Serge Reggiani, la voix de la mélancolie
est mort d'un arrêt cardiaque vendredi à l'âge de 82 ans. Il avait commencé sa carrière comme acteur puis avait choisi la musique.


Par Ludovic PERRIN

samedi 24 juillet 2004 (Liberation - 06:00)

Une dernière partie de cartes et Serge Reggiani montait sur scène. Invariablement, il commençait par l'Italien. Paroles de Jean-Loup Dabadie, musique de Jacques Datin, cette chanson était sans doute la plus proche de Reggiani, chanteur et comédien d'origine italienne, chevalier de la Légion d'honneur et officier des Arts et Lettres que sa stature plaçait comme le pôle sombre, mélancolique, d'Yves Montand (Ivo Livi). Un interprète qui avait si peu envie d'écrire des chansons qu'il demandait à d'autres de le faire à sa place. Mais, une fois en bouche, difficile de les imaginer par quelqu'un d'autre tant il les imprimait de son timbre buriné. Il n'y a guère qu'Il suffirait de presque rien que Serge Reggiani rechignait à chanter, persuadé que son directeur artistique payait le public pour applaudir. Les autres étaient de Boris Vian (la Java des bombes atomiques), Jean-Loup Dabadie (Hôtel des voyageurs, le Petit Garçon), Claude Lemesle (le Zouave du pont de l'Alma), Serge Gainsbourg (Maxims), Claude Nougaro (la Neige), Maxime Le Forestier (Ballade pour un traître), Alice Dona ou Pierre Grosz...

Il aimait les femmes un peu marquées, aux yeux cernés. Il les trouvait «désarmantes, attirantes et, pourquoi pas, érotiques», déclarait Georges Moustaki en 1996, auteur de chansons parmi les plus célèbres de Reggiani (Sarah, Ma solitude, Ma liberté, Madame Nostalgie, Votre fille a vingt ans).

Serge Reggiani racontait sa vie à ses auteurs. Qui en faisaient la trace la plus sûre de sa mémoire. Car c'était la seule chose dont il parvenait encore à se souvenir avec exactitude à la fin de sa vie, dans cet appartement qu'il partageait boulevard Suchet avec une ancienne femme du clan Chaplin (mariée au fils de Charlie Chaplin), danseuse aperçue à Paris avec Jean Cocteau puis repartie à New York. Serge Reggiani aimait dire qu'il n'avait cessé de penser à elle durant ces quinze années d'attente. Pendant les interviews, elle s'asseyait à côté de lui, répondait même parfois à sa place. Mais les chansons, non ! Il les savait toutes par coeur. «C'est moi, c'est l'Italien, est-ce qu'il y a quelqu'un / Est-ce qu'il y a quelqu'une / D'ici j'entends le chien / Et si tu n'es pas morte, ouvre-moi sans rancune», chantait-il à 81 ans de cette voix puissante, charpentée, dont il détestait qu'on dise qu'elle était grave. «Les chansons datent ma vie, une manière de me revivre. Tout le monde a su comment j'étais venu au monde, comment je me suis expatrié, comment j'ai découvert Paris, qui je suis, à quoi je ressemble.»

Coiffeur, figurant, acteur

Il avait commencé chanteur sur le tard, vers 40 ans, et, disait-il, «beaucoup de choses s'étaient déjà déroulées dans ma vie. J'ai été naturellement autobiographique et mélancolique : c'était l'évidence, tout s'était passé avant». Sa vie, c'était d'abord celle d'un fils de coiffeur né le 2 mai 1922 à Reggio d'Emilie, dans le nord de l'Italie, l'année où Mussolini fait sa marche sur Rome. Les Reggiani quittent l'Italie fasciste le 1er novembre 1930 pour rejoindre la France, où le père reprend son métier à Yvetot, Normandie. La suite est connue. Serge Reggiani monte un an après à Paris pour devenir apprenti-coiffeur, puis coiffeur pour dames, dans un salon de la rue Richelieu. Un jour, une cliente reçoit de la mousse dans l'oeil et conseille au jeune homme de faire un autre métier. Oui, quoi ? «Regardez donc en face.» En face, c'est le conservatoire des Arts cinématographiques. Recommandé par Michel Vitold, Serge Reggiani entame une carrière de figurant, rythmée par des sketches, numéros d'imitation, lectures de poèmes (dont bien plus tard les fameux Prévert), des noces et des banquets où il chante les roucoulades de Tino Rossi. Puis viendra Casque d'or.

La voix «mystère»

La chanson survient au moment où sa carrière d'acteur stagne dans des rôles de traître, de fourbe, de dégueulasse. En 1962, Annie Noël, sa femme de l'époque, le pousse à prendre un virage. Une pièce radiophonique de Louis Bessières sert de déclic. Vingt et une petites chansons à l'antenne : c'est la première fois qu'on entend Reggiani chanter avec ce timbre, ce phrasé, ce grain de feu de cheminée. Deuxième étape, Mougins, au-dessus de Cannes. Chez Simone Signoret, Jacques Canetti, l'homme du cabaret les Trois Baudets, le directeur artistique des disques Philips, révélateur de Brel, Brassens, Béart et tant d'autres Gainsbourg, Barbara ou Higelin, lui propose d'enregistrer du Boris Vian (Je bois, le Déserteur, Arthur où t'as mis le corps, auquel s'ajoutera plus tard la Java des bombes atomiques). Un concours est organisé sur Radio Luxembourg pour lancer l'album récompensé en 1965 par l'académie Charles-Cros. Il s'agit de reconnaître la voix de l'interprète, étant précisé qu'il s'agit d'une vedette de l'écran. Des milliers d'auditeurs identifient... Louis de Funès. Barbara, elle, entend Serge Reggiani au cabaret la Tête de l'Art et l'emmène durant vingt jours en tournée.

Dès lors, de Bobino en Olympia puis en palais des Congrès, Reggiani ne quittera plus la scène. Jusqu'à tout récemment, il a continué de s'y produire pour accompagner la sortie régulière d'albums, dont le dernier était un hommage d'une génération passant de Bénabar à Sanseverino. Serge Reggiani clôturait ce disque par un inédit crépusculaire, plus parlé que chanté. C'était peut-être plus important encore que la peinture qu'il pratiquait aux heures d'insomnie ­ ayant définitivement renoncé au cinéma.

«L'alcool, vieux compagnon de naufrage»

S'il n'a écrit que deux chansons (les Petits Voisins du dessus et Si j'avais su), il pouvait écrire en prose. Ses lettres qu'il lisait à 81 ans, essoufflé, s'adressaient à Romy Schneider, Simone Signoret, Edith Piaf, Lino Ventura, Michel Piccoli ou à sa mère... «Le plus doux des souvenirs de mon enfance: ces moments où tu m'offrais un verre de rafraîchissante acqua d'orzo, l'eau de réglisse. C'est l'eau de mon enfance que j'ai bue goulûment, maman, trop vite, trop vite...» Il analysait : «Quand j'écris, ce n'est pas moi qui commande, c'est ma vie, une remémoration qui m'entraîne sur toute la surface de ma vie et m'arrête d'un coup sur un fait précis, des personnages. Ce n'est jamais douloureux, même si je retraverse des moments de douleur, comme à propos de mon fils Stephan, mort dans des conditions épouvantables, ou de l'alcool, vieux compagnon de naufrage.»

Stephan, c'était le fils aîné qui poussait à l'ombre du chêne. Il s'est tiré une balle dans la gorge avec l'arme de son père. Demeure un récital ensemble à Bobino et des lettres envoyées depuis dans le vide : «Je ne vais jamais dans ce cimetière Montparnasse où tu reposes depuis quinze ans. Je ne me suis jamais vraiment remis de ta disparition, tentant d'en finir par deux fois moi aussi. Quand je chante, quand je peins, il me semble qu'il y a toujours une part de mon travail que je fais en souvenir de toi.» (Dernier Courrier avant la nuit, 1995). Nicolas, le fils de Stephan, a abandonné ses activités de mécanicien pour chanter à son tour. Un disque de reprises de Léo Ferré paraîtra bientôt, produit par Mathieu Ferré. Serge Reggiani et Léo Ferré s'étaient rencontrés à la Fontaine des Quatre Saisons. Le premier partit d'Italie, le second s'y retira en Toscane. Ils avaient failli travailler ensemble. Leurs enfants réparent les malentendus.