Les années 70, la revanche des contestataires

 

Il y a toujours eu, dans la chanson française comme dans les autres arts, un courant souterrain, anti-commercial, politiquement et/ou esthétiquement contestataire, face à un courant dominant et plus consensuel. En général, le premier s'est trouvé marginalisé par le second, pour des raisons davantage économiques qu'idéologiques. Ce qui est nouveau dans la période qui s'ouvre ici, c'est que l'industrie du disque et celle, parallèle, du spectacle vivant s'aperçoivent qu'il existe désormais un marché potentiel de la chanson de la contestation.

Comme aux Etats-Unis, les grandes firmes de disques, dont la plupart ne sont que des branches de multinationales (Philips, Columbia, Warner, RCA) vont accompagner le mouvement et y trouver du grain à moudre. Certes, les "locomotives" de la variété, de Claude François à Johnny Hallyday, en passant par Joe Dassin ou des petits nouveaux tels qu'Alain Chamfort, Ringo Willy Cat, Mike Brant, Frédéric François, C. Jérôme, Stone et Charden continuent à prospérer. Mais ils ne sont plus les seuls. Une nouvelle génération d'artistes, nourrie par les idéaux de Mai 68, en prise sur la réalité de leur temps, est là qui frappe à la porte, portée par un jeune public épris de justice et de liberté, désireux d'écouter des chanteurs qui lui ressemblent.

Curieusement, le premier à donner le signal n'est ni un jeune homme (il a alors cinquante deux ans), ni un nouveau venu. Son Paris je ne t'aime plus évoque les pavés des récentes manifestations étudiantes et anonce la violence du lyrique Amour et Anarchie qui paraîtra en 1970, avec le titre inscrit en lettres rouges, coulant comme du sang frais, sur le mur gris de la pochette. Avec, sur deux chansons, le concours du groupe Zoo, Léo Ferré réussit là le premier mariage entre musique rock et chanson littéraire. Un autre, déjà "vieux de la vieille", Claude Nougaro, signe avec Paris-Mai un vigoureux manifeste esthétique qui, vu le contexte, sera perçu comme un soutien à la jeunesse en révolte. Quand à Gainsbourg, avec l'album Histoire de Melody Nelson, totalement novateur tant sur le fond que sur la forme, il montre la voie tout en se gardant bien de tout engagement politique (voir son aphorisme fameux : "la révolution j'appelle çà bleu de chauffe et rouge de honte", à propos de mai 68).

Mais il est temps d'accueillir de nouveaux visages, de nouvelles voix. En 1969, les radios commencent à diffuser avec insistance une drôle de chanson, longue et gouailleuse qui, sur un ton à la Bruant, parle de guerre d'Algérie, de tabassage par les flics, de chômage et de prison : c'est François Béranger, qui vient de signer chez CBS. A peu près au même moment, l'acteur-chanteur-voyageur Pierre Barouh décide d'investir ses copieuses royalties provenant de la musique du film de Claude Lelouch, Un homme et une femme, dans la création d"un studio et d'un label de disques. Saravah, avec pour slogan : "Il y a des années où on a envie de ne rien faire". C'est lui qui fera connaître Higelin, Brigitte Fontaine, et Areski, dont les "happenings" du Ranelagh sont restés légendaires.

De leur côté, les grands labels s'ouvrent aux nouveaux courants, souvent poussés par les directeurs artistiques attentifs et enthousiastes. Phonogram, qui a déjà signé Graeme Allwright puis Alan Stivell, engage un artiste commercialement plus difficile. Catherine Ribeiro et son groupe Alpes. En 1972, c'est le tour du breton Gilles Servat puis en 1973, de l'Occitan Joan-Pau Verdier. Prudente, la branche française de la multinationales hollandaise Philips édite les disques de ces chanteurs de gauche avec, sur les pochettes, cette mention : "Les textes des chansons n'engagent que leurs auteurs."

C'est que ceux-là en ont à dire ! En ces années encore marquées par l'espoir d'un changement de société, en France, grâce à une hypothétique Union de la gauche, ou ailleurs dans le monde, grâce à des luttes révolutionnaires, réelles ou mythifiées, les sujets d'inquiétude ou de révolte sont nombreux. Les Etats-Unis n'en ont pas fini avec la guerre du Viêt-nam, alors que le président Richard Nixon s'enlise dans le scandale du Watergate et que les Noirs radicalisent leur lutte avec les Black Panters (ce que analysera une Colette Magny avec Répression en 1972). Au Chili, le gouvernement d'Unité populaire de Salvador Allende ne va durer que deux ans. Le coup d'Etat militaire de septembre 1973 sera durement ressenti, ainsi que la mort du chanteur Victor Jara, que chanteront Julos Beaucarne, Gilles Servat et d'autres. En Grèce, le régime des colonels pratique torture et censure; en Espagne, Franco frappe encore; au Portugal, rare signe apaisant, c'est en avril 1974 la "Révolution des Oeillets", que saluera Georges Moustaki.

En France, les idées libertaires, le refus d'un Etat autoritaire, le conservatisme du président Pompidou encouragent le développement d'une contestation aux multiples facettes : antinucléaire, avec les premières manifestations sur les sites des centrales dès 1971 (les soucis de l'écologie sont pris en compte par de nombreux chanteurs, de Maxime Le Forestier à Herbert Pagani); féministe, avec le MLF et le Manifeste des 343 pour le droit à l'avortement, combat auquel feront écho Catherine Ribeiro, Colette Magny et Anne Sylvestre (Non, tu n'as pas de nom, Une sorcière comme les autres); autogestionnaire, avec l'enthousiasme suscité par l'occupation de Lip, à Besançon, en 1963-74 ("on occupe, on produit, on se paye"). Jacques Bertin chantera A Besançon; culturel et politique, avec l'irrésistible ascencion des minorités de l'Hexagone.

C'est tout un chapître de l'histoire de la chanson en France (mais pas toujours francophone, et pour cause !) qui s'écrit avec les Stivell, Servat, Glenmor en Bretagne; Marti, Patric, Verdier en Occitanie; Siffer et Geranium en Alsace; voire en Belgqiue avec Beaucarne, Anciaux, Watrin en Wallonie. Au-delà des clivages et des ambiguïtés idéologiques, complexes, le dénominateur commun semble être une vaste aspiration à prendre en charge sa vie, comme sa parole et sa musique.

Souci partagé par les "folkeux", qui connaissent alors leur apogée (disques, festivals, groupes, stages), aussi bien que par les musiciens pop et jazz, qui exigent un contrôle de leur musique et de leur image et, souvent, l'obtiennent, tout en prouvant qu'ils peuvent vendre et faire vendre ! L'authenticité finit par payer, comme nous le montrent les chanteurs québécois qui, à cette époque, font chez nous un tabac : Leclerc, Charlebois, Vigneault, Beau Dommage, etc.

Exemplaires, dans ce sens, sont également les succès de groupes rock comme Ange ou Magma. Bien sûr, sans soutien médiatique, tout ce beau monde aurait connu moins d'écho et de notoriétré. Si la télévision nationale, dans sa morgue, continue d'ignorer largement presque tous ces artistes, à la radio, heureusement, il en va tout autrement. Comme dirait Béranger, "le monde bouge". Sur France Inter, Claude Villers, dans "Pas de Panique", puis dans "Marche ou rêve", diffuse intelligemment les nouvelles musiques. José Artur dans son "Pop-Club" tend le micro à tout ce qui bouge. Quant à Euope N°1, avec "Campus" de Michel Lancelot, que de découvertes et d'initiatives passionnantes ! La presse écrite n'est pas en reste : les revues spécialisées se portent miuex que jamais (Rock& Folk et Best tirent à plus de 100 000 exemplaires) et, dans la grande presse, de nombreux articles sont consacrés à la musique (un domaine longtemps jugé trop léger pour être traité avec sérieux). Les fêtes politiques (L'Humanité, PSU, Lutte ouvrière) servent aussi de haut-parleurs.

Quand en 1976, Renaud, Souchon, Sanson, Le Forestier, Berger, Sheller et Lavilliers sont sur orbite, le public français est devenu plus critique, plus exigeant et plus ouvert.