Dee Dee Bridgewater

Denise Bridgewater naît sur les rives du Mississippi, à Memphis, Tennessee, le 27 mai 1950. Jazz et blues l’attendent au coin du berceau : son père, le trompettiste Matthew Garrett, l’une des pointures de la sphère swing locale, enseigne à la Manassas High School de Memphis (parmi ses élèves : Booker Little, Frank Strozier, George Coleman, Charles Lloyd, Harold Mabern, Phineas Newborn...). Lycéenne à Flint, Michigan, où elle a grandi, Dee Dee opte pour le chant et monte un trio vocal spécialisé dans le rock et le rhythm’n blues. En 1970, inscrite à l’Université de l’Illinois, elle rencontre et épouse l’un des piliers de l’orchestre maison, le trompettiste Cecil Bridgewater, puis le suit à New York lorsqu’il est embauché par Horace Silver.

Keeping Tradition

Love and Peace

This is New

J’ai deux amours

Red Earth

1993                                CD

1994                                 CD

2002                                 CD

2005                                 CD

2007                                 CD

Les années 70 commencent et, avec elles, les choses sérieuses. Dee Dee joue désormais dans la catégorie professionnels et s’attaque à pleine dents à la Grosse Pomme. Premier vrai job, dès janvier 1971, la place de chanteuse dans le big band de Jones et Lewis, qui se produit tous les lundis soirs au Village Vanguard. Elle y retrouve mari et beau-frère (Ronald Bridgewater, saxophoniste ténor et clarinettiste) et y reste jusqu’en 1974, peaufinant son apprentissage et gravant au passage le mémorable The Great One (Suite for Pops, A&M Records, 1972).

Miss Bridgewater ne s’en tient pas là. Elle explore avec avidité, du Nord au Sud, d’Est en Ouest, tous les lieux du Manhattan syncopé et collabore à un grand nombre de projets ou expériences. Entre autres : le Loud Minority Big Band du saxophoniste et arrangeur Frank Foster, la formation du bluesman Buddy Terry, celle, modale et libertaire, du saxophoniste Pharoah Sanders, les groupes du batteur Norman Connors, du percussionniste M’Tume ou du bassiste Stanley Clarke qui, entre free, funk et références afro, inventent une voie parallèle au jazz-rock…

En juillet 1973, dans le cadre du festival Newport in New York, la chanteuse participe à une relecture publique, à la St. Peter’s Church, de la sulfureuse et difficile Freedom Now’s Suite du batteur Max Roach (dans le quartet duquel joue aussi Cecil, décidément fort demandé en ces années- là) : sa réputation, parmi les musiciens, grimpe en flèche. S’enchaîneront alors quantité de gigs aux côtés, notamment, de Roy Haynes, Sonny Rollins, Dexter Gordon, Dizzy Gillespie, Cecil McBee, Billy Harper, Reggie Workman, Roland Kirk, Jeanne Lee, Heiner Stadler, Cecil et Ronald Bridgewater… Afro Blue, son premier album personnel, paraît en 1974, quasiment sous le manteau, produit par le label japonais Trio Records.

A partir de 1976, Dee Dee, qui vient de se séparer de Cecil Bridgewater, signe pour une major (Warner) et abandonne peu à peu les sentiers escarpés du jazz pour emprunter les lisses autoroutes du funk, de la disco et de la FM Music. Sur label Atlantic ou Elektra, elle publie une série de faces commerciales d’un intérêt aujourd’hui des plus limités. Sur scène, elle apparaît à Broadway, dans la comédie musicale The Wiz. En 1984, tête d’affiche d’une autre revue, Sophisticated Ladies, Dee Dee est à Paris.

Divorcée une deuxième fois, en quête d’une vie plus douce, moins stressante, moins violente que celle de New York ; en quête, aussi, d’authenticité, elle décide de s’établir en France. C’est le départ d’une seconde carrière, l’amorce de son retour au jazz et l’aube d’une notoriété et d’un succès qui ne vont plus aller, désormais, que croissant. Au fil des ans, Dee Dee tisse sa toile parisienne. Elle tient le rôle de Billie Holiday dans la pièce Lady Day, participe à la création de l’opéra Cosmopolitan Greetings de George Gruntz et Allen Ginsberg, fait salle comble, au New Morning, à la tête d’un tout nouveau quartet où brillent le pianiste Hervé Sellin, le bassiste Tony Bonfils et le batteur André Ceccarelli… En 1990, consécration suprême, elle enregistre un duo avec Ray Charles, Precious Thing, qui la propulse au sommet des charts !

A l’instar de Joséphine Baker dans les années 30, la diva Black est devenue la coqueluche du public français, dont elle a adopté langue, manières et mode de vie. Télévisions, concerts, clubs, festivals… on la voit partout. Alors qu’Ella Fitzgerald, Billie Holiday, Sarah Vaughan, Dinah Washington, Carmen McRae et Betty Carter ont disparu, elle est l’incarnation universelle de La chanteuse de jazz, experte ès-scat, à l’aise en tout contexte et sur tout tempo, sensue lle, nuancée et expressive. Ici, la sublime héroïne d’un Cabaret follement déjanté signé Jérôme Savary. Là, la soul sister accomplie de Bad for Me, ballade funky enregistrée en compagnie de sa fille China. Ou encore la prestigieuse invitée vedette de l’orchestre de Claude Bolling pour quelques recréations «ellingtoniennes» de derrière les fagots…

Keeping Tradition. Sa discographie est effectivement jalonnée d’hommage à ses aînées. Treize grands standards revisités par Dee Dee et un trio admirablement soudé qui virevolte autour d’elle et lui tisse une jolie toile. Thierry Eliez, délicat, attentif au piano, Hein Van de Geyn, ferme et souple à la basse, et André Ceccarelli, aux tambours, donnent des ailes à une Dee Dee heureuse de pouvoir montrer en telle compagnie tout ce qu’elle a glané au cours d’une carrière riche de rencontres. Swingante et acrobate sur les tempos virtigineux que le trio imprime à Just One Of Those Things, What A Little Moonlight Can Do ou Sister Sadie, elle sait se faire sensuelle et bouleversante sur Les Feuilles Mortes ou Polka Dots And Moonbeams. Registre étendu, timbre au grain satiné, inflexions " à la Sassy ", feulements " à la Billie ", growl " à la Dinah ", scat " à la Ella ", Dee Dee reprend le flambeau et, sereine, y appose sa marque sur cet album enregistré en 1992.

D’autres albums seront de la même veine. Love And Peace : A Tribute To Horace Silver. Treize thèmes du pianiste funky, orchestrés avec talent toujours par Hein Van de Geyn, parolés spécialement pour Dee Dee par Horace lui-même. Eliez, Hein et Ceccarelli sont toujours là. Les frères Belmondo – Stéphane à la trompette et Lionel au tenor – retrouvent avec talent le son funk des années 60. Horace Silver, en personne tient le piano dans deux titres : Nica’s Dream et Song For My Father. L’organiste Jimmy Smith est présent lui aussi sur Filthy McNasty et The Jody Grind. Tous ces musiciens sont visiblement heureux de servir d’écrin à la voix pleine et sensuelle de Dee Dee. Sans oublier Dear Ella, son hommage à Ella Fitzgerald, accompagnée dans son entreprise par le grand Ray Brown et le pianiste Lou Levy.

Saisi à vif dans un club d’Oakland (Californie) les 23, 24 et 25 avril 1998, Live at Yoshi’s est un véritable feu d’artifice. Soutenue par une section rythmique superlative - Thierry Eliez (piano et orgue), Thomas Bramerie (contrebasse) et Ali Jackson (batterie) -, Dee Dee Bridgewater est tout simplement impériale. Une musicienne à part entière, conjuguant énergie, virtuosité, swing, grâce, humour et bonheur de jouer pour un tour d’horizon complet des atmosphères jazzy.

Caressante ou joviale, soyeuse ou canaille, sombre ou extraordinairement lumineuse, la voix explore tour à tour scat, bop et tradition mainstream (Undecided, What a Little Moonlight Can Do et Cotton Tail, pris sur tempi d’acier), ballades (Slow Boat to China, Stairway to the Stars, Midnight Sun ), hard-bop musclé (Cherokee) et funk plus ou moins relevé (un court Get Up I Feel Like Being a Sex Machine, preaché façon James Brown et un long (14 mn) Love for Sale délicieusement déstructuré et revisité à la manière du Herbie Hancock de la période Headhunters). En 2002, Dee Dee présente This Is New, en hommage à la musique de Kurt Weill. La révélation était en venue en 2000 en Pologne, à l'occasion d'un hommage théâtral à l'auteur.

2005, le cœur de Dee Dee Bridgewater, balance avec ses deux amours. J'ai deux amours, résume cela : elle a deux amours son pays et Paris. Un projet né d'une circonstance incongrue. Invitée à célébrer la culture française à Washington, Dee Dee a offert deux concerts à l'occasion de la saint Valentin. L’idée de  l’album se concrétise : un rassemblement de morceaux traditionnels français qui ont fait le tour du monde et qui font parti du patrimoine. Des chansons à texte associées aux figures indétrônables tels que Ferré, Nougaro, Distel, Piaf, Brel, Bécaud, Trenet.

Finalement Dee Dee Bridgewater devient une des ambassadrices de la France. Elle revisite ces standards de façon très originale. Il ne s'agit pas d'une centième version fade du répertoire. On redécouvre ces morceaux avec des instrumentations jamais entendues.

Pour cela, elle s'est entourée de musiciens talentueux ayant chacun une forte personnalité. Ce qui apporte à cet album une musicalité très mixte. Jazz, variété, musique du monde : le percussioniste Minino Garay qui apporte la chaleur et l'exotisme, l'accordéoniste Marc Berthoumieux qui signe le cachet français avec des nappes de bal musette, le guitariste Louis Winsberg ajoute une touche de jazz manouche flamenco et le contrebassiste Ira Coleman confirme la note bleue.

Décrire cet album est très difficile étant donnés les diverses influences et éclectismes. Il  marque finalement un tournant dans la carrière de  Dee Dee Bridgewater, ce disque inclassable semble démontrer qu'elle trace son propre chemin. Bien qu'elle ait rendu hommage aux grands noms du jazz comme Horace Silver et Ella Fitzgerald, elle ne cherche plus à incarner la jazz woman classique comme nous avons l'habitude de l'entendre, elle prend des risques. On sent chez elle une certaine maturité. Elle se tourne plus sur sa propre histoire et vers ses racines.

Après avoir incarné le passé en faisant revivre Billie Hollyday ou Josephine Baker, Dee Dee Bridgewater fait place à l'actualité, le métissage des gens et des genres, l'universalité et le déracinement.

2007. Red Earth. Le Mali lui va bien. Il ajoute une cha­leur et un naturel qui ont toujours un peu manqué au jazz vocal de Dee Dee Brid­gewater. Comme si renouer avec ses racines afri­caines lui permettait d'être en­fin elle-même. Epanouie com­me elle ne l'a jamais été, elle en oublie tout ego et laisse une large place aux envolées d'une pléiade de griots et griottes. Les alliages de sa squatteuse voix voilée avec les amples en­volées acidulées de Kassé Ma­dy Diabaté, de Tata Bambo Kouyaté, de Fatoumata « Ma­ma» Kouyaté et d'Oumou San­garé se déploient en somptueu­ses palettes d'un lyrisme tantôt mandingue, tantôt gospel ou jazz. Le balafon de Lancine Kouyaté, la kora de Toumani Diabaté, la guitare de Djelima­dy Tounkara, la flûte peule d'AIy Wagué s'insinuent dans ces univers avec une formida­ble aisance tandis que les per­cussionnistes (dont l'éclecti­que Argentin de Paris Minino Garay et le fantastique Baba Sissoko, adepte du tama (le tambour qui parle) jouent leur va-tout avec une belle énergie. Un grand bravo pour les arran­gements, souvent signés par le claviériste malien Cheikh Tidiane Seck, alias «Black Bouddha », qui est l'âme de ces retrouvailles afro-améri­caines, et aussi pour le piano syncopé du Portoricain Edsel Gomez.

 

L'enregistrement s'ouvre sur une incandescente version du thème Afro Blue, de Mongo Santamaria. Il s'achève sur le véhément standard Compared to what, du pianiste Gene McDaniels, où se glisse le rap bambara de Lassy King Mas­sassy, I love the life, the life I love. Entre les deux se dé­ploie le sublime classique mandingue de Massane Cissé qui a mis le public (plus jazz que world) en transe, au Bata­clan à Paris, le 30 mars dernier, lors d'un concert qui a prolon­gé les promesses exaltées de ce CD. Lequel est accompagné par un DVD consacré à un do­cumentaire de Patrick Savey tourné au Mali, lors de l'enre­gistrement.