Miles Davis

 

Le premier quintette

 

Le 12 mars 1955, Charlie Parker meurt en regardant le show télévisé de Tommy Dorsey dans le salon de la baronne Pannonica de Koenigswarter, bienfaitrice de nombreux jazzmen new-yorkais. Il n'a pas trente-cinq ans mais le légiste appelé sur les lieux affirme que son organisme est celui d'un vieillard. Sans être vraiment une surprise (Bird était au bout du rouleau depuis un bon moment), sa disparition oblige alors un certain nombre de musiciens à se remettre en question. Miles, qui vient enfin de détrôner son éternel rival, Chet Baker, de la première place du référendum organisé chaque année par la revue Downbeat, se sent prêt, quant à lui, à monter une formation régulière. Après avoir longuement hésité, il se décide pour la formule du quintette. A la batterie, il choisit "Philly Joe" Jones, ainsi surnommé à cause de ses origines philadelphiennes et pour ne pas être confondu avec Jo Jones, batteur de Count Basie; au piano, Red Garland, un ancien boxeur professionnel, qui, à la demande de son employeur, a étudié sérieusement le jeu d'Ahmad Jamal, pianiste dont Miles est fanatique ("j'aimerais avoir un fils avec les cheveux rouges, les yeux verts et le visage noir qui joue du piano comme Ahmad Jamal", déclarera-t-il un jour) ; à la contrebasse, Paul Chambers, un grand gaillard de Detroit, tout juste âgé de vingt ans.

 

Pour compléter le groupe, Miles aimerait bien engager Sonny Rollins, mais celui-ci vient tout juste d'entrer à l'hôpital pour y suivre une cure de désintoxication. Il essaye donc John Gilmore, ténor de l'Arkestra de Sun Ra, mais sa sonorité ne lui convient pas.  C'est alors que Philly Joe Jones avance le nom de John Coltrane. Miles n'est pas chaud, qui a vu Coltrane se faire ratatiner par Rollins sur la scène de l'Audubon Ballroom en 1952. Mais, pressé par la proximité d'un contrat au club Las Vegas de Baltimore, suivi d'une mini tournée, il fïnit par céder.  Et ne le regrette pas : "Plus vite que je n'aurais pu l'imaginer, la musique que nous faisions ensemble est devenue incroyable. C'était si bon, que ça me donnait des frissons, comme au public. Merde, c'est rapidement devenu effrayant, tellement que je me pinçais pour m'assurer que j'étais bien là."

 

Le 16 novembre, le quintette enregistre, pour Prestige, un album intitulé Miles.  Parmi les six morceaux choisis, quatre sont des standards, prétextes à de fulgurants solos d'un Coltrane porté par une rythmique étroitement soudée, tandis que le trompettiste utilise abondamment une sourdine Harmon, ce qui a pour effet d'accentuer à la fois la fragilité de sa sonorité et l'émotion que l'on peut ressentir à son audition. Grâce à plusieurs disques gravés pour Prestige puis pour Columbia, le Miles Davis Quintet va bientôt entrer dans la légende. D'un bout à l'autre du pays chaque club où il est programmé doit afficher complet, et il est de bon ton, pour un tas de célébrités, d'aller se montrer partout où il se produit.  C'est ainsi que l'on remarque fréquemment, assis au pied de l'estrade, Frank Sinatra et Ava Gardner, Richard Burton et Elizabeth Taylor, Marlon Brando, James Dean, Lena Horne, Dorothy Killgallen ou encore Ray Sugar Robinson.  Un soir même, Tony Bennett demande la permission de prendre un micro afin de se joindre aux musiciens. Miles Davis est devenu plus populaire qu'il ne l'a jamais été.  Son franc-parler (il ne perd jamais une occasion d'égratigner ses concurrents) et sa personnalité fascinent un public bien plus étendu que celui du seul jazz.

 

A la même époque, il subit une intervention chirurgicale destinée à lui retirer des nodules des cordes vocales. Censé ne pas hausser le ton pendant la période de cicatrisation suivant l'opération, il pique une crise contre un organisateur de concerts et se casse définitivement la voix. Désormais, l'espèce de chuchotis menaçant qu'il fait entendre va contribuer à alimenter sa légende de mauvais coucheur. 1956 est donc une année faste pour Miles Davis.  Il truste toutes les premières places dans les sondages des magazines spécialisés, entretient sa forme physique dans un gymnase, roule en Mercedes Benz blanche et court les réunions de boxe du Madison Square Garden au bras des plus belles femmes de la ville. Quant au quintette, il n'a jamais aussi bien tourné. Seule ombre au tableau : la toxicomanie de ses membres. Tous en effet sont junkies.  Ce qui commence à agacer prodigieusement leur leader: "Trane et Philly Joe me tapaient vraiment sur les nerfs avec leurs conneries.  Ils arrivaient en retard ou parfois ne venaient pas du tout. Ou bien, Trane piquait du nez sur scène, complètement défoncé. Je n'avais pas de morale à faire à des gens qui se shootaient à l'héroïne, j'étais passé par là. Je ne leur en voulais pas. En revanche, je me suis mis à leur tomber sur le dos quand ils salopaient le boulot." Miles pousse parfois le zèle un peu loin dans son désir de faire la police. Un soir que Coltrane débarque en retard, raide comme un piquet, il commence à le tabasser dans les loges. Thelonious Monk, témoin de la scène, est particulièrement choqué : "J'ai dit à Trane qu'avec ce qu'il était capable de faire au saxophone, il n'avait pas à accepter un pareil traitement. Et je l'ai invité à venir jouer avec moi quand il le voulait. Quant à Miles, je l'ai engueulé de le frapper comme ça. Il n'a pas moufté.  Il faut dire que je suis autrement baraqué que lui"

 

Coltrane part donc, remplacé par Sonny Rollins.  Mais il ne tarde guère à revenir peu avant que le quintette n'entame une nouvelle tournée de deux mois. La dernière. En mars 1957, Miles décide en effet de dissoudre le groupe. Selon Leonard Feather, à qui il accorde alors une interview, il aurait l'intention de cesser de se produire sur scène afin de prendre un peu de recul quant à son avenir musical. Deux mois plus tard, il entre en studio en compagnie de Gil Evans, afin de graver, avec le concours d'un big band, l'album Miles Ahead, dont Dizzy Gillespie, dithyrambique, dira qu'il en a usé son premier exemplaire en moins de trois semaines. A sa sortie, l'album justifie son titre (en français : Loin devant) en faisant l'unanimité auprès d'une critique qui parle "d'oeuvre sans précédent" ou "d'aboutissement de nombreuses années d'efforts". Miles est devenu l'un des personnages les plus en vue de New York.  Des mensuels comme Time Magazine, Life International et Playboy lui consacrent de longs articles.  Et il reçoit, sans cesse, de nombreuses sollicitations. De la part de Gunter Schuller et John Lewis, notamment, qui lui proposent de se joindre à leur Orchestre USA.  La réponse est sans appel "Foutez-moi le camp!"

 

Miles en fait caresse le projet de monter un nouveau quintette. Mais auparavant, il effectue un deuxième séjour à Paris, afin d'honorer un contrat de trois semaines au club Saint-Germain (il fera aussi un Olympia), accompagné par des musiciens locaux : Barney Wilen au saxophone, René Ur-treger au piano, Pierre Michelot à la contrebasse et son compatriote Kenny Clarke à la batterie. "Contrairement aux idées reçues, Miles ne faisait chier personne, racontera ensuite René Urtreger. Ouand il voulait un peu de légèreté d'accompagnement, un peu de silence, il le demandait toujours avec une grande courtoisie.  Ce n'est que bien après que je l'ai vu aller vers quelqu'un sur scène et le gifler.  Il y a deux mecs que j'ai vu faire ça: lui et Claude François.  Dans la capitale, Miles renoue avec Juliette Gréco, bien sûr, qui lui présente le réalisateur de cinéma Louis Malle, lequel lui propose de composer la musique du film policier qu'il vient d'achever de tourner, avec Maurice Ronet et Jeanne Moreau : Ascenseur pour l'échafaud. Miles accepte de relever le défi et décide d'improviser en studio, avec son groupe parisien, en une seule nuit, tout en visionnant les images : "Puisqu'il s'agissait d'un film de suspense, j'ai fait jouer les musiciens dans un vieil immeuble lugubre et sombre.  Je pensais que ça donnerait son atmosphère à la musique, et ça a fonctionné." A tel point qu'au moment de la sortie du disque (d'abord en France, ensuite aux Etats-Unis), le rédacteur en chef de Jazz Magazine, Jean-Louis Ginibre, écrit : "Sans la musique de Miles Davis, Ascenseur pour l'échafaud serait demeuré relativement mineur.  En donnant une dimension tragique à ce film banal, il a lui-même pris conscience de la dimension tragique de sa musique qui n'était jusque-là qu'esquissée.  En ce sens, Ascenseur pour l'échafaud marque un tournant décisif dans l'oeuvre de Miles Davis."