Miles Davis

 

52e Rue

 

"Ma première semaine à New York, je l'ai passée à chercher Bird et Dizzy. J'allais partout pour trouver les deux cocos et je claquais tout mon fric en vain. Quand les cours ont commencé à la Juilliard, ce qui s'y passait m'a tout de suite déplu. Les conneries qu'on y enseignait étaient trop blanches pour moi. Le vrai but de ma venue à New York : m'introduire dans le milieu qui gravitait autour du Minton's Playhouse à Harlem, voir ce qui se passait dans la 52e Rue, que tout le monde, dans le milieu, appelait la Rue.  La Juilliard n'était qu'un écran de fumée, une escale, un prétexte pour me rapprocher de Bird et Diz."

 

Pour ses parents, Miles Davis est officiellement élève de Juilliard, école réputée pour son enseignement des structures et techniques musicales occidentales. En fait, il passe tout son temps à traîner dans les clubs minuscules de la 52e Rue, Swing Street, où une musique révolutionnaire, le be-bop, est en train de naître.

 

Tout a commencé quelques mois auparavant, au Minton's Playhouse, cabaret managé par le saxophoniste Teddy Hill, sur la 1180 Rue, entre Saint Nicholas et la 7e Avenue. Là, chaque soir, après leurs engagements respectifs, plusieurs jeunes instrumentistes, dont le pianiste Thelonious Monk, le guitariste Charlie Christian, le batteur Kenny Clarke, parfois rejoints par des vétérans éclairés comme les saxophonistes Don Byas, Ben Webster ou Lester Young, inventent un langage musical, basé sur l'expérimentation harmonique et la virtuosité, appelé bebop, en référence, dixit Dizzy Gillespie qui ne manquait pas une seule de ces séances, "au bruit caractéristique que fait la matraque des policiers au contact du crâne de nos frères noirs."

 

Peu à peu, la nouvelle musique envahit la 52e Rue, sous l'impulsion de petites formations dirigées par Dizzy puis Charlie Parker, divisant musiciens et public en deux camps distincts : ceux qui adhèrent au nouveau genre et se revendiquent "dans le coup" et les "caves", qui le traitent avec mépris (en France, une querelle célèbre opposera les progressistes, Raisins aigres, aux conservateurs, Figues moisies).

 

Miles, qui loue un meublé sur la 147e Rue, a fini par dénicher Dizzy. Mais il n'a toujours aucune nouvelle de Charlie Parker qui semble s'être évanoui dans la nature. Néanmoins, à force de fréquenter tous les clubs à la mode, il commence à être connu. Un jour, grâce à un tuyau de Coleman Hawkins, il apprend que Parker doit participer à une jam session dans un boui-boui de Harlem, le Heatwave. Il y passe la nuit, les yeux rivés sur la porte, à attendre un Oiseau qui ne se montre pas. Au petit matin, il se décide à sortir, histoire de s'aérer un tantinet : "C'est alors que j'entendis une voix derrière moi : Salut Miles,  il paraît que tu me cherches.

 

C'était Bird, visage bouffi, yeux enflés et rouges, sapé pire qu'un clodo. Mais toute son apparence changeait dès qu'il mettait l'instrument à la bouche. Il pouvait jouer comme un fou même s'il était ivre mort ou abruti par l'héroïne. Il avait vingt-quatre ans. C'était quelqu'un. "

 

Fou de joie, Miles ne va plus quitter Charlie Parker d'une semelle. D'autant que, fidèle à sa réputation, ce dernier n'a même pas un endroit pour dormir et accepte sans hésiter la proposition d'hébergement qui lui est faite. Les deux colocataires mènent alors une drôle de vie. Bird reste toute la journée couché, complètement défoncé, tandis que Miles se lève assez tôt pour aller suivre ses cours. Et la nuit, il passe son temps à traîner avec Parker et Gillespie, faisant le boeuf dès qu'une occasion se présente. C'est ainsi qu'il fait la connaissance de Monk, un pianiste qui va considérablement l'influencer : "Son utilisation de l'espace dans les solos, ses étranges progressions d'accords m'étourdissaient.  Je me disais toujours : mais qu'est-ce qu'il fout, ce con ? " Evidemment, au contact de pareils créateurs, Miles apprend plus en une soirée dans un club enfumé que pendant un mois à la Juilliard. Et cet établissement commence à lui peser: "Un jour, en cours d'histoire de la musique, la prof, blanche, nous explique que si les Noirs jouaient le blues, c'est parce qu'ils étaient pauvres et devaient cueillir le coton. Ça les rendait tristes, de là venait le blues. Je lui ai dit que mon père était dentiste, que je n'avais pas ramassé de coton, que je ne m'étais pas réveillé triste et que je jouais le blues.  Cette conne est devenue toute verte et n'a plus moufté."

 

Au Minton's Playhouse, encouragé par Parker, Miles Davis est désormais à même de se distinguer.  Ce qui ne l'empêche pas de continuer à ouvrir grand les oreilles et à noter, au dos de pochettes d'allumettes, les accords qu'il entend, afin de les travailler le lendemain, au piano (qu'il a décidé d'étudier sous l'influence de Gillespie) dans la salle de répétition de l'école.  Coleman Hawkins, qui s'est pris d'affection pour lui, l'invite à se joindre un soir à sa formation, au Downbeat Club, lui offrant ainsi la chance d'accompagner la chanteuse Billie Holiday. Mais son premier véritable engagement professionnel new-yorkais, c'est au Spotlite qu'il l'obtient, dans le groupe du ténor Eddie «Lockjaw» Davis, rencontré à plusieurs reprises au Minton's.

 

1945 est une année capitale pour Miles Davis. Tandis qu'Irene et Cheryl sont venues le rejoindre, obligeant Charlie Parker à déménager de mauvaise grâce (il trouvera finalement une chambre dans le même immeuble), il découvre, deux jours avant son dix-neuvième anniversaire, l'atmosphère particulière des studios, en tant que membre du quintette du saxophoniste et clarinettiste Herbie Fields, qui enregistre quatre plages pour la compagnie Savoy. Puis, à l'automne, il sèche définitivement les cours de Juilliard (non sans avoir pris le temps d'étudier en détail les oeuvres de Prokofiev et d'Alban Berg) afin de remplacer Dizzy Gillespie au sein du quintette de Charlie Parker, à l'affiche du Three Deuces, sur la 52eRue.  Font alors partie de la formation: le pianiste Al Haig, le contrebassiste Curly Russell et le batteur Stan Levey. Mis au pied du mur, Miles Davis est terrorisé : "Bird devait me forcer à jouer. Chaque soir, il me conduisait jusqu'au podium et chaque soir je démissionnais.  Les tempos étaient trop rapides, je ne me sentais pas capable de relever le défi. Quand Bird exposait une mélodie, je restais toujours en retrait et je le laissais donner le ton et faire swinguer la note.  Je n'ajoutais qu'une chose : un son plus volumineux."

 

Avant la fin de l'année, après un engagement au Spotlite, puis un séjour au Minton's Playhouse, le quintette entre en studio pour le compte de Savoy.  Max Roach a pris la place de Stan Levey, et Dizzy Gillespie est de retour, pour tenir le piano. Rôle originellement dévolu à Bud Powell, mais celui-ci, au dernier moment, a disparu. Un autre pianiste, Argonne Thornton, alias Sadik Hakim, intervient quand Gillespie ne joue pas. Cinquante ans plus tard, la contribution de Miles Davis au quintette de Charlie Parlçer reste un sujet de polémique. A la commercialisation du disque, la critique se déchaîne contre le trompettiste. "Qui que soit ce pauvre gosse, on dirait un débutant copiant son idole Dizzy Gillespie", lit-on ainsi dans Downbéat.  Et le magazine de souligner «les fautes multiples et l'absence d'ordre et de sens caractérisant les interventions du nouveau venu», auquel il est vivement conseillé de changer de métier dans les plus brefs délais. Miles, profondément blessé, en conservera toute sa vie une méfiance naturelle envers les journalistes spécialisés. "Ils m'ont descendu froidement, rappellera-t-il en de multiples occasions, alors que j'avais tant à apprendre.  Ils ont fait ça de sang-froid, sans pitié.  Ce n'est pas bien d'être aussi dur avec quelqu'un d'aussi jeune et inexpérimenté sans lui manifester le moindre intérêt."

 

Si, musicalement, le rapport s'améliore avec Charlie Parker, humainement, il tend sérieusement à se dégrader. La toxicomanie galopante du saxophoniste rend l'atmosphère difficile pour les gens de son entourage : "Il était tout le temps fourré chez nous à emprunter de l'argent, à amener une armada de pouffiasses et de dealers, à s'effondrer soûl comme un cochon sur le canapé.  Il disait aux dealers que j'allais leur payer l'argent qu'il leur devait et ça devenait de plus en plus dangereux, ces conneries.  Finalement j'ai demandé à tous ces enfoirés, lui y compris, de ne plus mettre les pieds chez moi."

 

Pour Noël, Bird et Dizzy partent en Californie.  Leur agent leur a trouvé un engagement au club de Billy Berg, à Hollywood.  Miles retourne passer les fêtes de fin d'année à East Saint Louis, où Irene, lasse des frasques de Parker, l'a déjà précédé. Elle est enceinte de leur deuxième enfant, un fils, Gregory. Benny Carter, de passage dans le coin, propose alors à Miles un job dans son orchestre basé à Los Angeles.  Le trompettiste accepte, ravi à l'idée de retrouver Bird, bloqué sur la Côte Ouest, puisque, au moment de rentrer à New York avec Dizzy, il a revendu son billet d'avion pour acheter de l'héroïne.  Chez Carter, Miles ne tarde guère à s'ennuyer: "J'en avais marre de cette musique ringarde. Je gagnais 145 dollars par semaine mais je souff-rais de bosser avec ces types-là.  Aucune somme d'argent n'aurait pu me faire accepter joyeusement les arrangements merdeux de Neal Hefti." Exit Carter.  Miles recommence à jouer avec Bird, en compagnie duquel il participe à une importante session pour Dial, un nouveau label créé par l'organisateur de concerts Ross Russell.

 

Bird a décroché de l'héroïne. Mais il boit pour compenser. "Il s'est mis à avaler tout ce qui lui tombait sous la main, disent les témoins, whisky, vin, porto même. Puis il s'est mis aux cachets, à la Be@zédrine, se bousillant vraiment l'organisme." En juillet, le trompettiste Howard McGhee, qui s'est lié avec Bird et Miles, prend en charge une nouvelle séance organisée par Ross Russell.  Elle tourne rapidement au désastre, Parker étant en trop piteux état pour jouer : "Ce soir-là, une fois remonté dans sa chambre d'hôtel, il s'est soûlé et endormi avec une cigarette allumée. Il a d'abord mis le feu au lit, s'est réveillé, a éteint l'incendie, puis est sorti à poil dans la rue. La police l'a arrêté et on l'a interné au Camarillo State Hospital où il est resté sept mois. Malgré les électrochocs et autres saloperies qu'on lui a faits, ça lui a sûrement sauvé la vie. "

 

Pendant ce temps-là, Miles travaille avec le ténor Lucky Thompson, et surtout sympathise avec un personnage pittoresque, le contrebassiste Charles Mingus, qui dirige une étrange formation baptisée Baron Mingus and his Symphonies Airs : "Que Mingus se bombarde baron a irrité beaucoup de gens.  Moi, je m'en foutais.  C'était un chieur qui ne se laissait pas marcher sur les pieds et je l'admirais pour ça." Début septembre, Miles qui commençait à tourner en rond voit arriver le salut sous la forme de l'orchestre de Billy Eckstine qui, une fois encore, a perdu un trompettiste en chemin. Il saute sur l'occasion et va passer les cinq mois suivants au coeur de cette incroyable machine réunissant dix-neuf musiciens : "B. était devenu l'un des plus célèbres chanteurs du pays. L'égal de Frank Sinatra ou de Bing Crosby.  C'était un symbole sexuel pour les Noires.  Un dur à cuire, aussi.  Il ne se laissait emmerder par personne, homme ou femme, et cassait la gueule du premier qui la ramenait." Le big band de Billy Eckstine, qui n'en finit pas de se débattre avec les problèmes financiers, est alors l'une des formations bebop les plus excitantes du moment.  Mais il comporte en ses rangs un certain nombre de défoncés. Miles, qui s'était tenu à l'écart de la drogue jusqu'alors, va donc finir par plonger. Le trompettiste Hobart Dobson l'initie d'abord à la cocaïne, avant que le saxophoniste Gene Ammons ne lui fasse découvrir l'héroïne : "Soudain, tout a semblé s'illuminer. J'ai ressenti une brusque poussée d'énergie. Je suis parti complètement, sans savoir ce qui m'arrivait. Je me sentais si détendu. Le bruit courait, parmi les musiciens, qu'en prenant de l'héroïne on pourrait peut-être jouer aussi bien que Bird.  M'embarquer dans ces conneries a été une grave erreur. "

 

De retour à New York, via Chicago où Eckstine a dissous son orchestre, Miles est accueilli par une bonne nouvelle.  A l'occasion de son référendum annuel, le magazine Esquire l'a élu «nouveau talent» dans la catégorie des trompettistes. En outre, Parker, sorti de Camarillo, est de nouveau opérationnel. Il a repiqué à la drogue, ce qui lui vaut de se faire expulser du big band de Dizzy Gillespie, après qu'il s'est endormi sur scène, mais lorsqu'il propose à Miles de rejoindre le quintette qu'il est en train de monter, avec le bassiste Tommy Potter, le pianiste Duke Jordan et le batteur Max Roach, celui-ci ne se fait pas prier. Le quintette en question (parfois avec Bud Powell au piano, parfois sextette avec l'appoint du tromboniste J. J. Johnson) fait preuve d'une maîtrise exceptionnelle et va graver, pour Dial et Savoy, quelques témoignages définitifs du style be-bop. Parker est dans une phase éblouissante et oblige ses compagnons à se surpasser perpétuellement: "Tout ce qu'il jouait était terrifiant. On passait la nuit à se répéter : tu as entendu ça ? Parce que nous, nous ne pouvions rien jouer. On en arrivait au point où, quand il jouait quelque chose de démesuré, on battait des paupières, on écarquillait un peu plus les yeux, qui étaient pourtant déjà grands ouverts.  C'était dément."

 

Paradoxalement, au même moment, Miles commence à se démarquer de Bird.  En août, entre deux séances Dial, il a enregistré son premier disque en leader pour Savoy, sous le nom Miles Davis All Stars, avec John Lewis au piano, Nelson Boyd à la basse, Max Roach à la batterie et Parker au ténor. Il continue pourtant de participer au quintette de celui-ci, mais sa tête est de plus en plus ailleurs.  D'autant que le saxophoniste, au faîte de sa popularité, est redevenu incontrôlable. Un soir, il annonce même un thème sous le titre Lèche la chatte de ta mère.  Scandale dans la salle. En tournée, les incidents se multiplient entre les musiciens et leur leader.  Motif principal : les cachets. "Bird prétendait qu'il n'avait jamais d'argent pour nous payer.  Ou qu'il en avait besoin pour autre chose. Ou qu'il nous réglerait de retour à New York.  Unjour, à Indianapolis, je l'ai surpris en train de planquer un gros paquet de billets sous son oreiller.  J'ai cassé une bouteille de bière, je l'ai saisi par le col et je lui ai dit : tu me donnes mon putain d'argent, enfoiré, ou je te crève ! "

 

A la fin de l'année 1948, la rupture est consommée.  Sur la scène du Royal Roost, Bird raide bourré, au lieu de jouer, commence par tirer au pistolet à amorces sur le pianiste Al Haig, avant de dégonfler un ballon en caoutchouc devant le micro. Exaspéré, Miles prend sa trompette et quitte la salle, en compagnie de Max Roach.  Bird et lui joueront encore une ou deux fois ensemble, participant notamment, en janvier 1949, à la fameuse session des Metronome All Stars (avec Dizzy, Fats Navarro, Lennie Tristano, Shelly Manne, etc.), mais, à dater de ce soirlà, leur collaboration est bel et bien terminée.