Le
retour
De
1975 à 1980, Miles Davis ne va plus toucher sa trompette: "Au début, je
passais devant, la regardais, songeais à l'essayer, mais cette idée même m'a
vite quitté. J'avais l'esprit occupé par d'autres activités." Les
activités en question consistaient essentiellement à ramener un maximum de
créatures dans son lit, à se remplir les narines de cocaïne, à assécher des
bouteilles de Heineken et de Courvoisier, et à s'injecter des speedballs,
cocktail d'héroïne et de cocaïne fatal à l'acteur John Belushil fondateur des Blues
Brothers. Peu à peu, Miles ne sort même plus de chez lui, restant planté
devant l'écran de la télévision allumé vingt-quatre heures sur vingt-quatre et
ne recevant que de rares amis, dont Al Foster et Gil Evans. Et
gare aux importuns sonnant à l'improviste, tel ce célèbre chanteur anglais,
fébrile comme une groupie : "C'est à quel sujet ?" grogne Miles,
lorsqu'il vient ouvrir la porte. "Voilà, je suis Mick Jagger,
balbutie le visiteur, et j'ai toujours voulu vous..." "Tire-toi,
connard! l'interrompt le trompettiste, j'en ai rien à foutre de qui tu es. Personne ne débarque ici sans y être invité!
"
Miles déprime.
Autour de lui le vide se fait : Bill Evans, Paul Chambers, Wynton Kelly,
Cannonball Adderley, Charles Mingus ont disparu, et ses rapports familiaux
confinent au désastre : "Mon fils Gregory, qui se faisait, appeler Rahman
depuis sa conversion à l'Islam, me créait un tas d'ennuis : arrestations,
scandales, accidents... Je sais qu'il m'aimait et essayait de me ressembler,
mais c'était tellement horrible quand il jouait de la trompette que je lui
hurlais d'arrêter. Je sais que je n'ai pas été un bon père, mais ça n'a jamais
été mon truc."
A
tel point qu'en 1978 Miles est incarcéré pour non paiement de pension
alimentaire, à la requête de Marguerite Eskridge, l'une de ses anciennes
compagnes, qui lui a donné un fils : Erin.
Il lui en coûtera 1 0 000 dollars pour sortir de prison et retourner
s'enfermer dans son appartement. Evidemment les rumeurs les plus folles courent
alors à son sujet.
On
le dit mourant, mort même parfois, fou à lier, paralysé. Seul Gil Evans dément
à l'occasion, assurant que si son état physique l'empêche effectivement de jouer
de la trompette, Miles, plus créatif que jamais, s'est mis aux claviers. En
fait, Miles ne fait rien du tout, continuant à boire, à se défoncer (il dépense
cinq cents dollars par jour pour s'approvisionner en cocaïne) et à s'apitoyer
sur son sort. Un jour, Dizzy
Gillespie venu lui rendre visite découvre tous les murs de la maison
tapissés de photographies de Bird, de Coltrane, de Max Roach et de lui-même,
comme si Miles avait besoin de la présence autour de lui de ses vieux complices
afin de se rassurer. Un autre jour, alors qu'il est exceptionnellement sorti
afin de faire le tour du pâté de maisons au volant de sa Ferrari, il est pris
de panique en voyant de la neige qui est entrée dans la voiture. Persuadé qu'il
s'agit de coke, et qu'il va se faire alpaguer par la police, il abandonne le
véhicule en pleine rue et se réfugie dans l'ascenseur du premier immeuble venu.
Une femme s'y trouve déjà, qu'il gifle en lui criant : "Espèce de salope,
qu'estce que tu fous dans ma putain de Ferrari ?" Cette petite
plaisanterie lui vaudra un bref séjour à la section des aliénés du Roosevelt
Hospital.
C'est
Cicely Tyson qui va le sortir de l'ornière.
Miles n'a jamais vraiment rompu tout contact avec l'actrice et celle-ci,
qui a pris l'habitude de venir le voir de plus en plus souvent, va contribuer à
lui éclaircir les idées : "Elle s'est mise à veiller sur mon alimentation
et m'a aidé à arrêter la cocaïne. Elle me faisait avaler des produits
diététiques, beaucoup de légumes, plein de jus. Elle m'a converti à l'acupuncture
pour soigner ma hanche. C'est alors que j'ai vraiment recommencé à penser à la
musique."
Autre
élément déterminant, dans le rétablissement de Miles, la présence à New York de
son neveu, Vincent Wilburn, batteur (son oncle lui avait offert sa première
batterie à sept ans) diplômé du conservatoire de Chicago, qui, en compagnie
d'une bande de paltoquets de son âge, le guitariste Randy Hall, le bassiste
Felton Crews et le clavier Robert Irving III,
s'essaie à un répertoire combinant des éléments de Bitches Brews mais aussi ces sonorités soul
sophistiquées popularisées par Earth, Wind and Fire ou Kool and the
Gang. C'est donc entouré de ces jeunots que Miles va proposer à Columbia
d'enregistrer, en 1980, The Man With the Horn,
mettant ainsi fin à six années d'absence en studio.
Entre-temps,
les choses ont beaucoup évolué sur la scène du jazz. Le mouvement free s'est
marginalisé et l'on assiste à un étonnant revival hard bop dont les chefs de
file s'appellent Terence Blanchard, Donald Harrison et surtout Wynton
Marsalis, trompettiste prodige natif de La Nouvelle Orleans, et fils d'un
légendaire pianiste local, Ellis Marsalis. Costume strict, cravate et
cheveu court, Marsalis et les siens, que l'on va bientôt baptiser «the Young
Lions», ont adopté le look rétro des musiciens figurant sur les pochettes de la
fin des années cinquante, et jouent, avec une technique éblouissante, mais
également (et c'est le grand reproche qu'on leur fera) de manière très
scolaire, une musique «néoclassique» datée, dont Miles, homme de changement, ne
veut plus entendre parler depuis des lustres : "Quand j'entends ces types
d'aujourd'hui reproduire nos vieilleries, ça me rend triste pour eux."
Par
contre, il supporte assez mal les efforts déployés par sa propre maison de
disques, en faveur de Wynton Marsalis justement, qui, après son séjour
au sein des Jazz Messengers d'Art Blakey, vient de publier son premier
disque pour Columbia, dont les dirigeants s'avouent très motivés, qui voient en
cet antiMiles (Marsalis est courtois, prévisible et bien élevé) la locomotive
idéale de leur département jazz. Un jazz bien éloigné des préoccupations de
Miles Davis, si l'on s'en réfère au contenu de The Man With the Horn qui fait encore un peu plus hurler les
puristes à cause de son orientation pop-soul, illustrée par la chansonnette
(interprétée par Angela Bofill et Randy Hall) donnant son intitulé à l'album.
Même si celui-ci est l'occasion de découvrir un excellent saxophoniste du nom
de Bill Evans, recommandé au chef d'orchestre par son ancien professeur,
Dave Liebman.
Au
printemps 1981, Miles se sent prêt à partir de nouveau en tournée. Il rode,
d'abord à Boston puis à New York, son nouveau groupe (Bill Evans aux
saxophones, Mike Stern à la guitare, Marcus Miller à la basse, Al
Foster à la batterie, Mino Cinelu aux percussions), puis s'envole
pour le Japon. A son retour, il épouse Cicely Tyson dans la propriété du
comédien Bill Cosby, dans le Massachussetts, avec Max Roach comme témoin. Mais les photographies de la cérémonie
montrent un Miles considérablement affaibli. Livré à lui-même, il a recommencé
à se shooter, avale des tonneaux de bière et fume désormais trois ou quatre
paquets de cigarettes par jour. Trois mois plus tard, au sortir d'une émission
de télévision, il est victime d'une attaque : "J'étais tellement faible
que je n'avais même plus la force de pisser droit. L'urine me dégoulinait le long de la jambe. Le médecin m'a dit
que si j'avais des rapports sexuels au cours des huit mois suivants, je
risquais une autre attaque. C'était dur. Bander est chez moi un acte
spontané. Et si on ne le fait pas tout
de suite, c'est foutu."
En
dépit de son état de santé précaire, Miles reforme le même groupe afin de se
produire en Europe où il n'est plus venu depuis dix ans. Le 20 avril 1982, il
se présente sur la scène d'un Hammersmith Odeon londonien plein à craquer. La
presse française s'est déplacée : "Chemise à rayures à col ouvert sous un
costume sobrement beige, bonnet de flanelle à ras les oreilles, amaigri,
démarche incertaine, c'est soutenu par son guitariste, Mike Stern, colosse baba
reconverti dans la six-cordes électronique, que Miles s'avance vers le milieu
de la scène, trompette en position. De profil, sourdine dirigée vers le sol, il
commence de susurrer ses premières notes. Pures. Vulnérables. Fragiles, presque
palpables. Autour de celles-ci, s'érige un échafaudage de sons miraculeux, ne
tenant semble-t-il qu'à un fil et dont, d'un imperceptible signe du pavillon,
Miles ordonne la destruction dans une véritable avalanche de décibels. Pour le
plaisir, l'ivresse, avec cette espèce de sensation de plénitude que peut offrir
la maîtéise de la puissance absolue."
Commercialisé
à la fin de l'été de la même année, le double-album We Want Miles, témoignage de la précédente tournée, reproduit assez fidèlement
la musique de ce sextette considéré (stupidement) trop « rock » par une partie
de la critique, qui a pris Mike Stern en grippe. Miles, lui, a renoué avec ses
bonnes habitudes et retrouvé son rythme de croisière. Quand l'album (bientôt récompensé d'un Grammy Award)
sort, il est en train de terminer Star People, pour lequel il a invité un second
guitariste, John Scofield: "J'avais le sentiment que deux
guitaristes aux styles différents créeraient une tension dont la musique
profiterait. Je sentais aussi que si
Mike écoutait John, il apprendrait peut-être ce qu'était la retenue."
Autre particularité, la pochette, entièrement dessinée par le trompettiste qui
s'est découvert une passion tardive pour la peinture (il partagera, en 1989,
une exposition à la Triangle Galleries de Los Angeles avec le
peintre-rocker John Mellencamp) : "Je considère la peinture comme
une sorte de thérapie m'occupant l'esprit à quelque chose de positif quand je
ne fais pas de musique. C'est une
activité apaisante. "En novembre 1983, de retour d'une nouvelle tournée
européenne avec escale triomphale à Varsovie ("on m'y a traité comme un
roi"), et alors qu'il vient de mettre en boîte Decoy,
album mi-live, mi-studio sur lequel figure le saxophoniste Branford Marsalis,
frère de Wynton, Miles reçoit un hommage au Radio City Hall de New York.
Co-organisée par Columbia et la Black Music Association, la manifestation,
présentée par Bill Cosby, voit défiler sur scène les Herbie Hancock, Ron
Carter, George Benson, Jackie McLean, Quincy Jones et
autres Tony Williams. Le même soir, Miles se voit également remettre,
par le président de la Fisk University, un diplôme honoraire de musique.
C'est
la première d'un nombre incalculable de distinctions qui vont pleuvoir de tous
les côtés, d'une intronisation à l'ordre de la Chevalerie de Malte
jusqu'à cette médaille de Chevalier de la Légion d'honneur qui lui sera
remise, deux mois avant sa mort, par le ministre français de la Culture, Jack
Lang, lequel le présentera en la circonstance comme le « Picasso du jazz ».
Parmi ces
distinctions, une lui tient particulièrement à coeur : le Prix Sonning de la
musique, décerné par le gouvernement danois. Il s'avoue en effet fier
d'être le premier musicien de jazz à recevoir ce prix, récompensant
habituellement des personnalités classiques, comme Igor Stravinsky, Leonard
Bernstein, Isaac Stern, Olivier Messiaen ou Aaron Copland.
A cette occasion, Miles est invité, trois mois plus tard, à enregistrer avec les
meilleurs musiciens danois, placés sous la direction du trompettiste Palle
Mikkelborg, ancien sideman de Dexter Gordon, qui a composé, en son
honneur, une suite intitulée Aura.
Prévu initialement pour paraître sur Columbia, le résultat de cette session, provoquant
l'émerveillement de la critique, mettra près de cinq ans à sortir. Ce qui va hâter la rupture désormais
inévitable entre Miles et sa maison de disques.
Comme
dans les années soixante-dix, Miles reproche à Columbia le traitement qui lui
est réservé. Il trouve que les responsables de la compagnie font un peu trop
grand cas, à ses dépens, de Wynton Marsalis, le si bon élève, promu au
rang de superstar de la trompinette : "Les Blancs vantent les mérites de
Wynton pour son travail dans le classique.
C'est très bien. Puis, ils se
retournent et le placent au-dessus de Dizzy et de moi en jazz. Mais il sait lui qu'il ne fait pas le poids
contre ce que nous avons fait et ferons.
Ce qui est moche, c'est que s'il continue à écouter ces conneries, il va
finir dans le merdier." La polémique atteint son apogée, lorsque Wynton
commet l'erreur de monter sur scène sans y avoir été préalablement convié,
alors que le groupe de Miles se produit au festival de Vancouver. Avant même
d'avoir eu le temps de porter son instrument à ses lèvres, il est brutalement
congédié par un Miles furibond dont l'orchestre s'est instantanément arrêté :
"Ça m'a prouvé qu'il n'avait pas le respect de ses aînés. Aussi intimes
que nous soyons, Dizzy et moi, je ne lui ferais jamais ça et lui non plus.
Wynton croit que la musique consiste à lessiver les gens sur scène. La musique
n'est pas une compétition mais une coopération. Il s'agit de faire des choses
ensemble et de bien s'insérer."
Miles
va encore enregistrer You're
Under Arrest - "
l'histoire de tous les Noirs aux Etats-Unis avec n'importe quel policier blanc.
Chacun d'entre nous a vécu cette situation.
Même moi qui me balade en Ferràri... " confiera-t-il à Remy Kolpa
Kopoul dans Libération - avant de quitter Columbia au profit de Warner
Brothers, après trente années de relations tumultueuses et la confection de
quantité de chefs-d'oeuvre.