The Piper At The Gates Of Dawn

  Pink Floyd - 1967

 

Au printemps 1967, le public britannique, qui s'est enflammé pour les tubes prometteurs Arnold Layne et See Emily Play, attend avec impatience le premier véritable album du quatuor de Manchester. Enfin va-t-on voir ce que le groupe donne sur un format plus long qu'un seul titre. Pour ce premier album, le producteur Norman Smith, qui a déjà travaillé avec les Beatles comme ingénieur du son sous la houlette de George Martin, succède aux manettes à Joe Boyd, le producteur des premiers singles, évincé par EMI Records. Les séances d'enregistrement s'échelonnent sur plus de trois mois, de mars à juin 1967, aux studios d'Abbey Road, à Londres. Une longue période, alors que certains groupes enregistrent leur album en une semaine. Au même moment (et au même endroit !), les Beatles enregistrent depuis des mois leur fameux Sgt. Peppers's Lonely Hearts Club Band. Nick Mason en a gardé un souvenir ému : "On est allé les voir, alors qu'ils mettaient en boîte Lovely Rita, c'était comme rencontrer la famille royale !" Le manager Peter Jenner a même sa propre théorie : "Je suis sûr que les beatles ont copié ce qu'on faisait, de même que nous avions copié ce que nous entendions au bout du couloir."

 

Pensant que les méthodes de production ont évolué, EMI accorde donc une large plage horaire aux Pink Floyd. Norman Smith n'hésite pas à plonger les quatre musiciens dans une forme d'expérimentation en studio qui a déjà bien fonctionné avec les Fab' Four de Liverpool. Celà donne peut-être de meilleurs résultats avec Pink Floyd, compte tenu de la propension de ses membres à improviser. Syd Barret, "le divin maestro de cette descente aux enfers à reculons" (François Ducray) fournit l'essentiel des compositions, appuyé en complément par Roger Waters. Tous sont inexpérimentés, comme le rappelle l'ingénieur Barry Miles : "Ils étaient très naïfs; ils demandaient Vous m'entendez ? à cause de la vitre insonorisée, sans réaliser que les micros étaient ouverts. L'innocence absolue... Très touchant, vraiment."

 

Pink Floyd s'accorde une pause le 21 mai 1967 pour enregistrer son second simple, See Emily Play, dont le groupe avait joué une première version quelques jours auparavant au Queen Elisabeth Hall, dans le cadre des jeux de Mai, qui resteront comme le concert clé dans le début de carrière de Pink Floyd qui expérimente pour l'occasion un nouveau dispositif visuel et sonore sur scène.. Un curieux vient rendre visite à son ami Syd ce jour là... Il s'agit de David Gilmour !

 

Le titre énigmatique de l'album est celui du septième chapitre de The Wind in the Willows de Kenneth Grahame, l'un des livres favoris de Syd Barrett. La pochette kaléidoscopique, photographiée par Vic Singh, présente les quatre musiciens habillés comme de chatoyants bohémiens et s'inscrit dans le style psychédélique de l'époque. Barret serait l'auteur du graphisme figurant au dos de la pochette. Bienvenue dans un univers surréaliste où se bousculent des gnomes gothiques, des hérpïnes diaphanes, des chats diaboliques, des épouvantails déprimés et des fusées interplanétaires.

 

Sur les onze titres, huit sont des compositions de Barrett et deux sont des instrumentaux collectifs. Ecrit par Barrett qui partage le chant avec Richard Wright, Astronomy Domine est l'un des grands classiques de Pink Floyd, qui l'a joué sur scène des années durant. Puisant son inspiration dans des thèmes de science-fiction et probablement dans un trip au LSD mémorable de Barrett, ce titre préfigure la voix cosmique que va explorer le groupe jusqu'à la fin des années 70. On y retrouve les principaux ingrédients du style Pink Floyd : des claviers majestueux, des sonorités acides, des bidouillages électroniques et des alternances de solos échevelés. Au début du morceau, Peter Jenner, le manager du Floyd, énumère une liste d'étoiles et de galaxies à l'aide d'un mégaphone et annonce un compte à rebours. Vers le milieu, il revient pour indiquer "... just completed orbital..." La prononciation exacte du mot Domine alimente un débat entre spécialistes. On ne sait toujours pas s'il faut dire dom-in-ee (pour rimer avec astronomy) ou doh-mi-nay (à la manière latine pour signifier dominer, diriger). Lors des interviews, les membres des Pink Floyd eux-mêmes utilisent les deux prononciations.

 

Introduit par une boucle de guitare inquiétant, Lucifer Sam est dédié à l'un des chats de Barrett. Hommage déguisé à sa mère, Mathilda Mother puise son inspiration dans les poèmes enfantins Cautionery Tales de Hillaire Belloc. En studio, Norman Smith réduit à trois minutes la durée d'un morceau qui s'étirait sur scène parfois au-delà d'un quart d'heure. Dans Flaming, Barrett manifeste encore une fois son attachement à son enfance. Le titre ne fait pas référence à des sensations ressenties lors de la prise de LSD, mais reprend un terme entendu par Barrett lors des sessions de free jazz. Suit un blues collectif et destructuré, Pow R. Toc H., voulu comme une suite à Interstellar Overdrive, au titre pour le moins mystérieux. Après avoir pensé qu'il signifiait Power Toke ou Power Tokage, voire Power Touch, il semble qu'il évoque le code militaie pour désigner TH, la Talbot House (dans les Flandres) fondé en 1915, un club où officiers et recrues étaient considérés comme égaux. Par la suite, Pow R. Toc H. est devenue une association chrétienne d'hommes et de femmes issus de tous milieux, qui prône la compréhension du sens de la vie à travers un engagement sans réserve dans la communauté.

 

Portée par l'orgue de Wright, Take Up Thy Stethoscope and Walk est la toute première composition solo enregistrée de Waters et l'on sent l'envie de recréer en studio les ambiances sonores de la scène, malgré la suppression de la section médiane par Norman Smith. Les thèmes chers au bassiste de Pink Floyd effleurent déjà à la surface ("Music seems to help the pain / Seems to motivate the brain / Doctor Kindly tell your wife that I'm alive"). Second oeuvre collective, Interstellar Overdrive est une longue et lancinante pièce de rock électronique qui entraîne les musiciens comme l'auditeur dans un périple musical interplanétaire. Le riff de base est une réminiscence d'une chanson du groupe Love, probablement Stephanie Knows Who. S'appuyant sur les volutes orientales de l'orgue Farfisa de Wright et les staccatos de basse de Waters, Syd Barrett délivre un jeu de guitare parfaitement hallucinant et original. Sous ses doigts, sa guitare acide gazouille et hurle, délivrant des sonorités obliques et dissonantes. Le mixage du titre rend compte de l'expérimentation sonore, avec ses alternances stéréophoniques entre instruments et ses passages déstructurés.

 

Retour dans l'univers mental de Barrett avec The Gnome, une comptine pop déjantée qui évoque les Hobbits de Tolkien, avec une touche de Wind in the Willows de Grahame. La chanson décrit le périple de Grimble Gromble, parti dans une grand aventure et fait figure de sombre présage pour son auteur ("And little gnomes stay in their homes / Eating, sleeping, drinking their wine"). Ensuite, Chapter 24, toujours composé par Barrett, est un chant mystique tiré du I Ching (le Livre chinois des changements, vieux de 5 000 ans). Le chapitre 24 de cet ouvrage s'intitule "Fu" et signifie "changement positif ou succès". Il contient des éléments tels que "le changement induit le succès" ou "un mouvement est accompli en six étapes et la septième apporte quelque chose" que Barrett paraphrase dans sa chanson.

 

The Scarecrow n'est pas un inédit; il figurait déjà sur la face B du 45 tours See Emily Play sorti le 16 juin 1967. Barrett décrit un épouvantail "plus triste que moi", mais qui est déjà résigné à son destin. Pour Peter Jenner, l'épouvantail, c'est Barrett lui-même qui écrit sur lui de manière inconsciente mais qui s'est peut-être aussi inspiré du livre pour enfants The Scarecrow de June Wilson, dont les premières lignes sont similaires. Pathé News tournera en 1967 une séquence filmée de cette chanson avec les Pink Floyd délirant dans un champ. Barrett dédie sa dernière composition, Bike, à sa petite amie Jenny Spire, une chanson touchante sur des sentiments personnels qui commence très simplement et qui dévie peu à peu vers une inquiétante folie douce. Selon Norman Smith, Bike est peut-être le dernier titre sur lequel Syd avait encore complètement le contrôle de lui-même.

 

L'album sort en plein été, le 7 août 1967. Très vite, il grimpe au hit-parade des albums et parvient la 6ème place en seconde semaine derrière le Sergent Peppers des Beatles et le premier album de Jimi Hendrix. Pourtant, le public branché londonien accueille de mainère mitigée cet album sur lequel il ne retrouve pas (ou trop peu) les morceaux qui ont fait la réputation du groupe dans l'underground psychédélique. Comme c'est souvent le cas à l'époque, les singles ne figurent pas sur l'album et certains s'en désolent car Arnold Layne et See Emily Play s'avèrent supérieurs à certains titres de The Piper at the Gates of Dawn.

 

Ce premier ouvrage grand format en studio ne parvient pas non plus à rendre compte de ce que Pink Floyd peut offrir lorsqu'il se produit sur scène. Le son trop "propre" affadit la violence intérieure d'une formation bouillante de créativité emmenée par un Barrett aau sommet de son art. Presque tous les titres sont ses créations, mises en musique par le reste du groupe. Chaque composition, à la dimension féérique inégalée, porte la marque d'une poésie personnelle, colorée et enfantine, qui mêle nostalgie, déchirure de l'âme, grâce poétique et sensibilité épidermique, le tout passé au filtre du LSD. Cette emprise du génial leader sur l'album explique ce celui-ci représente pour beaucoup, malgré son air de demi-échec, à savoir une référence absolue dans l'histoire du rock psychédélique : " Cet album est et demeure, avec le premier Hendrix, le premier Doors et le premier Velvet, l'une des quatre pierres philosophales sans quoi le rock serait mort trois ans plus tard." (François Ducray)