Nino Ferrer

Au cours de l'été 98, Nino Ferrer a non seulement choisi de mettre fin à son existence, mais aussi à une carrière en dents de scie. Personnage un peu en marge du milieu musical, il nous laisse des chansons qui sont pour beaucoup des tubes majeurs du répertoire, et parfois même de petits chefs d'œuvres.

Nino Ferrer est né Agostino Ferrari. Il voit le jour le 15 août 1934 à Gênes en Italie dans une famille bourgeoise. Son père est italien et sa mère française. Il  affirme avoir eu une enfance très agréable au sein d'une famille cultivée et amoureuse des Arts. Il passe les cinq premières années de sa vie en Nouvelle-Calédonie où son père est nommé ingénieur dans une usine de nickel. Lors de vacances en France en 1939, Nino et sa mère se retrouvent bloqués à cause de la guerre. Son père continue à travailler en Nouvelle-Calédonie. Seuls en Italie, sans beaucoup d'argent, ces années-là ne sont pas très faciles, d'autant plus qu'il est reproché à la mère de Nino d'être l'épouse d'un ennemi de l'Italie.

En 1947, toute la famille s'installe en France. Nino est envoyé dans les meilleurs collèges de Paris. Après sa scolarité, il se lance dans des études d'ethnologie et d'archéologie préhistorique. Il en ressort diplômé. Une grande partie de son temps libre est consacré à visiter des champs de fouilles, et il décroche un premier emploi au musée de l'Homme. A côté de cette passion pour l'histoire, il développe de nombreux autres centres d'intérêt. Il commence à peindre assidûment. Cette passion ne le quittera jamais. Mais surtout, il apprend à jouer de différents instruments : guitare, piano, clarinette, trombone ou trompette. Il compose, il écrit, et devient un fervent adepte de jazz.

A la fin de ses études, sa grand-mère lui offre un voyage en Nouvelle-Calédonie. Il en profite pour faire le tour du monde sur un cargo et participe à des fouilles sur l'Ile des Pins en Mélanésie. De retour à Paris, il doit se trouver un emploi. Mais tout ce qui s'offre à lui n'est pas passionnant et peu payé. De plus, il songe de plus en plus à se lancer dans la musique. Son choix est vite fait et il devient l'accompagnateur de musiciens de jazz à commencer par Richard Bennett et les Dixiecats, puis Bill Coleman de 58 à 60. Au début des années 60, il travaille quelques années avec la chanteuse américaine Nancy Holloway. Il est son guitariste. Parallèlement, il continue d'écrire des morceaux très inspirés par le gospel. Il ne remporte aucun succès et essuie des refus dans la plupart des maisons de disques. Lorsqu'il découvre le rhythm'n'blues avec Otis Redding, Sam Cooke ou Sam & Dave, c'est une révélation musicale. Il transforme son écriture.

Repéré par le label Barclay, il faut attendre 1963 pour que Nino Ferrer enregistre son premier disque, Pour oublier qu'on s'est aimé. Il a 29 ans alors que la moyenne des jeunes vedettes du moment en ont à peine 20. Ce 45 tours de quatre titres, écrit dans une veine assez classique, ne marche pas en France.

Sur la face B, il décide de mettre une chanson qu'il a écrite au tout début des années 50, Un an d'amour. Cette chanson est reprise en Italie puis en Espagne, et est plus connue aujourd'hui sous son titre espagnol, un Año de amor, que le réalisateur Pedro Almodovar a utilisé dans son film Talons Aiguilles. Un autre extrait, l'Irréparable, connaît un succès certain dans certains pays d'Europe, au Japon, et même au Moyen-Orient, d'où une semaine de concerts organisée en grande pompe à Beyrouth.

Séparé de Barclay pour un petit label Bel Air, Nino est toujours inconnu en France. On le voit sur la scène de l'Olympia en 63 où il participe au spectacle de Nancy Holloway. En 1964, il monte un groupe gospel, Reverend Nino and the Jubilees ; ils se séparent avant même d'effectuer un enregistrement digne de ce nom. Nino sort alors quelques 45 tours sans succès. Après toutes ces années de galère, le déclic a lieu de façon inattendue en 1965. Nino réintègre le label Barclay qui lui donne la possibilité d'enregistrer de nouveaux titres. Après quelques essais peu réussis, un nouveau directeur artistique, Richard Bennett, laisse les mains libres à Nino pour enregistrer un disque à sa guise. Excellente idée !

C'est ainsi que Nino Ferrer enregistre Mirza, titre qui mêle efficacement rythm'n'blues et dérision des textes. La chanson est un succès immédiat et spectaculaire. La maison de disques réclame à Nino Ferrer des titres du même genre. Le public s'arrache les disques et le jeune chanteur devient une idole du jour au lendemain. Dans la foulée, paraissent Les Cornichons et Oh ! Hé ! Hein ! Bon !. Nino Ferrer est désormais considéré comme le chanteur rigolo et l'amuseur à la mode. Sa notoriété est énorme, mais fondée sur un répertoire qui ne lui ressemble pas. Cependant, il aligne tube sur tube et sa nouvelle vie de vedette prend un rythme infernal. En 66, il donne 195 galas et participe à près de 30 émissions de télévision. Il profite à fond du système : argent, luxe, conquêtes. On le compare à Dutronc pour son côté dandy provocateur et séducteur à l'air blasé. Mais Nino Ferrer se lasse très vite. En 1966, sort le Téléfon, nouveau tube qui fait encore danser les gens trente ans plus tard. En dépit de sa réussite, Ferrer doté d'un caractère entier, commence à se fâcher avec le showbiz. Peu enclin à faire des concessions, il quitte Paris et s'installe en Italie où au même moment, son titre Je veux être noir fait un succès d'un tout autre type.

Etouffé par sa propre réussite, Nino Ferrer reste environ trois ans en Italie de 67 à 70. En France, continuent de sortir des titres qui marchent assez bien. Ses textes sont de plus en plus iconoclastes voire politisés, mais toujours sur un mode ironique, voire parfois cynique. En 1967, il chante Mao et Moa et Mon copain Bismarck et en 1968, c'est le Roi d'Angleterre. Son répertoire devient mordant en écho à son irritation générale du showbiz et de la société. A cette époque, Nino engage un jeune musicien camerounais, Manu Dibango, qui se fera connaître plus tard en tant que saxophoniste. Mais c'est comme organiste que Dibango travaille avec le chanteur.

En Italie, Nino devient animateur de télévision dans une émission de variétés un tantinet irrévérencieuse, "Lo, Agata e tu". Il en tire une notoriété indéniable. Il participe deux fois au festival de San Remo. En 1970, il termine finaliste, mais l'année suivante, est éliminé. Après une courte idylle avec Brigitte Bardot, il choisit finalement de rentrer en France après avoir enregistré l'album Rats and Roll en 1971.

Décidé à mener désormais la vie et la carrière qu'il entend, il s'installe dans le Quercy, région du sud-ouest de la France, et commence à élever des chevaux. Mais la musique le tient toujours et sa rencontre avec l'Anglais Mickey Finn change beaucoup de choses dans sa vision de son travail. Mickey Finn est un guitariste anglais qui a fait ses classes avec T.Rex, Clapton ou les Stones. Avec lui, Nino se plonge dans le rock. Il met à jour des textes plus sombres, plus proches de lui.

En 1972, sort l'album Métronomie considéré par le chanteur comme son véritable premier album. Très empreint de son époque, cet album a un air d'expérience. Les musiques de Nino Ferrer s'accompagnent de bruitages. Il y reprend son tout premier enregistrement, Pour oublier qu'on s'est aimé. Pour le plus grand regret de Nino Ferrer, ce n'est pas l'album qui marche mais un seul des titres, la Maison près de la fontaine. Très différente du reste de l'album, ce 45 tours se vend à 500.000 exemplaires. A nouveau, le monde du showbiz tire le tapis rouge devant Nino Ferrer, ce qui finit de le conforter dans sa haine de ce milieu…

Ferrer continue de sortir un album presque tous les ans. Un seul tube lui permet tout de même de faire ce qu'il veut même si, commercialement, ce n'est pas toujours une réussite. En 1973, Nino monte un groupe occasionnel avec Micky Finn et d'autres musiciens. Ensemble, ils enregistrent l'album Nino and Leggs dans une veine totalement rock'n'roll. L'album ne marche pas et Nino quitte le label Barclay pour CBS. L'année suivante, sort un 33 tours tout en anglais, Nino and Radiah. Radiah Frye est la jeune chanteuse américaine que l'on voit sur la pochette. Seul un titre du disque est en français et pas le moindre : le Sud, succès parmi les succès du répertoire de Nino Ferrer. Titre majeur de toute la chanson française, il est en fait la énième version d'un titre écrit initialement en anglais. A sa sortie, ce titre connaît un succès phénoménal et se vend à un million d'exemplaires. Mais Nino n'est pas satisfait. Une fois de plus, le succès d'un titre camoufle le travail d'un album entier. L'année suivante, Nino Ferrer sort un nouvel album, Suite en œuf, mais sans succès. Idem pour Véritables vérités verdâtres qui paraît en 77 et qui marque sa rupture avec CBS.

Le succès de le Sud permet cependant à Nino Ferrer de s'offrit une maison dans sa région du Quercy. C'est ainsi qu'en 1976, il s'installe dans une magnifique bastide du XVème siècle située au lieu-dit La Taillade. Il y monte un studio d'enregistrement, et continue à s'occuper de chevaux et à peindre. En 1978, il épouse Jacqueline Monestier dite Kinou. Désormais sans maison de disques, Nino Ferrer sort ses disques sur des labels chaque fois différents. En 1979, paraît Blanat sur un petit label indépendant, Free Bird. C'est un album très gospel, voire jazz, avec des titres en français et en anglais, comme souvent dans son répertoire. La même année, Ferrer rencontre Jacques Higelin et part en tournée avec lui. Son univers rock et délirant, sa personnalité puissante, séduisent Ferrer et l'incitent à retrouver la scène qu'il avait abandonné depuis longtemps. Suite à cette tournée, il joue à Paris au Bataclan avec le groupe du futur Paul Personne. Nouvel album en 1981 sur le label WEA. Dans cet album, la Carmencita, on trouve essentiellement d'anciennes chansons et les ventes sont très faibles.

En revanche, l'album suivant, Ex-Libris, est entièrement original et écrit en hommage à son père. Mais il ne rencontre pas plus de succès. 1983 est une année de retour et de départ. Ferrer sort un album à nouveau dans la veine rock'n'roll de Leggs, Rock'n'roll cowboy. Puis, il monte sur la scène de l'Olympia le 19 décembre pour un concert unique. Et pourtant, cette année-là Nino Ferrer claque définitivement la porte du showbiz. On le retrouve cependant dès l'année suivante dans une comédie musicale pour enfants, l'Arche de Noé, montée à Paris au théâtre de l'Unité. Auteur des musiques, il y interprète Dieu ! Le spectacle marche plutôt bien et attire jusqu'à 200.000 spectateurs.

De fin 84 à 86, Nino Ferrer disparaît totalement de la scène musicale. Retiré dans sa bastide, il peint beaucoup, fait quelques expositions et surtout élève ses fils, Pierre et Arthur. Il enregistre cependant un album en 86 qu'il nomme très sobrement, 13ème album. Mais le disque passe inaperçu. En 1989, la municipalité de Montcuq lui commande l'organisation des cérémonies du Bicentenaire de la Révolution française. Nino s'exécute et monte un spectacle dans lequel il interprète la Marseillaise. Un 45 tours à tirage limité sera même tiré de cette expérience, Il pleut bergère, vieille chanson traditionnelle française.

Au début des années 90, Nino retrouve un certain succès en Italie. Les quelques concerts qu'il y donne attire beaucoup de jeunes fans. L'année suivante, c'est en France que Nino fait un grand retour dû à la sortie d'une compilation et d'une intégrale, l'Indispensable. Enorme succès commercial, ces sorties font entrer Nino Ferrer dans les boites de nuit. Comme en Italie, c'est une public jeune qui découvre et apprécie son répertoire.

C'est sur le jeune label Fnac en 1993 que Nino Ferrer sort un nouvel album complètement original enregistré pour l'essentiel à Lataillade, et terminé à Toulouse. La pochette et le livret sont illustrés par les peintures du chanteur. Cet album conçu avec son complice Mickey Finn, marque un retour en demi-teinte comme l'indique le titre, la Désabusion, jeu de mots construit avec "désabuser" et "illusion". Nino Ferrer est toujours morose et le chante haut et fort. Pendant environ deux ans, Nino est présent ça et là dans l'actualité. En 94, il fait une exposition à Paris, publie un recueil de textes et continue la promotion de l'album. Cependant, un Olympia prévu au printemps 94 est annulé. D'avril à juin 95, il part en tournée pour la première fois depuis d'innombrables années avec son fidèle groupe, les Leggs. Il est également invité des Francofolies de la Rochelle en juillet. Cette même année, sort un petit album original de dix titres enregistrés "à la maison". Véritable petit travail familial enregistré de 87 à 92, on y trouve des reprises d'anciens titres (Mirza, le Sud), des chansons traditionnelles (Il pleut bergère, Besame Mucho), le tout chanté par son épouse Kinou, son fils Arthur, Micky Finn, et divers amis musiciens.

Mais après cette parenthèse médiatique vécue avec un entrain mitigé, Nino Ferrer retrouve avec plaisir sa maison, ses animaux, sa famille et sa mère Mounette qui s'est installée avec eux. Nouvelle période de silence pendant laquelle Nino vit entouré de sa bande familiale et amicale. Ses fils sont étudiants mais Arthur prépare un album avec son père. En juillet 98, Mounette meurt, créant un vide certain dans l'existence de son fils. Un mois plus tard, le 13 août, Nino Ferrer se tire une balle dans le coeur en plein champ de blé à quelques kilomètres de chez lui.

Doté d'un tempérament imprévisible et fougueux, Nino Ferrer a refusé les compromis au profit d'une totale liberté artistique. S'il a ainsi sabordé sa carrière, il a pourtant laissé quelques traces indélébiles dans le patrimoine musical français avec des chansons aussi différentes que les Cornichons et le Sud, sans oublier de nombreux titres injustement inconnus.