Thélonious Monk

 Les biographies officielles, après quelques cafouillages chronologiques, ont fini par traquer sa naissance à Rocky Mount, dans l'état de Caroline du Nord, le 10 octobre 1917. Quand il a quatre ans, voilà sa famille qui s'installe à New York, et elle y reste, toujours au même endroit, dans un quartier à l'ouest de Manhattan : San Juan Hill. Monk partagera ce privilège d'habiter la capitale du jazz avec Max Roach, Bud Powell, et puis c'est tout. Les autres compères de l'aventure bebop, les Dizzy Gillepsie, Miles Davis, Charlie Parker, Art Blakey, Oscar Pettiford, Kenny Clarke, et j'en passe, tous ont fait le Voyage, tous sont montés à la Mecque, terminus la Grosse Pomme, pour faire leurs preuves. Pas Monk, Il est là, au centre de la ville, depuis le début.

Thelonious Monk grandit dans le quartier de San Juan Hill, avec sa mère Barbara Sphere Batts, sa sœur aînée Marion et son frère cadet Thomas. Son père, Thelonious Senior, retourna dans le Sud quelques années après leur installation. Heureux bénéficiaire d'un des rares sursauts démocratiques de la promotion immobilière new-yorkaise (Theodore Roosevelt décida de lancer, à la suite de nombreuses et importantes révoltes qui secouèrent en 1905 ces quelques dizaines de pâtés de maisons dans lesquels s'entassaient plus de vingt mille Noirs dans des conditions particulièrement sordides, un programme de construction d'immeubles à loyer modéré répondant aux standards de confort moderne de l'époque), Thelonious Monk vécut très tôt dans un îlot de dignité et de confort modeste mais bienvenu qui l'élevait au-dessus de la misère plus généralement partagée par ses frères de peau.

Esprit brillant, Monk est un très bon élève, en particulier en maths et en physique (celà lui vaudra d'être un des rares étudiants noirs à suivre ses études secondaires au très compétitif Peter Stuyvesant High School) attiré très tôt par le piano lorsqu'un piano mécanique fait irruption dans la maison. Fascination d'un gamin de cinq ans devant les touches qui s'enfoncent toutes seules. Le meilleur professeur de piano que l'on puisse imaginer, aussi, puisqu'on entend la musique tout en voyant le clavier qui l'exécute sous ses yeux, à la vitesse que l'on veut. La légende prétend que c'est ainsi qu' Art Tatum apprit à jouer, en s'appliquant à reproduire à deux mains des musiques de piano mécanique conçues pour quatre. Comme dans toutes les familles respectables, Marion, la grande sœur fait du piano, et le petit frère apprend par le même occasion. Monk dira par la suite que c'est comme ça qu'il apprit à lire la musique : par-dessus l'épaule de sa sœur. Vers l'âge de onze ans, il accède à l'enseignement personnalisé du professeur de Marion, Mr Wolff, et complète son apprentissage par des cours de théorie au conservatoire du quartier. Rapidement, il met à profit ses connaissances pour jouer à des fêtes du quartier, où il se familiarise avec le métier dont il sait déjà, dit-il, qu'il sera plus tard le sien. Ca, c'est pour le profane. Pour le sacré, ce sont les dimanches à l'orgue de l'église baptiste de St. Cyprien en accompagnement de sa maman qui chante à la chorale; à dix-sept ans, ce sera une tournée des Etats-Unis avec une évangéliste pendant près de deux ans.

Monk achève son adolescence et entre dans l'âge adulte comme pianiste à tout faire. Il accompagne la chanteuse Helen Humes, de 1936 à 1937, à Albany, capitale de l'Etat de New-York. On le retrouve aux alentours de 1939, pianiste dans un restaurant chinois, à côté du Savoy Ballroom à Harlem.

A la fin des années 30, on peut voir et entendre Thelonious au Minton's Playhouse, petit club de Harlem ouvert jusqu'à l'aube, pendant de turbulentes jam-sessions. C'est la période où s'élabore une nouvelle musique qu'on baptisera be-bop et dont Thelonious deviendra le Grand Prêtre ou le Prophète. On remarque alors sa façon de jouer à plat, les doigts tenus à l'horizontale, en prolongement de la paume de la main; mais ce qui intrigue ou inquiète, c'est un traitement rythmique fondé sur le discontinu et celui, harmonique, fondé sur la dissonance. Ses enchaînements dérangent parfois ses partenaires : Miles Davis refusera son accompagnement au cours d'un superbe Bag's Groove en 1954.

Monk inventa un style qui écartait toute virtuosité au profit d'une impeccable rigueur rythmique, privilégiant des structures inhabituelles faites de dissonances et de petits intervalles et décalages asymétriques. Il enregistre des premiers disques en 1944 en compagnie de Coleman Hawkins, joue dans le big band de Dizzy Gillepsie en 1946, avant de signer pour la firme Blue Note ses premiers disques en tant que leader. Les cinq séances organisées par Blue Note du 15 octobre 1947 au 30 mai 1952 sont regroupées dans les deux albums Genius Of Modern Music.

Pour la première fois, le compositeur fait entendre ses thèmes étranges et impose sa différence. Des œuvres essentielles sont alors gravées : Ruby My Dear, Well You Need't, Off Minor, Criss Cross, Eronel, Straight No Chaser, et bien sûr le fameux Round Midnight que Cootie Williams avait précédemment enregistré avec son grand orchestre de 1944. Si le pianiste est maître de son art, sa musique dérange encore ses partenaires, effrayés par l'audace de ces accords bizarres, ces discordances harmoniques et rythmiques, ces dissonances inquiétantes que Monk ne manque pas de cultiver. La complexité de ses thèmes pose des problèmes de mise en place que seuls les habitués de sa musique parviennent à résoudre. Enregistrement historique d'œuvres sur lesquelles Thelonious reviendra à plusieurs reprises

Après avoir été condamné pour détention de stupéfiants en 1951, il lui sera interdit de se produire dans les clubs new-yorkais pendant six ans, sa carte de travail lui ayant été retirée. En octobre 1952, il rejoint la compagnie Prestige où l'ont précédé Lennie Tristano, Bud Powell, Stan Getz, Lee Konitz, J.J. Johnson, Sonny Rollins, Dizzy Gillepsie, … Certains d'entre eux se vendent et Thelonious espère parvenir à une reconnaissance rapide et fructueuse. Le résultat ne sera pas à la hauteur des espérances .

Fin 1954, le bruit se met à courir que Monk en a marre de Prestige, et qu'il est mûr pour changer de maison. Orrin Keepnews, depuis longtemps un admirateur, se précipite. Le premier écueil auquel s'attaque le producteur, c'est celui de l'image, somme toute négative, du grand prêtre du bebop. Première idée du producteur : lui faire jouer la musique de quelqu'un d'autre. Deuxième idée : lui faire enregistrer, pour son premier disque chez Riverside, que du Duke Ellington. Coup de génie : la musique du Duke parle instantanément à Monk le lunaire, et loin d'en donner une version copiée sur l'original, il va parer celle-ci de ses habits les plus étonnants, les plus personnels qu'on puisse imaginer (Thelonious Monk plays Duke Ellington). Relooké, le Duke ! Au goût du jour ! New wave ! I got it bad, une des ballades classiques d'Ellington, tout simplement extirpée de son tempo d'origine, jetée sur la grande-route du médium swing, pour devenir cette rengaine pointue, irrésistible. Black and Tan Fantasy, dont il ignore avec superbe le penchant dramatique, It don't mean a thing, réduite à sa plus simple et rythmique expression. Sophisticated Lady, traitée avec une juvénile nonchalance. I let a song go out of my heart, authentique mélodie populaire qui trouve ici son expression en trio la plus absolument classique. Solitude, en solo bien sûr, intègre, profonde, résolue. Caravan, dépouillée, mystérieuse. Et puis aussi Mood indigo, dont la simple introduction exprime à elle seule toute la modernité et le radicalisme de la lecture de Monk. On a du mal à croire que Thelonious Monk n'est l'auteur d'aucune de ces compositions. Ah si, peut-être, il y a quelque chose de retenu, de pudique dans cet album qui pourrait nous mettre sur la piste… Cette façon de tourner le dos à la dramatisation ou à l'effet gracieux (ce que les américains appellent si bien le playing pretty), cette distance affectueuse et sincère, ce côté un peu propre… Et puis ces arpèges un peu emphatiques qu'il utilise si rarement dans les autres contextes… Duke, quand il joue ces morceaux, n'hésite pas à les investir totalement de son pouvoir de persuasion esthétique. Il les joue à fond. Mais Thelonious reste un peu sur le bord, il emprunte ces morceaux, il ne les vole pas. Il est content, à l'aise, détendu, ça se sent. Et le temps de l'emprunt, il fait briller la musique de Duke à sa manière, sans affectation.

La collaboration avec Orrin Keepnews donnera naissance à treize albums, dont certains comptent parmi les plus grandes réussites du pianiste. De par la modernité du langage, l'intelligence des arrangements , la cohésion des musiciens en présence, se détache Brilliant Corners, enregistré en décembre 1956. Monk citait souvent Sonny Rollins et Max Roach comme étant ses musiciens préférés. Le disque les réunit au sein d'un quintet que complètent Ernie Henry au saxophone alto et Oscar Pettiford à la contrebasse. Trois pièces majeures occupent l'album. Le titre Brilliant Corners, au sarcasme grinçant, présente de nombreuses difficultés d'exécution résolues par les participants. Sa structure, nécessitant de fréquentes variations de tempos, annonce l'œuvre à venir de Charles Mingus.

Dédié à la baronne Nica de Koenigswarter (Monk se retirera chez elle en 1972, tout comme l'avait fait Charlie Parker, quelque vingt ans auparavant) et gravé ici pour la première fois, Pannonica met en évidence l'étroite complicité unissant le pianiste à Rollins. Le thème de cette ballade, l'un des plus belles qu'il a écrite, exposé conjointement au piano et au célesta, laisse place à la beauté du ténor. Sur Bemsha Swing, dont on connaît deux versions antérieures, le trompettiste Clark Terry, remplaçant Ernie Henry, semble dépassé par la puissance des évènements. Le "classicisme" de son jeu s'accorde mal à la nouveauté des propos dans lesquels Max Roach occupe une large place. Alternant tambours et timbales chromatiques, il est l'élément moteur du groupe.

Suivront Thelonious himself (son premier album en solo, 1957), Monk's music (côte à côte en studio, Hawkins et Coltrane, l'ancien et le nouveau, asservis à la musique sans âge, éternelle de Monk, 1957), Misterioso (Thelonious Monk et Johnny Griffin sur la scène du Five Spot, pendant tout l'été 1958), Thelonious Monk with John Coltrane (bien que fort éloignées de ce que furent leurs prestations au Five Spot de New York, ces plages témoignent de ces moments historiques, traduisant le bonheur de jouer de Coltrane qui reconnut par la suite avoir beaucoup appris du pianiste, 1958), Thelonious Alone in San Francisco (enregistré sur la scène du Fugazi Hall, vide de tout spectateur, le retour en solo est pour Monk l'occasion de réévaluer son art par l'autocritique, 1959)

A partir de 1959, et jusqu'en 1970, débute son association avec le saxophoniste Charlie Rouse, complément idéal, car excellent serviteur de l'univers du pianiste; ils entament leur première tournée européenne avant de silloner le monde entier. Le répertoire varie peu, Monk polissant et repolissant sans cesse les mêmes compositions, dont certaines deviennent des classiques, comme l'incontournable Round About Midnight, l'un des thèmes les plus joués de la fin de ce siècle.

Quand le contrat avec Riverside arrive à expiration en 1961, il est temps pour Thelonious Monk de voir si sa cote a augmenté. La réponse viendra de Columbia. Ce label représente l'aboutissement logique d'une carrière inévitablement ascendante, une Major constituant un moyen de distribution massif et idéal pour l'art de Thelonious. Et puis, il y a un producteur qui travaille pour la Columbia, Teo Macero, saxophoniste et compositeur, devenu producteur, interlocuteur particulièrement fin et créatif, stimulant et matérialisant les grands paris esthétiques. De 1963 (Monk's Dream) à 1969 (Monk's Blues), le rendez-vous avec l'histoire ne sera pas raté… Monk est mis en boîte pas moins de trente fois. C'est du zèle! Toutes sortes de configurations. Des dates étalées en studio sur deux mois, des sessions groupées sur trois jours, à l'ancienne, du live quatre jours de suite dans deux clubs différents, de la compile pure et simple, du grand orchestre, et bien sûr, du quartet. Résultat : des instants magiques. 1964, It's Monk's Time, (l'arrivée de Ben Riley à la batterie est une bouffée de jeunesse pour Thelonious qui insuffle en retour une énergie nouvelle à ses accompagnateurs) - 1965, Monk (Larry Gales a pris la basse au milieu de ce qui va devenir la formation classique du Thelonious Quartet) - 1968, Underground, (Thelonious ne se fend pas moins de quatre compositions originales, dont une valse).

Après une tournée en Europe en 1971 dans le groupe Giants of Jazz et une série d'enregistrements en solo ou trio, on sent la fin qui approche. Monk est de plus en plus souvent malade. Une deuxième tournée en 1972 de Giants of Jazz constituera son dernier tour de piste avant uen retraite dont il ne sortira plus qu'en de rares occasions (en avril 1974, un concert à la gloire de Monsk organisé par Tootie, Paul Jeffrey et Barry Harrus, en juillet 75 au Philharmonic Hall, en mars et juin 1976 au Carnegie Hall). Au terme des années 70, une opération de la prostate, suivi d'une intervention à la vessie, l'obligent à se déplacer avec une sonde et une petite poche d'une humiliante trivialité. Cloîtré chez la Baronne, Monk mettra un temps infini à mourir. En proie au dialogue le plus ancien et le plus terrifiant que puisse mener un homme, il semble dégagé du temps; comme si chaque heure passée en silence dans sa chambre pesait une seconde ou un siècle. Six ans, assisté par sa femme et visité par ses enfants, qui s'écoulent dans l'attente de sa fin. Six ans sur un lit, sur une chaise, debout près de la porte, dans une indifférence totale pour le monde qui l'entoure. Thelonious Monk s'éteint d'une hémorragie cérébrale le 17 février 1982.