Le dernier souffle

 

"Miles Davis a choisi de sacrifier au mauvais goût qui définit le rock'n'roll" écrit en 1990 le poète, batteur et théoricien noir Stanley Crouch dans un article d'une violence inouïe. Il y accuse notamment le trompettiste de "s'auto-maquereauter", de la même manière qu'il maquereautait jadis une équipe de prostituées. "Depuis In A Silent Way, poursuit Crouch, il n'a cessé de dégringoler, avec sa dégaine de héros d'un film de science-fiction de série B. Aujourd'hui, il dépasse les bornes en affirmant voir en cette espèce de drag queen vulgaire qui s'est surnommée Prince la réincarnation de Duke Ellington."

 

La charge est d'autant plus pernicieuse que Stanley Crouch est le mentor de Wynton Marsalis, dont il rédige tous les textes de pochettes. Mais son opinion, qui rejoint celle d'un conservateur notoire comme Hugues Panassié, qui, vingt ans plus tôt, réglait son compte à Miles en trois lignes dans son désopilant Dictionnaire du jazz ("A tourné délibérément le dos à la tradition musicale de sa race.  Peut être considéré comme un modèle de l'anti-jazz."), est partagée par un grand nombre de puristes.

 

Ainsi, quand Tutu, son premier album Warner, dédié à l'évêque sud-africain Desmond Tutu, prix Nobel de la paix, est paru, Miles s'est-il vu accusé de jouer désormais "de la musique d'ascenseur". "Ce disque ne vaut guère mieux que la B.-O. de Miami Vice, a même écrit un magazine américain, révulsé par la reprise de Perfect Way, tube du groupe pop anglais Scritti Politti (lequel rendra la politesse à Miles en l'invitant à jouer sur un morceau de son nouveau disque : Oh Patti).

 

Associé, bien malgré lui, au feuilleton télévisé à succès Miami Vice, Miles, qui s'est découvert un ami commun avec Don Johnson, l'un des acteurs de la série, en la personne du chanteur country iconoclaste Willie Nelson (dont il a choisi le nom pour titrer l'une de ses compositions), fait taire toutes les critiques en apparaissant dans un épisode de la série, où il personnifie, comble d'ironie, un proxénète trafiquant de drogue : "Je n'aimais pas trop contribuer à renforcer la vision stéréotypée que beaucoup de gens ont des Noirs. Alors dans mon esprit, je ne jouais pas un mac mais un businessman.  Cicely m'a dit que j'étais bon. Ça m'a fait plaisir. J'ai toujours respecté son jugement d'actrice."

 

En dépit de ses problèmes de diabète, qui l'obligent à se faire une piqûre quotidienne d'insuline, Miles se sent bien à l'époque. Les gens l'arrêtent dans la rue depuis qu'il a tourné un spot publicitaire pour Honda, et, comme au milieu des années 70, il ne cesse de se produire sur scène et d'enregistrer des bandes, faisant et défaisant des orchestres au gré de ses inspirations. Défilent alors à ses côtés les saxophonistes Bob Berg, Gary Thomas, Rick Margitza, Kenny Garrett; les claviers Robert Irving III, Joe Sample, George Duke, Adam Holzmann, Kei Akagi; les bassistes Dar-ryl Jones, Benjamin Rietveld; les guitaristes Billy « Spaceman » Patterson, Foley McCreary, Robben Ford, JeanPaul Bourelly; les percussionnistes Ricky Wellman, Marilyn Mazur, Omar Hakim, etc.

 

A l'automne 1986, son groupe du moment participe à un gigantesque rassemblement au profit d'Amnesty International, réunissant, au Giants Stadium, quelques poids lourds de la pop music.  Occasion pour beaucoup d'aller reluquer de près celui que l'on présente de plus en plus comme un mutant : "Après notre passage toutes les grandes stars du rock sont venues me saluer.  Les types de U2, Bono, Sting et ceux de Police, Peter Gabriel, Ruben Blades, toutes sortes de gens.  Certains semblaient avoir la frousse, et quelqu'un m'a expliqué que c'était à cause de ma réputation de grossièreté. " Car s'il semble s'être un brin humanisé, Miles Davis n'a rien perdu de son franc-parler.  Invité, avec Ray Charles, par le président Reagan à la Maison Blanche début 1987, il crée une mauvaise ambiance après que sa voisine de table lui a dit que sa « mama » devait être drôlement fière de ce qui lui arrivait : "Ecoutez, ma mère n'est pas une « mama » de merde, vous entendez ? Ce mot est complètement ringard, on ne l'utilise plus.  Ma mère était plus élégante, plus convenable, que vous ne le serez jamais.  Alors ne dites plus un truc comme ça à un Noir, pigé ? "

 

La mort de Gil Evans, à Mexico, en mars 1988, est un rude coup pour Miles Davis. Deux mois plus tôt, ils évoquaient encore l'idée de concrétiser un vieux projet : l'adaptation de La Tosca de Puccini, l'une des ceuvres lyriques favorites de Miles. Celui-ci dédiera donc à la mémoire du « Maître » la remarquable B.-O. de Siesta, film tombé aux oubliettes, composée en collaboration avec Marcus Miller. Parallèlement, il se passionne pour Cameo, le groupe technosoul de Lan-y Blackmon (qu'il rejoint l'espace d'une plage unique, In The Night, sur l'album Machismo), pour le zouk antillais de Kassav (dont on retrouvera la trace dans son album Amandla), et pour les frères ennemis du funk, Prince et Michael Jackson : "Tous deux sont formidables, mais je préfère Prince.  Il vient en plein sur le béat et joue par-dessus.  A mon avis, quand il fait l'amour, Prince entend des tambours, pas du Ravel.  Ce n'est donc pas un Blanc." Le nabot de Minneapolis et le géant d'Alton vont même enregistrer quelques bricoles ensemble, mais, à l'exception de Sticky Wicked, extrait d'un disque de la chanteuse Chaka Khan, autre signature de Warner Bros., le résultat de leur rencontre en studio ne sortira jamais des coffres de Paisley Park.

 

En 1989, Miles Davis divorce avec Cicely. Ce n'est une surprise pour personne. Depuis que le trompettiste était revenu au tout premier plan, le ménage ne cessait de péricliter, et Miles se vantait partout de ne plus partager le lit d'une épouse qu'il supportait mal depuis plusieurs années: "Cicely a fait des films dans lesquels elle joue toujours une militante ou du moins quelqu'un de très concerné par les problèmes des Noirs aux Etats Unis.  Ce ne sont que des rôles, hélas. Elle adore en fait cirer les pompes des Blancs et se range toujours à leur avis." Au même moment, est publiée son autobiographie, co-rédigée avec le journaliste Quincy Troupe, qui ne manque pas de causer un certain tapage, Miles s'y dépeignant comme quelqu'un de rigoureux, d'intransigeant, mais aussi de foncièrement antipathique, notamment dans ses relations avec la gent féminine. "Comment peut-on encore parler de génie en présence d'un tel monstre ? " relève aussitôt l'écrivain féministe Pearl Cleage, suggérant qu'il serait bienvenu de casser tous les disques de Miles, et même de brûler toutes ses bandes, jusqu'à ce que celui-ci fasse amende honorable et reconsidère attentivement la question : "Pouvons-nous, mes soeurs, raisonnablement considérer comme un héros quelqu'un qui se vante de nous tabasser ? "

 

Il y a belle lurette que l'énoncé du problème est dépassé.  Miles Davis n'est plus un héros, il est devenu un Dieu.  Cynique, arrogant, despote pour les uns; timide, fragile, introverti pour les autres. S'entourant désormais de jeunes musiciens souvent médiocres, que sa présence seule contribue à transcender: "Si j'aime jouer avec des jeunes, c'est parce que les vieux jazzmen sont des enfoirés paresseux qui résistent au changement et s'accrochent aux manières anciennes, trop fainéants pour essayer quelque chose de différent. Je comprends que des gens me demandent de jouer des trucs comme My Funny Valentine qu'ils écoutaient peut-être pendant qu'ils baisaient une super fille.  Mais ils n'ont qu'à racheter le disque. Je n'en suis plus là et je dois vivre pour faire ce qui est bon pour moi, pas pour eux." Son besoin de nouveauté est tel que, sensible à l'impact croissant du hip hop, il contacte, par le biais du label Def Jam, spécialisé dans le genre, le rappeur Easy Moe Bee, en compagnie duquel il enregistre une poignée de thèmes courts, avec des samples de Kool and the Gang, de Gene Ammons et de YoungHolt Unlimited, qui seront commercialisés, par Warner Bros., un an après sa mort, sous le titre Doo-bop.

 

Pourtant, le disque qui va le plus marquer les esprits à la fin de la carrière de Miles Davis est encore une musique de film commandée par le comédien (et en l'occurrence réalisateur) Dennis Hopper, une vieille connaissance (« Miles m'a collé un marron le jour où, jeune branleur, j'ai essayé de lui fourguer de l'héroïne, en disant qu'il me tuerait si je ni avisais de recommencer »), au compositeur Jack Nitzsche.  Pour illustrer The Hot Spot, thriller sudiste interprété par Don Johnson, Nitzsche, exproducteur de Neil Young, a en effet l'idée de réunir en studio Miles Davis et quelqu'un avec lequel celui-ci n'a apparemment rien en commun : John Lee Hooker, vénérable bluesman de Clarksdale, Mississippi, aux accents de griot africain. C'est une inspiration géniale. Au lieu du choc des continents attendu, c'est à une entente immédiate que l'on est confronté, grâce à la complémentarité spontanée, communautaire, des deux monstres sacrés.  Preuve qu'en dépit de sa sophistication extrême, presque caricaturale, la musique de Miles Davis ne s'est jamais réellement éloignée des racines les plus profondes de l'idiome afro-américain.

 

De cinéma il est encore question avec Dingo, réalisé par Rolf De Heer, dans lequel, peu de temps avant sa mort, Miles, marié pour les besoins du scénario à Bernadette Lafont, joue, sous le pseudonyme de Billy Cross, un trompettiste qui lui ressemble furieusement. D'autant que la musique originale est pour lui l'occasion de retrouver Michel Legrand, sous la houlette duquel il avait dé à enregistré une partie de ce qui allait devenir Legrand Jazz en 1958, en compagnie notamment de John Coltrane, de Bill Evans et de Paul Chambers.

 

Le 8 juillet 1991, Miles Davis crée la sensation au festival de Montreux. Soutenu par une cinquantaine de pupitres placés sous la direction de Quincy Jones, il se décide à faire ce qu'il avait toujours refusé : jouer la musique du passé. En l'occurrence celle écrite pour lui par le fidèle Gil Evans.  Extraits de Miles Ahead, de Porgy and Bess, de Sketches of Spain, le public du Palais des Festivals assiste, fasciné, à cette incroyable remontée dans le temps que Miles lui-même, heureusement soutenu par sa doublure Wallace Roney, a le plus souvent du mal à maîtriser. A soixante-cinq ans, jamais le trompettiste n'a paru aussi frêle ni vulnérable. Sous cette perruque invraisemblable qu'il arbore depuis le milieu des années quatre-vingt afin de dissimuler sa calvitie, et qui a pour effet d'affiner encore le masque de douleur qui lui sert désormais de visage, seuls les yeux, immenses, aux pupilles dilatées, ont conservé intact ce feu qui l'a toujours habité. La peau, elle, paraît de plus en plus lisse, tirée, comme si elle était peu à peu aspirée de l'intérieur.  Contrairement à ce que prétend Stanley Crouch, ce n'est pas à un héros de science-fiction que ressemble désormais Miles, mais plutôt à un extra-terrestre.  Croisement hasardeux entre Maître Yoda et un voltigeur alien.

 

Le grand public ne le sait pas encore mais Miles, lui, n'ignore pas que le compte à rebours a commencé.  Un an plus tôt il a appris qu'il était condamné. Sida. Comme des centaines d'anciens junkies qui doivent affronter la maladie après coup, parfois des années après avoir décroché, Miles a été probablement victime d'une aiguille douteuse.  C'est bien sûr l'unique raison qui l'a poussé à accepter de cautionner, après treize années de résistance acharnée, l'opération montreusienne. A laquelle succèdent, deux jours plus tard, des retrouvailles parisiennes, dans le cadre du festival de la Villette, avec Herbie Hancock, Chick Corea, Joe Zawinul, John McLaughlin, Jackie McLean, Dave Holland, Al Foster et Wayne Shorter.  Comme si Miles avait décidé de faire la tournée des popotes avant de repartir au feu, pour une dernière bataille qu'il savait perdue d'avance. Début août, c'est un homme usé qui souffle son ultime chorus sur la scène du Hollywood Bowl de Los Angeles.  Il allait encore plus mal qu'à Paris, dira Wayne Shorter, témoin du concert, c'est la première fois que je le voyais dans un tel état de fatigue.

 

Plusieurs fois démentie, la rumeur de l'hospitalisation de Miles au St. Johns Hospital de Santa Monica, non loin de la maison qu'il a achetée à Malibu, est enfin confirmée mi-septembre. Sans que l'on parvienne à savoir s'il a sombré ou non dans le coma.  Le 28, New Musical Express publie, sous le titre Sketches of Pain, une brève non signée, annonçant que Miles est en train de mener un combat perdu contre le sida dans un hôpital californien. C'est la première fois que le nom de la terrible maladie est évoqué à propos du trompettiste, et le monde musical réagit d'abord avec incrédulité. Mais vingt-quatre heures après la parution de l'hebdomadaire anglais, la nouvelle tombe sur tous les téléscripteurs du globe : Miles Davis vient de s'éteindre.  Raisons officielles : pneumonie, déficience respiratoire et arrêt cardiaque.

 

« L'homme noir qui vivait comme un homme blanc », pour reprendre une expression d'Ornette Coleman, celui qui disait en souriant à son ami l'écrivain James Baldwin, des années auparavant, "Je devrais être mort depuis longtemps, mais la drogue ne m'a pas tué et je n'ai donc plus rien à craindre", s'est donc trompé.  Il a été rattrapé par Thanatos, mélomane incontesté, au moment où il s'y attendait le moins et repose désormais au cimetière de Woodlaw, à New York, en face de la tombe de Duke Ellington. Pourtant, Miles n'avait pas entièrement tort quand il s'imaginait immortel. "La musique est à la fois une bénédiction et une malédiction, avait-il coutume d'affirmer, mais je l'adore et je ne m'imagine pas vivant d'autre chose." Or, s'il ne vit plus de sa musique, Miles Davis continue de vivre à travers elle.  Pour une raison bien simple, jadis révélée par le batteur Chico Hamilton : "Miles n'est pas un homme de spectacle. Ce n'est même pas un trompettiste. Miles est une sonorité. Le chant de la planète entière." Et celle-ci n'en a pas fini de tourner.