Miles Davis
L'enfance d'un chef
L'un
des premiers souvenirs qu'ait gardés Miles Dewey Davis III de son enfance est
d'avoir été poursuivi dans la rue par un Blanc lui criant: "Nègre! Nègre!". A East Saint Louis, en effet,
petite ville située en Illinois, sur la rive est du Mississippi où ses parents
se sont fixés, un an après sa naissance, le 25 mai 1926 à Alton, dans le même
Etat, le racisme est encore très vivace en cette première moitié du xxe
siècle. Personne n'y a oublié les
violentes émeutes de 1917, qui ont coûté la vie à de nombreux Noirs. D'autant
que, membres d'une classe sociale relativement aisée, les parents de Miles
Davis, Miles Dewey II, dentiste acquis aux convictions de Marcus Garvey, et
Cleota Henry, pianiste, violoniste et militante anti-ségrégationniste, se sont
installés dans un quartier exclusivement blanc.
En dépit de
l'atmosphère orageuse régnant au sein du couple (lequel finira par divorcer),
l'enfance de Miles est plutôt préservée dans le cadre de la cellule familiale,
complétée par sa soeur aînée Dorothy, et son frère cadet Vernon. A l'époque, le
sport l'attire beaucoup plus que la musique. Il court, nage, joue au football
américain et au base-ball, et se révèle rapidement fin cavalier, montant
régulièrement lors de ses visites à la ferme de son grand-père, Miles Dewey I,
en Arkansas.
Et
surtout, il professe un intérêt qui ne faiblira jamais pour la boxe, qu'il
adore pratiquer en dépit de sa petite taille -et de son physique fluet :
"Je ne ratais jamais un combat de Joe Louis. Nous nous entassions autour
de la radio pour entendre le présentateur décrire Joe mettre K.-O. un connard
quelconque. Et quand ça arrivait, toute la putain de communauté noire d'East Saint
Louis devenait dingue, fêtait ça dans les rues, buvait, dansait, faisait
beaucoup de bruit".
A
huit ans, Miles Davis commence à prêter l'oreille à une émission de radio
intitulée Harlem Rhythms. Chaque
matin, à partir de huit heures quarante cinq, on peut y entendre les principaux
grands orchestres en activité, et le gamin s'émerveille à l'audition des
formations de Louis Armstrong, Jimmie Lunceford, Count Basie, Duke Ellington
ou Lionel Hampton : "Quand
c'était un groupe blanc, j'éteignais. Sauf si c'était Harry James ou Bobby
Hackett".
Harry James
(l'homme qui offrira sa première chance à un débutant anémique nommé Frank
Sinatra) et Bobby Hackett sont deux
virtuoses de la trompette copieusement influencés par Louis Armstrong, mais qui
se distinguent de leur modèle grâce à un doigté d'une extrême élégance et la
douceur de leurs sonorités respectives. L'indulgence naturellement manifestée à
leur égard par un Miles Davis encore inexpérimenté est à ce sens
caractéristique de ce phrasé nonchalant et lyrique qui va devenir bientôt sa
marque de fabrique.
Car Miles, à qui
son père a offert sa première trompette (au grand dam de son épouse qui rêvait
de voir son fils devenir violoniste classique), commence à prendre des cours
sous la direction d'un patient du dentiste, Elwood Buchanan, grand amateur de
fanfares et fin connaisseur en matière de jazz. Aussi, lorsque Miles débarque
au lycée Lincoln, s'inscrit-il illico dans l'orchestre de l'établissement, où
il ne manque pas de créer une certaine sensation, même s'il se fait
régulièrement éliminer par le jury (blanc) à chaque compétition scolaire, ne
récoltant que le deuxième ou troisième prix à titre de consolation : "Cela
m'a rendu tellement fou furieux que j'ai décidé que je pouvais faire mieux que
n'importe quel Blanc à la trompette. En fait, si je ne m'étais pas heurté à ce
préjugé, je n'aurais jamais travaillé mon instrument avec autant
d'acharnement." Elwood Buchanan, lui, est très fier de son élève, au point
d'en parler à un pilier de bar de ses amis, le trompettiste Clark Terry, lequel, résidant sur
l'autre rive du fleuve, accepte de traverser le pont pour venir écouter le
petit prodige en question. Il s'avoue honnêtement impressionné. Epoustouflé par
l'élégance du visiteur, Miles, de son côté est encore plus admiratif envers son
aîné. Pourtant, quelques semaines plus tard, quand il le rencontre par hasard à
Carbondale, Illinois, où l'orchestre du lycée est invité, Terry, un peu
pompette, l'envoie balader : "J'ai vu ce gosse s'approcher de moi et
commencer à m'entreprendre. Je lui ai dit de me foutre la paix et d'aller voir
plus loin si j'y étais. Il y avait trop de jolies nanas à reluquer pour que je
me laisse distraire par un freluquet."
Clark
Terry et Miles Davis vont néanmoins devenir bons amis après que le second, qui
n'a que quinze ans, se sera inscrit au syndicat des musiciens, ce qui lui
permet, tout en continuant de suivre les cours du lycée, d'effectuer ses débuts
professionnels au sein d'une formation de rhythm'n'blues locale: The Blue
Devils d'Eddie Randle. Un soir, à l'Elks Club, où le groupe se produit, Terry,
venu faire le boeuf, entend, en montant l'escalier, un trompettiste qu'il ne
parvient pas à identifier. "Une fois entré, racontera-t-il ensuite, je
repère cet adolescent assis les jambes croisées et fumant comme un
pompier. Dis donc, gamin,
l'approchai-je, tu ne serais pas le mec que j'ai envoyé bouler l'autre jour à
Carbondale ? C'est bien moi, répondit-il.
Cette histoire nous a fait rigoler pendant des années."
Futur
sideman chez Count Basie puis chez Duke Ellington, Clark Terry va avoir
une influence décisive sur Miles Davis jusqu'en 1942, date de son incorporation
dans l'armée des EtatsUnis, qui vient d'entrer dans la Seconde Guerre mondiale
au lendemain du désastre de Pearl Harbour. Miles, lui, est encore trop jeune
pour être mobilisé. Mais il est devenu directeur musical des Blue Devils et sa
renommée dans la région ne cesse de croître. Un jour, tandis que l'orchestre d'Eddie Randle est à l'affiche du
Rhumboogie Club, il a l'occasion de jouer devant les membres de la formation du
guitariste Tiny Bradshaw, dont la
tournée passe par Saint Louis. Parmi ceux-ci, le saxophoniste Sonny Stitt remarque immédiatement le
trompettiste avachi au dernier rang des pupitres. Il l'aborde aussi sec entre deux sets. "Tu ressembles à un
type qui s'appelle Charlie Parker,
lui dit-il, et en plus tu joues comme lui.
Laisse donc tomber ce groupe de ringards et viens plutôt avec
nous."
Stitt ne
plaisante pas, qui persuade Tiny Bradshaw d'engager sur-le-champ Miles
Davis. Celui-ci, même s'il n'a jamais
entendu parler de Charlie Parker, entre dans un état d'excitation
intense : "Les mecs de chez Bradshaw portaient des smokings et plaquaient
leurs cheveux avec de la gomina. On
m'offrait soixante dollars par semaine pour me joindre à eux. J'ai foncé chez moi afin de demander
l'autorisation à ma mère mais elle a refusé sous prétexte que je devais
auparavant achever ma dernière année de lycée.
J'étais tellement furax que je ne lui ai plus adressé la parole pendant
deux semaines."
A
seize ans, Miles Davis épouse Irene Birth, condisciple du lycée Lincoln et
danseuse, qu'il fréquente depuis plusieurs mois: "Je lui dois mon premier
orgasme. La première fois que j'ai
joui, j'ai cru que j'avais envie de pisser; j'ai foncé à la salle de
bains.
Bon
Dieu, je n'avais jamais connu quelque chose de comparable." Irene ne va
guère tarder à lui donner une fille, Cheryl (le couple aura deux autres enfants
jusqu'à sa séparation dans les années cinquante). Encore mineur et lycéen, Miles se retrouve donc paradoxalement
père de famille.
A
la même époque, il découvre enfin les enregistrements de ce Charlie Parker
auquel Sonny Stitt le comparait et, naturellement, le trompettiste de
celui-ci : Dizzy Gillespie. Après avoir refusé deux autres offres
d'engagement, de la part d'Illinois Jacquet et des McKinney's Cotton Pickers,
Miles Davis en termine avec le lycée. Il rejoint aussitôt, pour deux semaines,
une petite formation de La Nouvelle Orleans : Adam Lambert's Six Brown Cats
dont le chanteur n'est autre que Joe
Williams, qui accédera plus tard au vedettariat en signant chez Count
Basie. Son intérim se termine juste à temps pour aller écouter le grand
orchestre vedette de Billy Eckstine, à l'affiche du club Riviera d'East
Saint Louis, qui compte dans ses rangs Parker et Gillespie, mais aussi les
saxophonistes Gene Ammons et Lucky Thompson ou encore le batteur Art Blakey.
Trompette
sous le bras, car il vient de s'exercer, il arrive le premier sur le lieu du
concert. Un type se précipite sur lui :
« Dis donc, petit, es-tu syndiqué ? » C'est Dizzy. Le troisième trompettiste, souffrant, doit être remplacé. Miles se retrouve sur scène, complètement
désorienté : "Fasciné, j'écoutais la musique de Dizzy et de Bird. J'étais tellement sous le choc que je me
suis montré incapable de déchiffrer une seule note."
Il
va pourtant rester chez Eckstine pendant les deux semaines que celui-ci passe
dans la région. Paralysé par le trac, mais
connaissant désormais à fond les partitions. "La première fois que j'ai
entendu Miles, avouera pour-tant Billy Eckstine quelques années plus tard, je
l'ai gardé avec nous pour ne pas le blesser, mais c'était atroce. Il ne savait pas du tout jouer." Jugement
sévère ou non, Miles s'en moque, qui voit à regret l'orchestre partir sans lui
pour Chicago où l'attend son prochain contrat. Car sa décision est prise, que
rien ni personne ne pourra modifier; suivant en cela les conseils de Charlie
Parker, qui lui a fait prendre conscience que s'il demeure à Saint Louis il n'y
a pas de salut pour lui, il est fermement décidé à aller à New York, persuadé
d'être capable de se mesurer à n'importe qui et, mieux même, "d'en
remontrer à tous les enfoirés".