La promenade des anglais
Les années soixante furent
extraordinairement créatives non seulement en matière artistiques mais dans
tous les domaines. Ce fut l’époque d’une sorte de révolution culturelle et
morale, une période esthétiquement très anticonformiste, peu soucieuse de
règles et de tradition, tournée vers la nouveauté ou le rajeunissement des
formes anciennes. On se réfère à Rimbaud, au blues des Noirs américains, aux
pionniers du rock, à la beat génération, à Henry Miller, à Hemingway, à
Malraux, à Baudelaire, à Marcuse, aux gourous indiens, à Trotski, à Mao.
Pendant qu’une guerre non voulue enlise le
plus puissant Etat du monde dans un bourbier sanglant, celui du Vietnam,
lentement l’Europe, pays scandinaves et France en tête, propose des moeurs plus
libérées dans un cinéma violent et stylistiquement neuf qui bouleverse le
train-train des habitudes hollywoodiennes. Tandis que la Grande-Bretagne donne
au monde une musique radicalement nouvelle qui peut apparaître comme
l’héritière de la révolution musicale avortée du premier rock’n’roll américain,
le temps passe. Et avec lui, un monde révolu, celui des années d’austérité et
de reconstruction, des années puritaines, des années de discipline et d’ordre.
L’après-guerre avait montré aux
Britanniques l’évanescence de leur ancien empire et la supériorité du mode de
vie américain sur le leur. Les " Yanks ", si peu appréciés
pendant les hostilités alors qu’ils se préparaient, sur le sol anglais, à
débarquer en Europe continentale, devinrent aux yeux de la génération suivante
des modèles vivants de bonne humeur, de décontraction, d’efficacité et de
bien-être. Les jeunes anglais des années cinquante et soixante furent donc
massivement américanophiles, contrairement à leurs parents : la musique
rock’n’roll, le twist, la soul music noire, le blues vaient facilement pris le
relais du boogie et du swing, apportés par les conscrits américains de la
Seconde Guerre mondiale.
Aux Etats-Unis, le rock’n’roll, lentement
affadi par les clichés stylistiques et la convention du star-system, s’assoupit
peu à peu dans une routine mortelle. C’est l’Angleterre qui va prendre le
relais d’une créativité américaine disparue.
En très peu de temps, un groupe obscur de
Liverpool bouscule toutes les habitudes acquises : il opère entre le rythme
et le dynamisme du premier rock et la tradition chorale anglaise, avec son goût
des mélodies soignées et des paroles sans conséquence. D’emblée, les Beatles
s’inscrivent dans la mouvance du rock, dont ils utilisent les instruments
(guitare et basse électriques) et l’attitude vestimentaire, adaptée au goût
anglais (complets sombres, cheveux lisses et foncés légèrement trop longs). Le
travail musical des Beatles, véritables locomotives du mouvement pop, se résume
à une tentative réussie, celle d’un anticonformisme contenu, rendu acceptable
par une attitude politiquement sage, alliée à une capacité extraordinaire
d’innovation sur le plan formel : les aimables chansonnettes des Beatles,
si mièvres et si naïves parfois, sont soutenues par un travail musical
exceptionnel, ce qui transfigure leur banalité thématique.
Perçue comme une musique pour adolescents,
la musique pop anglaise fut, tant que la domination des Beatles parut
incontestée, acceptée et encouragée par l’establishment anglais :
décorations officielles, cotation en Bourse, honneurs divers, et ce malgré
quelques plaisanteries déjà grinçantes du rebelle John Lennon. En très peu de
temps, le mouvement pop tente de détrôner le rock’n’roll et y parvient avec une
déconcertante facilitée : dans toutes les villes, les
" caves " (naguère réservées au jazz, puis au rock’n’roll)
ouvrent leurs portes à ces rockers d’un nouveau genre qui, malgré un attirail
rock traditionnel, développe une musique nouvelle, plus proche de la chanson
populaire anglaise (" popular music "), de ses racines
galloises, écossaises, de ses habitudes mélodiques, de son travail choral. A la
fin de 1961, on compte 350 groupes pour la seule ville de Liverpool. Toute la
province s’y met : les grandes villes produisent chacune leur groupe vedette,
qui parvient grâce à des contrats londoniens ou à un passage à la télévision à
acquérir un statut national : Manchester donne au mouvement pop le groupe Herman’s
Hermits, Birmingham le Spencer Davis Group, Tottenham le Dave
Clark Five. La capitale est, elle, plus discrète sur ce plan, car elle
semble engagée dans un mouvement plus
" fondamentaliste " : à Londres, il est de bon ton
d’écouter du blues, de retrouver les racines du folklore américain, de produire
des textes plus engagés que ceux des Beatles.
Aux Etats-Unis, les Beach Boys
relèvent le défi des Fab Four et conçoivent en 1966, le fantastique Pets Sounds, dont l'auteur principal, Brian
Wilson, dira, sans fausse modestie, que c’était " le premier
album qui communiquait à la jeunesse du monde de la musique, et pas seulement
du rock’n’roll sur trois accords ".
Dans les années 70, la pop va devenir
universelle. Le groupe suédois Abba connaît alors un succès mondial avec
sa " powerhouse pop ", un mélange d’harmonique impeccable
et des mélodies " tout-terrain ". Les Anglo-Australiens Bee
Gees vont donner, pour leur part, une nouvelle direction à la pop en
introduisant derrière leurs harmonies vocales de néo-castrats une rythmique
frénétique qui va bientôt s’appeler la " disco ".
Au cours des années 80, la new wave, pour
froide et intellectuelle qu ‘elle voudra être, ne sera jamais bien loin
des canons pop. Et que dire des années 90, sinon constater un réveil de ce
qu’on appelle la " brit-pop ", c’est à dire le retour des
jeunes musiciens anglais à la tradition inaugurée dans les années soixante,
avec des groupes comme Blur, Oasis ou Pulp, qui ressortent
toutes les leçons apprises au cours des trois décennies.
Les premiers Mods apparurent aux alentours de
1960 dans les quartiers prolétaires de l’Est londonien. C’étaient à l’origine
des jeunes gens amateurs de jazz moderne, et plus encore de blues et de
rhythm’n’blues, qui exécraient le rock’n’roll ; les affrontements entre
Mods et Rockers sur la plage de Brighton sont d’ailleurs restés dans la mémoire
collective outre Manche. Autre particularité : leurs obsessions
vestimentaires. Peter Meaden, le manager des Who, a défini par ces mots
l’esprit mod : « clean living under difficult
circumstances » ; on comprend assez bien que les Mods s’efforçaient
de conjurer la modestie de leurs conditions de vie en soignant au mieux leur
apparence. Costumes italiens, chaussures effilées, cravates fines étaient de
rigueur ; par ailleurs, pour se différencier des Rockers,
les Mods portaient non pas le blouson, mais la Parka et ne roulaient pas à
moto, mais en scooter. Vers 1963, les goûts des Mods s’étaient étendus à la
musique jamaïcaine( rock steady, ancêtre du reggae, et ska), et ils avaient à
Londres et aux environs quelques points de ralliement privilégiés, en
particuler le Flamingo à Soho, où se fera la réputation de Georgie Fame,
et le Crawdaddy à Richmond, club dont le groupe résident était alors les Rolling
Stones qui aux yeux des puristes Mods, étaient des petits-bourgeois dont
l’allure sale étudiée était artificielle et, déjà médiatique.
3. Le blues boom
Plusieurs années avant que les Beatles
ne deviennent le premier groupe pop du monde, alors que la scène rock anglaise
était dominée par les Shadows et les grands rockers
" historiques ", quelques puristes, amateurs de vieux
disques de blues rural, collectionneurs d’enregistrements en provenance de
Chicago, firent peu à peu connaître par leur patient travail de directeur de
salles ou d’instrumentistes cette musique fondamentale du rock, le blues.
Alexis Korner,
Chris Barber, Cyril Davies méprisaient la pop anglaise et le rock
édulcoré de Paul Anka ou de Trini Lopez et Chubby Checker.
Ils leur préferaient les sons authentiques de B.B. King, d’Elmore
James, de Robert Johnson, de Sonny Boy Williamson et de tous
les autres représentants de ce qui était pour eux la vraie origine certifiée de
toute la chanson rock contemporaine. En plus des directeurs de clubs ou des
musiciens précédemment cités comme faisant partie de la " préhistoire ",
en somme du " blues boom " anglais, il faut citer John
Mayall, dont la rapacité légendaire n’avait d’égal que sa capacité à
dénicher de réels talents : dans son groupe, les Bluesbreakers,
sont passés, Eric Clapton, Jeff Beck, Peter Green, Jimmy
Page, MickTaylor ; la liste n’est pas exhaustive.
En réalité, l’importance de la musique
noire américaine est apparue beaucoup plus clairement aux musiciens anglais,
qui pouvaient aisément transgresser le tabou de la ségrégation raciale, qu’aux
premiers rockers américains, qui furent plus rares à admettre la dette qu’ils
avaient à l’égard de leurs collègues noirs, toujours méconnus et pillés. Mick
Jagger et Brian Jones pouvaient sans problème, dans un pays qui ne
connaissait pas encore de problèmes raciaux, clamer haut et fort, en compagnie
d’Eric Burdon, d’Eric Clapton et de John Mayall, le fait
que leur musique était noire à l’origine.
Cette honnêteté, dont on peut aujourd’hui
les féliciter parce qu’elle a tiré de l’ombre des artistes en difficulté à ce
moment là (Chuck Berry, Little Richard et tous les bluesmen de
Chicago, qui, sans les Rolling Stones, les Yardbirds et les Animals,
n’auraient jamais eu la possibilité de se produire en vedette sur le sol
européen), ce fair-play des puristes anglais du blues boom ont permis à des
milliers de jeunes Blancs d’Europe de saisir le sens, la valeur, la portée de
la première vague rock (on parlait fréquemment, dès 1967, de " rock
revival ") et peut-être d’en prendre la mesure exacte. Encore une
fois, comme pour le jazz, le fantôme de l’homme Noir planait sur la musique des
Blancs.
Mais tous les artistes du blues boom
étaient des rockers dans l’âme. Ils ne se servaient pour la plupart des formes
et des structures mélodiques et instrumentales du blues que pour aller un peu
plus loin dans la recherche musicale rock. De ce fait, le blues ne fut en
Grande-Bretagne qu’une propédeutique au rock
" progressif ", au rock blues qui devint lentement
" hard rock ", puis " heavy metal ",
par simple exploration des structures fondamentales du blues. Ainsi, des
musiciens aussi différents que ceux de Pink Floyd (rock symphonique et
planant), de Led Zeppelin (hard rock), de Cream (rock
progressif), et même Jimi Hendrix, Américain exilé à Londres, furent
parmi les artistes du blues boom dont le retentissement fut considérable, non
seulement à cause de l’énorme succès mondial des plus célèbres d’entre eux,
mais aussi parce que les Etats-Unis prirent le train en marche et promurent à
leur tour une grande quantité de groupes dont la démarche, dès le début des
années soixante, avait été identique, au moins dans les intentions, sinon dans
les formes : Paul Butterfield, Steppenwolf, Grateful Dead,
Jefferson Airplane, Canned Heat, et, … Bob Dylan.
De la même manière que le cinéma de la nouvelle
vague française avait réveillé une production hollywoodienne devenue routinière
et conventionnelle, de même le mouvement pop anglais, lancé par les Beatles,
sans doute (mais on ne peut résumer la richesse à ce seul groupe), a provoqué
un choc salutaire et redonné vie à la créativité américaine. On pouvait douter,
en 1962, que celle-ci pût apporter encore quelque chose à une musique qu’elle
avait pourtant créée de toutes pièces.
A l'ombre des mastodontes hard ou
progressive, dès le milieu des années soixante, le folk anglais florissait sans
scrupules. Electrique et celte, riche et subtil, commercial ou rare. Un monde à
part, n'était-il pas ? Qu'on ne s'y trompe pas en tout cas : ce mouvement, par
sa diversité, son foisonnement, sa vitalité et son influence, est véritablement
le pendant du grand bouleversement américain de la fin des années soixante.