Charles  Mingus

 

« Prends donc une basse, Mingus. Tu es noir.  Aussi doué que tu sois, tu ne feras jamais rien de bien dans la musique classique. Tu veux jouer, il faut que tu joues d’un instrument noir. Jamais tu ne feras slapper un violoncelle. Alors, apprends la basse et joue slap. » Lorsque le jeune Charles entend les conseils de son ami Buddy Collette, il sent bien qu’il n’y a pas d’autre issue pour un garçon noir de dix-sept-ans, élevé dans le district de Watts à Los Angeles. Les problèmes de lecture qu’il rencontre dans l’orchestre symphonique de la Jordan High School et les réflexions racistes du professeur de musique lui renvoient une fois de plus l’image de sa marginalité raciale, sociale et culturelle. Une injustice discriminatoire contre laquelle il lui a déjà fallu se battre tout le long de son enfance.

 

Pithecanthropus 

Blues & Roots

Mingus Dynasty

Mingus Ah Hum

Money Jungle

1956                         CD

 1959                         GD

 1959                         GD

1959                         GD

1962                          CD

 

L'origine de Haden dans le Middle West américain — il passe l'enfance et l'adolescence dans la petite ville de Forsyth (Missouri) — le marque de manière précoce et durable. Sa famille organise dans une radio locale une émission régulière, la Haden Family Show, dans laquelle le jeune Charlie fait sa première représentation en tant que chanteur à l'âge de 22 mois.

 

Au milieu du XXe siècle et particulièrement dans les régions « provinciales » des États-Unis, un tel début précoce d'une carrière de musicien était moins inhabituelle que cela peut sembler du point de vue d'un Européen contemporain. Par exemple, le collègue contrebassiste Oscar Pettiford de Haden, originaire d'une réserve indienne de l'Oklahoma débute sa carrière de manière similaire. La formation familiale des Haden interprète surtout des chansons dans le style « Country & Western », et Haden a recours au matériau musical de ce style jusque maintenant.

 

À l'âge de 14 ans, il contracte une forme légère de la poliomyélite qui endommage de manière irréversible sa gorge et ses cordes vocales. La structure mobile de la formation familiale lui permettra alors de tenter plusieurs expérimentations avec différents instruments comme alternative au chant, mais il ne choisira la contrebasse comme instrument principal qu'à l'âge de 19 ans.

 

Il déménage en 1957 à Los Angeles en quête d'un enseignement formel de son instrument. À cette période il s'intéresse déjà fortement à la musique improvisée contemporaine, ce qui explique le choix de la métropole sud-californienne et sa scène jazz vivante à l'époque. Parallèlement à des études instrumentales au Westlake College, Haden prend des cours particuliers avec Red Mitchell qui était à cette période l'un des contrebassistes solistes les plus renommés de la côte ouest américaine. Scott LaFaro étudiait également à la même période à Westlake et chez Mitchell, et lui et Haden partagent un appartement pendant quelques mois. Haden et LaFaro sont, de deux manières fondamentalement différentes, deux pionniers de l'émancipation de la contrebasse jazz des années 1960.

 

Bien qu'il soit encore un contrebassiste débutant, Haden n'a pas de problèmes pour s'établir sur la scène de Los Angeles, car il doit à sa déjà longue expérience professionnelle un sens aigu de la mélodie et une grande assurance rythmique. En quelques mois il obtient des engagements avec de grands musiciens de jazz de la côte ouest comme Dexter Gordon, Hampton Hawes, ou Art Pepper .Mais ce sont les jam sessions du dimanche au Hillcrest Club qui se révèleront particulièrement importantes pour l'avenir de Haden, car il y rencontre les membres du futur quartette d'Ornette Coleman: le trompettiste Don Cherry et le batteur Billy Higgins. Si ces deux musiciens, comme Haden lui-même, étaient considérés comme des nouveaux-venus ambitieux, la scène californienne était beaucoup plus réticente envers le saxophoniste Ornette Coleman en provenance de Fort Worth, à cause de son jeu non-conventionnel et techniquement peu convaincant. Mais les quatre musiciens répètent régulièrement, et Lester Koenig, le patron de Contemporary Records se laisse convaincre par Red Mitchell de réaliser un enregistrement de Coleman; cependant sans la participation, ou seulement une participation d'une partie du quartette régulièrement établi. Coleman attribuera donc l'échec artistique de ces premières productions à l'absence d'un bassiste convenable. Cela changera seulement quand le quartette se produira également sur la côte est, et que Coleman imposera le choix de Haden pour les enregistrements chez Atlantic Records, bien que ce dernier fût alors un inconnu. Les résultats sonores seront concluants :

 

« Haden est, dit Leonard Feather, un bassiste participatif plutôt qu'accompagnateur. Il suit les lignes des soufflants indépendamment des points de vue de l'harmonie fonctionnelle et leur fournit — en jouant de préférence dans les positions graves — une base qui permet aux improvisateurs de suivre des lignes d'une grande liberté, mais qui offre en même temps un point d'ancrage et un cadre.. »

 

Coleman lui-même est très conscient de l'importance de Haden pour une réalisation adéquate de son concept artistique. En dehors de la grande liberté qu'il laisse de toutes les façons à son contrebassiste, il le met au premier plan sur le morceau The Face of the Bass sur l'album Change of the Century déjà mentionné, et ajoute le commentaire suivant sur la pochette :

 

«  It is unusual to come across someone as young as he is and find that he has such a complete grasp of the "modern" bass: melodically independent and non-chordal. »

 

Le succès foudroyant du quartette a cependant un lourd prix d'ordre psychologique. À l'exception de Coleman lui-même, tous les membres du groupe luttent avec des problèmes de drogue, ce qui conduit le quartette à être de moins en moins fiable par rapport à ses obligations scéniques, jusqu'à sa déliquescence complète en 1961/62. Sous la pression de Coleman entre autres, Charlie Haden suit plusieurs cures de désintoxication, mais doit effectuer un quasi-retrait de la scène pendant quelques années. Il joue à nouveau avec Ornette Coleman en 1968 seulement.

 

Après avoir finalement réussi à se débarrasser de l'addiction à l'héroïne, Haden s'établit à New York en 1966. Dans la métropole du jazz, les partis-pris esthétiques s'étaient radicalement transformés entre-temps : le free jazz est la musique « du jour » et en plus d'une majorité de jeunes musiciens (comme Archie Shepp et Albert Ayler), beaucoup de musiciens établis s'y reconnaissent.  En particulier, le saxophoniste ténor John Coltrane occupe une place de « passeur » entre le mainstream plus ancien et l'avant-garde.

 

Le contrebassiste de Coltrane, Jimmy Garrison avait entre-temps développé un style qui présente un nombre de similarités remarquables avec celui de Haden. Comme Coltrane meurt pendant l'été 1967, Haden ne trouve que peu d'occasions de jouer avec lui. Cependant, la veuve de Trane, la pianiste et harpiste Alice Coltrane charge Haden d'ajouter quelques parties de contrebasse sur des enregistrements tardifs de son mari, en overdub. Des titres comme Peace On Earth témoignent du caractère de recherche spirituelle de la dernière phase créative de l'œuvre de Coltrane, par laquelle Haden se laisse influencer comme tant de musiciens de cette génération.

 

Dans les mois suivant la mort de Coltrane, la petite sous-culture de l'avant-garde new-yorkaise prend un élan de rébellion. Les prises de position politiques et les exigences de changement social trouvent leur entrée dans le travail musical des jeunes artistes ; il y a une solidarité avec le mouvement des droits civiques plutôt radical ; on critique la politique extérieure du gouvernement américain, particulièrement au Vietnam et en Amérique latine.

 

Liberation Music Orchestra est le nom que se donne le collectif constitué initialement de 13 musiciens de free jazz lors de sa constitution en 1969. En effet, une grande partie du répertoire composé essentiellement par Haden et arrangé par Carla Bley est formée de chansons de libération de pays et époques divers. La formation poursuit encore maintenant son activité avec ce point de départ, même si la liberté stylistique est assez grande et que le personnel est variable. C'est la première fois que Haden se soumet intensivement aux exigences du jeu en grande formation. En 1971, Haden interprète le titre Song for Che, extrait du premier album de la formation, alors qu'il est en déplacement au Portugal. Au cours de l'introduction du morceau, il le dédie aux opposants du régime totalitaire de Marcelo Caetano. Il sera ensuite arrêté et interrogé par la police secrète DGS.

 

Mais il ne se sent pas seulement concerné par les « grands » thèmes politiques de l'époque ; il se fait également avocat des droits des animaux. En 1979, il enregistre Song for the Whales, une composition de sa fille Petra. Étant personnellement concerné, il met également en route un projet pour la recherche et le traitement des acouphènes. Pendant cette période, Haden enregistre régulièrement pour le label munichois ECM du producteur Manfred Eicher qui est également contrebassiste. En particulier, ECM produit deux albums de la collaboration de Haden avec le saxophoniste norvégien Jan Garbarek et le guitariste brésilien Egberto Gismonti (Magico et Folk Songs), The Ballad of the Fallen du Liberation Music Orchestra, ainsi que deux disques de Pat Metheny où Charlie Haden est sideman.

 

En 1979, Haden quitte New York pour revenir à Los Angeles où il rencontre sa deuxième femme Ruth Cameron, à qui il dédie de nombreuses compositions, et notamment First Song, qu'il interprète encore régulièrement. Haden désigne aussi souvent la ville de Los Angeles comme source d'inspiration, qu'il voit essentiellement comme la Angel City qu'il a connue dans sa jeunesse et telle qu'elle est dépeinte dans les romans de Raymond Chandler (et également souvent transfigurée). Les années 1980 étendent finalement la réputation de Haden bien au-delà du domaine du jazz d'avant-garde, et il participe à des projets avec des musiciens comme Michael Brecker, John Scofield, Chet Baker ou encore Dino Saluzzi.

 

Le Quartet West naît au milieu des années 1980 sous l'impulsion de la femme et productrice de Haden, Ruth. Comme le nom l'indique, la motivation originelle était de réunir une formation de musiciens de haut calibre résidant comme Haden en Californie, c'est-à-dire sur la côte ouest. Outre Haden, les membres fondateurs sont le pianiste néo-zélandais Alan Broadbent qui signe aussi les arrangements et le saxophoniste ténor Ernie Watts. Les deux font encore partie de la formation aujourd'hui. Le batteur originel Billy Higgins est remplacé en 1988 par Larance Marable. Le Quartet West souscrit à un classicisme équilibré qui rend cette formation particulièrement attractive pour le grand public. Les productions du quartette offrent (entre autres au moyen de collages sonores) de nombreux retours en arrière sur les films, la littérature, et la scène jazz du milieu du XXe siècle, dont les implications partiellement extra-musicales relèvent parfois de la musique à programme.

 

Le festival international de jazz de Montréal l'honore en 1989 de manière particulière : il se produit chaque soir du festival avec une formation différente, et parmi ses partenaires musicaux de cette semaine figurent beaucoup d'anciens compagnons de route. Les concerts sont tous enregistrés et sont disponibles sous les titres The Montreal Tapes chez Verve et In Montreal chez ECM.

 

Depuis les années 1990, Haden développe en collaboration avec des musiciens comme Gonzalo Rubalcaba et David Sánchez une conception personnelle du latin jazz, également influencée par la musique de chambre. L'activité artistique de Haden est toutefois marquée par les difficultés rencontrées par le musicien à cause de ses acouphènes. Il fait face à ce problème de multiples manières : il expérimente avec des bouchons à oreille spécialement confectionnés pour supprimer certaines fréquences sensibles, ainsi qu'avec des parois mobiles de plexiglas derrière lesquelles il s'abrite pendant les concerts avec de grands groupes à fort volume. La tendance à tenir un propos musical minimaliste qui était déjà reconnaissable auparavant est cependant une caractéristique générale du style hadenien  arrivé à maturité au plus tard vers 1990. Un film documentaire sur la vie et la musique du bassiste est en préparation à l'occasion de son 70ème anniversaire ; la première est prévue pour novembre 2007.