectacles.
C'est ainsi qu'en mars 2000 sort un CD posthume du chanteur, Métamec. Cet album reprend des projets de Léo que
la mort a laissé sur le côté de la route quelques années, jusqu'à ce que
Mathieu découvre ces chansons dont neuf seulement ont pu être reconstituées.
Ces titres écrits dans les 15 dernières années de la vie de l'artiste
inaugurent une série d'autres disques constitués d'inédits que beaucoup
qualifient cependant de beaucoup moins intéressants que tout ce que Léo Ferré a
écrit et sorti de son vivant. En novembre, la société de son fils réédite les
trois derniers CDs de son père.
Léo Ferré détient une place à part dans la
chanson française : il reste un auteur-compositeur-interprète d'exception. Le
plus bel éloge a été rendu par Louis Aragon : "Il faudra réécrire
l'histoire littéraire un peu différemment à cause de Léo Ferré".