Miles Davis
Milestone
Le
20 décembre 1957, le Miles Davis Sextet est à l'affiche d'un Sutherland Lounge
comble, à Chicago. Il s'agit en fait d'une reconstitution du quintette
original, auquel s'est ajouté le saxophoniste alto Julian
"Cannonball" Adderley, longtemps considéré comme le "nouveau
Charlie Parker". Miles s'est en effet réconcilié avec tous ses anciens
partenaires, débauchant Coltrane (qui, entre-temps, a décroché de l'héroïne) de
chez Monk, où il faisait merveille, et récupérant Red Garland, Philly Joe Jones
et Paul Chambers, quant à eux beaucoup moins assagis : " Un jour, Paul a
piqué la tête la première dans un plat de spaghettis. Il s'était shooté, avait bu six ou sept zombis, cocktail à base
de rhum et de liqueur d'abricot, et n'avait pas supporté, le mélange. C'est
d'ailleurs de ça qu'il est mort en 1969. Trop de drogue, trop d'alcool. Il avait à peine trente ans. "
Dès
le premier morceau, Adderley reste planté, bouche bée, écoutant d'un air
incrédule John Coltrane choruser. "Qu'est-ce qui se passe là, qu'est-ce
qu'on est en train de jouer?" demande-t-il à Miles, complètement éberlué.
"Le blues", chuchote le trompettiste. "Ben merde alors! reprend
Adderley, c'est bien la première fois que j'entends un blues sonner comme
ça." Pourtant, le nouveau venu va très vite s'intégrer à la formation. A
tel point que les autres vont bientôt le surnommer "l'éponge", eu
égard à sa faculté de tout absorber et que Miles, conscient de ce que l'altiste
lui apporte, va même accepter de figurer au générique de Something Else, disque que Cannonball est en train de
graver pour Blue Note. Miles traverse alors, avec ce sextette, une période
musicale extrêmement féconde. L'arrivée d'Adderley a considérablement épaissi
le son du groupe, et John Coltrane, totalement
habité, n'a jamais aussi bien joué : "Une fois en Californie, il a voulu
se faire remettre une dent. J'ai eu peur. Il arrivait à jouer deux notes en
même temps et je pensais que c'était grâce à sa dent manquante qu'il avait ce
son. J'ai essayé de le convaincre de s'en faire poser une amovible qu'il
pourrait enlever avant de jouer, il m'a regardé comme si j'étais dingue. Le
soir, je prends le premier solo et j'attends qu'il souffle, presque en larmes à
l'idée qu'il s'est bousillé. Quel
soulagement quand il s'est mis à enfiler ses phrases comme d'habitude!"
Le
premier album du sextette, Milestones, est
enregistré le 4 mars 1958. Sur la
pochette, Miles pose, vêtu d'une chemise verte à col ouvert. Une photo signée
Dennis Stock, auteur de plusieurs clichés légendaires de James Dean.
Ce
disque (Milestones en particulier, le
morceau qui donne son titre à l'ensemble et deviendra un standard pour les
jazzmen du monde entier), à la fois novateur et formellement parfait, impose
définitivement Miles Davis comme le maître à penser du jazz de la fin des
années cinquante, et le digne héritier de son ancien employeur, Charlie Parker.
Là
où quelques rares grincheux, comme le Français Hugues Panassié, ne voient dans
sa sonorité éthérée que "le résultat de susurrements impuissants sortant
d'une trompette émasculée devant laquelle les eunuques intellectuels se
pâment", la majorité de la critique internationale a beau jeu de
s'extasier. " Bird était un improvisateur qui savait composer, note ainsi
l'Anglais Wilfrid Mellers, Miles est un compositeur qui sait improviser."
Philly
Joe Jones est le premier à quitter le groupe, bientôt suivi par Red
Garland. Ils sont respectivement
remplacés par Jimmy Cobb et Bill Evans. Evans est blanc, grand connaisseur de Rachmaninov et de Maurice
Ravel et disciple de Lennie Tristano. L'opposé donc de Garland, rythmicien
naturel. Son arrivée va profondément modifier la musique du sextette, même si
Miles, qui l'adore, ne cesse au début de le charrier. "Si Bill voulait la
ramener au cours d'une discussion, se souvient Jimmy Cobb, Miles lui demandait
aussitôt de la fermer, en ajoutant qu'il n'avait rien à foutre des opinions des
Blancs. Ça démolissait Bill, parce qu'il ne savait jamais si Miles plaisantait
ou non."
A
la même époque, Miles s'est mis en ménage avec Frances Taylor, rencontrée
quatre ans plus tôt en Californie. Frances, qui a un fils Jean-Pierre, d'un
premier mariage, est une danseuse célèbre pour sa performance dans West Side Story, comédie musicale à
l'affiche sur Broadway. Miles l'empêchera d'ailleurs de participer à la version
cinématographique du spectacle, sous prétexte que sa place est désormais
"à la maison", de même qu'il l'obligera à refuser de donner la
réplique à Sammy Davis Jr. dans Golden
Boy. Miles est fou de Frances Taylor, à qui il dédiera le thème Fran Dance et dont le visage illustrera, trois ans
plus tard, la pochette de l'album Someday My Prince Will Come. Il décide même d'échanger sa Mercedes
contre une Ferrari blanche décapotable, rien que pour contempler
l'émerveillement des passants, lorsque sa passagère descend, toute en jambes,
du véhicule peu discret. Cette relation
est bien sûr appelée à connaître quelques turbulences à cause de la jalousie
maladive du trompettiste, lequel, furieux après que celle-ci lui eut avoué un
soir qu'elle trouvait Quincy Jones plutôt joli garçon, frappe férocement la
jeune femme, contrainte de se réfugier, nue, chez des voisins compatissants.
Mais
c'est en voyant Frances danser dans Porgy and
Bess que lui vient l'idée d'enregistrer la musique de Gershwin
avec l'aide d'un orchestre comparable à celui de Miles
Ahead, placé sous la houlette de l'inévitable Gil Evans. S'il faut en croire le principal intéressé,
c'est l'album qui lui a demandé le plus de travail. C'est également un album d'un niveau exceptionnel qui montre
Miles prendre un époustouflant solo de bugle sur le fameux It Ain't Necessarily So.
Deux
monuments du jazz sont commercialisés en 1959 : le Giant Steps du quartette de John Coltrane et le Kind of Blue du sextette de Miles Davis,
version Jimmy Cobb et Bill Evans (suppléé sur une plage par Wynton
Kelly). La sensation fascinante de
raffinement spontané que dégage ce disque fait penser que ses six auteurs (sept
si nous comptons Winton Kelly, substitut de Bill Evans dans Freddie freeloader) étaient parvenus à une totale
interpénétration et voulaient absolument tout donner avant de rompre l'unité
qui les avaient convertis en l'un des groupes de référence de l'histoire du
jazz. Cannonball Adderley et Bill Evans refermeront ici leur
période Miles Davis, suivis peu de temps après par John Coltrane. Paul
Chambers et Jimmy Cobb resteront aux côtés du trompettiste jusqu'au moment
de son changement de style vers la moitié des années soixante. Miles raconte
dans son autobiographie que l'album fut une tentative frustrée pour reproduire
des senstations et des sons de son enfance. Il affirme également qu'il fut
conçu autour du piano impressioniste de Bill Evans afin d'approfondir les
possibilités du jazz modal déjà annoncées dans Milestones. Peu importe le relatif échec de Miles
lorsqu'on se rend compte de la subtilité et de l'élégance avec lesquelles il
parvint à ouvrir un des champs les plus fertiles sur lesquels s'est basé le
jazz afin de se libérer des contraintes de l'accord sans succomber, pour
autant, à la tenttaion d'une liberté impossible. Il est difficile de croire que
les cinq morceaux qui composent l'album furent enregistrés sans répétitions
préalables et en tenant uniquement compte de quelques indications générales.
Comme dans d'autres travaux essentiels, c'est le blues qui produit le miracle,
bien qu'en se caractérisant à cette occasion par certains éléments extraits de
la musqiue de Ravel et Rachmaninoff; des compositeurs pour lesquels Evans et
Davis avaient une faiblesse toutes particulière.
L'album
contient au moins deux classiques indiscutables du jazz. So what avec une introduction atypique qui annonce
de futurs champs d'investigation, recherche la rotation des solos sur une
simple mélodie majestueusement exposée par la contrebasse de Chambers. Le saxo
alto d'Adderley offre son sens inné du blues interprété à la manière des
hard-boppers; Coltrane met à l'épreuve la maturité de ses capacités tout en
dévoilant l'imminence de son vol en solitaire et Davis dose les notes avec une
magie imperturbable. Les solistes répondent avec tout autant d'assurance et de
courage au manque de lignes directrices de All
blues ainsi que des autres morceaux, dans lesquels s'insinuent pas mal
d'idées qui se verront développées par la suite. Les plus importantes
apparaissent dnas Flamenco sketches, un antécédent très clair des disques au
parfum espagnol à venir, tel Olé de
Coltrane ou bien Sketches of Spain
de Davis.
Mais
la nouvelle qui va secouer la planète jazzy cette même année est
extra-musicale, puisqu'il s'agit en fait de l'arrestation brutale de Miles, le
25 août, devant le Birdland. Sommé de circuler par un policier blanc, alors que
son nom figure au fronton du club en lettres de néon (ce qu'il n'a pas manqué
de faire remarquer à son interlocuteur), Miles, qui est sorti un instant afin
d'accompagner une amie, blanche, jusqu'à son taxi, finit par se faire
violemment matraquer par un second policier arrivé derrière son dos. C'est donc
couvert de sang et menotté, qu'il est embarqué au commissariat du 54e District,
bientôt assiégé par des témoins scandalisés. Relaché le lendemain matin contre
une caution de mille dollars, mais inculpé de coups et blessures à agent de la
force publique (? !), Miles, à qui l'on a dû poser cinq points de suture sur le
cuir chevelu fait la une de tous les journaux new-yorkais. Connue à l'étranger, la nouvelle provoque un
tollé général. Confrontée à l'indignation de la presse internationale,
photographies à l'appui, la justice américaine mettra donc deux mois pour
décréter que l'arrestation était illégale et rejeter, par conséquent, toutes
les charges retenues contre le trompettiste. Lequel, pendant ce temps-là, s'est
quand même vu interdire de travailler puisque sa carie de musicien lui avait
été retirée.
Survenu
dans une ville prétendument affranchie, à un moment de sa vie où Miles est
parvenu à conjuguer succès musical et stabilité personnelle, l'incident va
réveiller de vieilles rancoeurs datant de l'époque d'East Saint Louis et de son
racisme quotidien et rendre sa victime un peu plus cynique et amère. Miles s'en veut presque d'avoir oublié que,
en dépit de sa notoriété et de sa réussite, il n'est, pour les autorités de son
pays, qu'un Noir vivant dans un monde de Blancs. Mais il apprend vite et saura
retenir la leçon : "A partir de ce moment, des Blancs ont commencé à
raconter que j'étais perpétuellement en colère, que j'étais raciste et autres
âneries du genre. Je n'ai jamais été
raciste avec personne. Mais cela ne veut pas dire que je vais me laisser
emmerder par quelqu'un juste parce qu'il est blanc. Je n'ai jamais fait de
risettes, jamais joué au nègre abruti, je ne me suis jamais baladé un doigt
dans le cul à faire la manche et à penser que j'étais inférieur aux Blancs.
J'ai simplement réalisé que je vivais moi aussi en Amérique, et que j'allais
essayer de prendre tout ce qui passait à ma portée."