Miles Davis

 

Birth of the Cool

 

"J'ai fait la connaissance de Gil Evans à l'époque où il venait écouter Bird. Ce Blanc grand et mince débarquait avec un sac plein de radis qu'il mangeait avec du sel. A East Saint Louis, je voyais bien des Noirs entrer avec un sachet plein de sandwiches de museau de porc grillé qu'ils mangeaient sur place, dans un cinéma, un club, n'importe où.  Mais qu'un Blanc, coiffé d'une casquette, apporte des radis dans un club à la mode de la 52e Rue et les mange avec du sel directement dans le sac, ça... ».

 

Natif de Toronto, Canada, Ian Ernest Gilmore Green Evans est un pianiste autodidacte, devenu, en 1941, l'arrangeur attitré de l'orchestre de Claude Thornhill (lui-même pianiste et arrangeur), l'une des formations favorites de Miles Davis qui ne lui voit qu'un seul concurrent valable: "Le big band de Billy Eckstine dans lequel joue Bird."

 

Venu à New York avec Thornhill, Gil Evans a choisi de se séparer de celui-ci, en 1948, afin d'entamer une carrière freelance. Et le sous-sol qu'il occupe sur la 55e Rue, derrière une blanchisserie chinoise, est devenu lieu de passage pour de nombreux musiciens : John Lewis, Blossom Dearie, Lee Konitz, Gerry Mulligan, Dizzy Gillespie, et Bird, bien sûr, qui, une fois de plus sans domicile fixe, va s'y installer pendant quelque temps. Selon le pianiste et compositeur George Russell, futur inventeur du concept lydien chromatique d'organisation tonale, également familier des lieux, "il y avait un grand lit qui prenait presque toute la place, une unique lampe et une chatte nommée Becky. L'endroit était très sombre. Une fois à l'intérieur, on oubliait si c'était le jour ou la nuit, l'été ou l'hiver. A toute heure, des gens allaient et venaient.  Gil, qui adorait être entouré de musiciens, était une vraie mère poule pour tous, trouvant toujours une réponse réconfortante aux problèmes de chacun."

 

Celui de Miles, justement, est de s'éloigner sensiblement du be-bop et de sa rigoureuse technicité, afin de définir une approche plus personnelle du jazz. Gil Evans, qui s'est senti immédiatement des affinités avec ce jeune trompettiste de quatorze ans son cadet, va alors s'employer à l'y aider. Miles adore le travail que son nouvel ami a accompli pour Claude Thornhill. Il apprécie particulièrement la façon qu'a Evans de composer une musique délicate et raffinée, ne reposant plus uniquement sur le diktat du rythme ou l'agressivité, et assez proche somme toute de ses propres sensations. Evans, quant à lui, aime écrire pour des solistes précis.

 

Son rêve de collaboration avec Louis Armstrong s'est brisé sur l'entourage hostile de ce dernier, et l'instabilité chronique de Bird a fait capoter un certain nombre de ses projets. En Miles, par contre, il a décelé le véhicule idéal pour mettre enfin en pratique plusieurs de ses idées.

 

Les deux hommes décident donc de monter un nonette, version réduite de l'orchestre de Thornhill, capable de couvrir toute la gamme tonale de celui-ci. Dans ce but, ils mobilisent de purs boppers comme Max Roach, AI McKibbon ou John Lewis, mais également Gerry Mulligan, Michael Zwerin et Lee Konitz : "Beaucoup de Noirs s'en sont pris à moi, disant qu'ils n'avaient pas de travail et que j'engageais des Blancs. Je leur ai dit simplement que s'il y en avait un qui pouvait jouer aussi bien que Konitz, je l'engagerais, et que je me foutais qu'il soit vert à pois rouges. J'engage un type pour qu'il joue, pas pour sa couleur. Beaucoup m'ont lâché la grappe, mais certains ont continué de m'en vouloir. " Pour la première fois de sa carrière, Miles se retrouve en situation de leader. Tandis qu'Evans, Mulligan et Lewis se partagent les arrangements, il organise les répétitions, convoque les musiciens et cherche des engagements. Il en obtient enfin un au Royal Roost, en septembre 1948. Count Basie, dont l'orchestre se produit au même endroit, en alternance avec le nonette, s'avoue favorablement impressionné par ce qu'il entend : "Ces trucs lents avaient une sonorité étrange, mais très juste.  Je n'arrivais pas toujours à suivre ce qu'ils faisaient, mais j'écoutais et j'aimais ça."

 

Duke Ellington lui-même s'intéresse de près à l'ancien compagnon de Bird : "Un jour il envoie un type me chercher. Je me sape donc à mort et je vais le voir à son bureau. Je frappe à la porte et je trouve Ellington en short, une femme sur les genoux. Lui que je pensais être la personne la plus clean, la plus austère de la profession, ça m'a choqué. Il me dit, tout sourire, qu'il me veut dans son orchestre. Merde, j'étais épaté.  Le meilleur big band du business. Mais je lui ai répondu que je ne pouvais pas, que je devais terminer Birth of the Cool et il l'a compris. Il ne m'en a pas tenu rancune. Je me suis souvent demandé ce qui serait arrivé si j'étais entré dans cet orchestre." On peut raisonnablement penser que Miles n'a pas été tout à fait honnête lors de son entrevue avec le Duke et que la véritable raison de son refus tient plutôt à sa hantise de jouer la même chose soir après soir.

 

Pourtant, il est exact qu'il a entamé la confection de ce disque dont l'enregistrement, supervisé par le chef d'orchestre Pete Rugolo, va s'étaler sur une période de quinze mois, mais est appelé à changer le son du jazz.

 

Le nonette d'origine n'existant plus, un tas de nouveaux musiciens font leur apparition durant ledit enregistrement, tels le batteur Kenny Clarke, le pianiste AI Haig, le tromboniste J.J. Johnson, le contrebassiste Nelson Boyd ou le comiste Gunther Schuller. Seuls Miles, Mulligan, Konitz et le tubiste Bill Barber sont présents à toutes les séances.

 

Trois au total, dont vont sortir treize plages, qui, d'abord partiellement éditées sous forme de soixante-dix-huit tours, vont être réunies (à l'exception du morceau vocal Da That Dream, chanté par Kenny Haggod), en 1957, sur l'album Birth of the Cool. Mais il faudra attendre 1971, pour que la version intégrale paraisse enfin sous le titre The Complete Birth of the Cool.

 

Si l'audition de ces soixante-dix-huit tours ne rencontre qu'un accueil mitigé du côté du public éclairé, il n'en va pas de même dans le cercle des musiciens. Lesquels se montrent sensibles à la nouvelle voie tracée par ce curieux orchestre qui, après l'âpreté formelle et l'intensité émotionnelle du be-bop, prône une espèce de sérénité. 

 

Ce que Miles lui-même appelle le « soft sound », résultat d'un maximum de relaxation de la part de ses interprètes. Théoricien officiel du be-bop, Dizzy Gillespie se veut plus nuancé : "Ils jouent moins de notes, moins vite, ils mettent moins le feu que nous. Le jazz, c'est les tripes. Il faut suer des couilles dans cette musique.  Eux l'ont un peu adoucie."

 

C'est vrai.  Mais sans le savoir encore, Miles Davis vient d'inventer le jazz cool. Dont l'influence va être considérable sur l'évolution du mouvement West Coast, en majorité blanc, promis à un énorme succès commercial durant les années cinquante.  Révolution que le pianiste Tadd Dameron, employeur occasionnel du trompettiste, avait pronostiquée, en affirmant, dès 1949 : "Miles Davis est le musicien le plus en avance sur son temps."