Le deuxième quintette

 

Début 1960, la scène du jazz est en pleine ébullition. Venu de Fort Worth, Texas, un nouveau saxophoniste alto est en train de tout révolutionner. Son nom: Ornette Coleman. Et son quartette (Don Cherry à la trompette, Charlie Haden à la contrebasse, Billy Higgins à la batterie) fait salle comble tous les soirs au Five Spot. Miles, bien sûr, va écouter à plusieurs reprises l'inventeur du free jazz, et il lui arrive même de faire le boeuf avec lui. Mais son jugement, quant à la musique entendue demeure pour le moins nuancé : "Quand j'ai critiqué Ornette, les jeunes musiciens m'ont traité de ringard.  Mais je n'aimais pas ce qu'ils jouaient, surtout Don Cherry, sur son petit instrument."

 

"Quelle triste merde!" lâchera-t-il un jour, à l'audition d'une plage du pianiste Cecil Taylor, dans le cadre d'un blindfold test destiné à la revue Downbeat ("pas mal, pour un millionnaire", ironisera de son côté Taylor, interrogé sur un disque de Miles, ce qui fera beaucoup rire celui-ci). Le comportement de Miles est d'autant plus regrettable qu'il va profiter de sa célébrité pour enfoncer des gens dont la musique peut donner matière à discussion, c'est vrai, mais dont la sincérité est, elle, indiscutable. Et de tous les leaders de l'avantgarde, seul John Coltrane sera épargné. Mais comment Miles aurait-il pu soudainement brûler ce qu'il avait si longtemps adoré ? Car Coltrane est parti former son propre groupe et son exleader a salement accusé le coup. Cannonball Adderley aussi a démissionné, atteint du virus soul jazz, de même que Bill Evans qui a fondé un fabuleux trio avec Paul Motian et Scott LaFaro. Miles reste donc sur Sketches of Spain, sa contribution inattendue à la tradition classique européenne, puisqu'il s'agit en fait d'une adaptation, cosignée avec Gil Evans, du Concierto de Aranjuez de Joaquin Rodrigo, lequel ne s'est pas gêné pour faire savoir qu'il déteste ce disque. "Curieux, réagit Miles, attendons un peu qu'il touche des royalties. Peut-être alors commencerat-il à l'aimer."

 

Marié à une femme splendide, propriétaire d'un immeuble de quatre étages comportant un gymnase, sur la 77e Rue, collectionnant les Ferrari et autres Lamborghini, reconnu, adulé, surnommé par le magazine noir Ebony "le Démon du jazz" (variantes : "le Prince des ténèbres" ou encore "l'Enigme publique no 1"), Miles s'avoue néanmoins assez déstabilisé par la faillite de la formation exceptionnelle qu'il dirigeait et également par l'ampleur de l'intérêt suscité par les prophètes d'une nouvelle musique se revendiquant volontiers libertaire. Phénomène dont il rend responsable la critique blanche, soucieuse, selon lui, de ne pas paraître démodée. Il multiplie alors les déclarations fracassantes ("Freddie Hubbard n'a ni idées ni talent; personne ne peut jouer aussi mal qu'Eric Dolphy; Archie Shepp n'est pas un musicien; Dave Brubeck ne sait pas ce que swinguer signifie; Pharoah Sanders joue comme un pied... ") qui lui valent, en contrepartie, un certain nombre d'inimitiés de la part de la frange la plus jeune, mais aussi la plus politisée, des amateurs de jazz.

 

Entre-temps, il cherche, il teste, il expérimente. " Dans son quintette, le taux de rotation du personnel (manie qu'il développera jusqu'à l'absurde vers la fîn de sa vie) n'a jamais été aussi élevé. Défilent ainsi à ses côtés les saxophonistes Hank Mobley, Sonny Rollins, Frank Strozier, Jimmy Heath, Rockie Boyd, le tromboniste J.J.Johnson, les pianistes Harold Mabern et Victor Feldman, le percussionniste Frank Butler, le contrebassiste Ron Carter. Un soir, Miles qui est allé saluer, dans le club où il se produit, un de ses vieux amis de défonce, Jackie McLean, reste bouche bée en entendant le batteur qui accompagne celui-ci, un adolescent de dix-sept ans originaire de Chicago, Anthony Williams : "J'ai cru disjoncter en entendant ce que faisait ce petit enfoiré. Toute mon excitation est revenue, j'ai décidé qu'il me le fallait."

 

 

Quelques semaines auparavant, Miles a déjà repéré Herbie Hancock, pianiste chicagoan de formation classique, qui s'est taillé un joli succès populaire avec un extrait de son premier album Blue Note: Watermelon Man. Il convoque donc Herbie Hancock, Antony Williams et Ron Carter, qu'il affectionne particulièrement, dans l'ancienne église orthodoxe russe qui lui sert de domicile, et les laisse répéter dans la salle de musique, sans se montrer, pendant deux jours: "Je les écoutais sur l'interphone que j'avais fait installer. Ils sonnaient trop bien ensemble. Le troisième jour, je suis descendu les retrouver et j'ai joué un peu avec eux." Aujourd'hui encore, Herbie Hancock se rappelle ses premiers chorus auprès de Miles avec une certaine émotion: "Il m'a demandé d'arrêter de jouer bluesy. Le blues est un truc de Blancs, maintenant, disait-il. Ils s'en sont emparés, qu'ils le gardent. Démerde-toi pour trouver autre chose, bordel !" Quelques semaines plus tard, accompagnés du ténor George Coleman, les quatre hommes s'enferment en studio. Ils vont terminer un album que Miles avait commencé avec d'autres sidemen, Seven Steps to Heaven, mais surtout enchaîner par une tournée de douze mois, qui va notamment les mener au festival d'Antibes 1963, où ils vont littéralement mettre le feu à une pinède qui en avait pourtant vu d'autres : "Tony a soufflé tout le monde, puisque personne ne l'avait encore entendu alors que les Français se targuent d'être au courant de tout ce qui se passe en jazz. Il m'a tellement fait jouer que j'en ai oublié cette douleur dans les articulations qui me préoccupait tant. "

 

Tony Williams est donc devenu le pivot d'un groupe de nouveau enchanteur. Le problème, c'est qu'il ne supporte pas musicalement George Coleman, saxophoniste de formation plus classique, de dix ans son aîné. Tony Wiliams, lui, est très porté sur le free jazz et ne cache pas son admiration pour le trio d'Ornette Coleman. Son pouvoir de persuasion sur Miles Davis est tel qu'il parvient à convaincre celui-ci de laisser Archie Shepp rejoindre un soir le quintette sur la scène du Village Vangüard: "C'était si affreux que je suis parti. Shepp ne savait pas jouer. Il ne fallait pas compter sur moi pour que je reste sur l'estrade avec cet enfoiré." Mi-1964, George Coleman, lassé de ce conflit qui ne cesse de s'amplifier avec Tony Williams, choisit de s'en aller. Miles s'empresse de contacter Wayne Shorter, mais ce dernier vient d'être nommé directeur des Jazz Messengers par Art Blakey. C'est donc Sam Rivers, chaudement recommandé par le batteur, qui s'envole pour le Japon où Miles part en tournée. Lorsque celle-ci est terminée, Wayne Shorter est enfin libre Miles apprend la nouvelle à Los Angeles où il est à l'affiche du Hollywood Bowl: "J' ai immédiatement envoyé à cet enfoiré un billet de première pour que son arrivée ait de la classe. C'est dire si je tenais à lui. Et dès le premier soir, comme je l'avais pressenti, la musique a pris."

 

Pendant les quatre années suivantes, le "second quintette de Miles Davis" va illuminer le monde du jazz et enregistrer six albums monumentaux: E.S.P., Miles Smiles, Sorcerer, Nefertiti, Miles in the Sky, Filles de Kilimandjaro. " Tony était le feu, l'étincelle créatrice, dira Miles, Wayne, le concepteur, Ron et Herbie, les ancres. Le seul problème, au début, était l'apparence de Tony qui n'était pas en âge de jouer dans les clubs. Pour le vieillir, je lui ai demandé de se laisser pousser la moustache. Une fois je lui ai même conseillé de fumer le cigare.  Mais nous avons raté beaucoup d'engagements à cause de ça."

 

En 1965, Miles traverse une nouvelle crise personnelle. Ses parents sont morts à deux ans d'intervalle et son mariage avec Frances, qui figure encore sur la pochette d'E.S.P., est en train de se dissoudre. Gros consommateur de cocaïne et d'alcools forts, il ne cesse de provoquer des scènes de ménage de plus en plus violentes.  près avoir reçu une nouvelle bouteille de bière à la figure, sous prétexte que le dîner n'était pas prêt, Frances craque et abandonne définitivement le domicile conjugal. Elle s'affichera ensuite au bras d'un autre caractériel notoire: Marlon Brando. En outre, Miles a des problèmes de santé. Après plusieurs tentatives infructueuses de greffe osseuse à la hanche, on finit par lui poser une articulation en plastique. Il se console de la rupture avec Frances au côté de l'actrice de télévision Cicely Tyson, dont le profil illustre l'album Sorcerer. Auprès d'elle il retrouve un semblant d'équilibre et abandonne gin et whisky au profit de la bière. Mais en 1967, comme toute la planète jazzy, il est profondément choqué par la disparition subite de John Coltrane : "La dernière fois que je l'avais croisé, peu de temps avant sa mort, il ne m'avait pas dit qu'il était en si piteux état. Il avait une cirrhose du foie qui le faisait tellement souffrir qu'il ne pouvait plus jouer. Il n'est entré à l'hôpital que pour y mourir. "

 

La fin de Coltrane correspond à une époque de bouleversement dans le monde entier. Et en particulier aux Etats-Unis. La contestation gagne et les tensions raciales s'accentuent. Coup sur coup, Martin Luther King et Malcolm X sont assassinés. Musicalement, la pop psychédélique et la musique funk sont au goût du jour. Miles, qui a rompu avec Cicely, commence à écouter attentivement les improvisations interminables du Grateful Dead et de Jefferson Airplane. En 1968, il fait la connaissance d'une chanteuse de vingt-trois ans, native de Pittsburgh : Betty Mabry. Il tombe amoureux d'elle, l'épouse et, à son habitude, utilise l'une de ses photographies pour illustrer son nouvel enregistrement, Filles de Kilimandjaro, sur lequel figure d'ailleurs le thème Mademoiselle Mabry : "Betty a eu une grande influence sur ma vie. Elle m'a fait découvrir Jimi Hendrix et Sly Stone.  Elle m'a aussi aidé à changer de façon de m'habiller. Notre mariage n'a duré qu'un an, mais cette année m'a permis de trouver la direction dans laquelle je devais aller. Musicalement, et humainement aussi. "