Chuck Berry

Chuck Berry est né en 1928 à Saint Louis, une des capitales du vieux Sud. De très violentes émeutes raciales ayant ensanglanté la ville en 1917, l’hostilité entre les deux communautés, noire et blanche est très forte. La ségrégation raciale, appliquée strictement, isole la population noire dans un ghetto sordide. Culturellement, les contacts sont rares. Le petit Charles Edward Berry, qui a le privilège de naître dans une famille noire assez aisée, se situe en quelque sorte à la charnière entre ces deux mondes : il va à l’école, obtient un brevet professionnel de coiffeur, rêve de rouler dans des voitures des Blancs, d’aller dans les cinémas des Blancs, de sortir avec les filles des Blancs. Mais il est Noir ; alors il se contente des loisirs du ghetto : pianos-bars, bals, radios noires qui diffusent à longueur de journée les succès du blues et du rythm’n’blues.

S’il ne fallait retenir qu’un père fondateur à toute l’histoire du rock’n’roll, c’est peut-être Chuck Berry qu’il faudrait garder. Son œuvre est immense, même si beaucoup d’autres ont eu une production quantitativement plus imposante, et son influence reste déterminante pour l’ensemble de la planète rock.

Chuck Berry a transcendé un style, a donné une âme aux guitares et une attitude à un genre musical qui allait devenir un mode de vie. Durant son enfance, il apprend la guitare jazz tout en accumulant les petits boulots et en flirtant avec la délinquance. Trois ans en maison de redressement (à la suite d’un vol) lui donnent l’occasion de réviser ses gammes et d’affirmer son style. Lorsqu’au début des années 50, Chuck Berry, marié, deux enfants, renonce aux métiers de photographe ou de coiffeur (qu’il a tenté d’exercer) pour se lancer dans une carrière de musicien, notre homme est déjà un virtuose de la six-cordes.

En 1952, il forme son premier groupe avec le pianiste Johnny Johnson et le batteur Ebby Harding, se taillant vite dans les boîtes de Saint Louis une réputation de " performer ". Il devient ainsi l’artiste attitré du Cosmopolitan Club. La mode est au jazz de Charlie Christian ou de Louis Jordan, dont Berry s’inspire ouvertement, lorsqu’il ne bricole pas quelques standards de la country, histoire de faire plaisir aux bons clients. A la course au cachet, Chuck Berry monte même un second groupe (le Chuck Berry Combo) pour aller jouer une musique déjà plus personnelle dans un des clubs concurrents. A ce rythme, le guitariste devient vite une des attractions de la ville. En 1955, lors d’un voyage à Chicago, capitale du blues urbain, il rencontre le grand Muddy Waters, qui le recommande à Leonard Chess, avec qui il est en contrat (le label Chess est alors ce qu’on fait de mieux dans le répertoire blues et rythm’n’blues). Pour le guitariste de Saint Louis, c’est la chance de sa vie. Chuck enregistre Ida Red, rebaptisé Maybellene… Une voie royale s’ouvre à lui. Le titre, devenu depuis un standard est une vraie révolution musicale. Sur une base rythmique country plaquée à un tempo d’enfer, Chuck Berry pose une guitare électrique purement blues, inspirée des maîtres de Chicago. Le style est unique, nerveux, frénétique ; le découpage du morceau, quasi hystérique (intro tonitruante, rifs taillés à la hache, contretemps vertigineux).

Sur la lancée, Chuck Berry fait des étincelles et affine son style en le noircissant au blues, pendant que son cachet passe de 14 à 800 dollars dans la soirée. Thirty Days, une chanson pour la justice, No Money Down, une critique des vendeurs de voiture, et surtout le fameux Roll Over Beethoven, début 1956, finissent de jeter les bases d’une œuvre qui ne demande maintenant qu’à mûrir. La fin des années 50 et le début de la décennie suivante vont correspondre à la période la plus créative de cet artiste unique et, du même coup, faire faire au rock un formidable bond en avant. Le nombre de chefs-d’œuvre gravés durant cette époque est impressionnant : School Days, Rock And Roll Music en 1957, Sweet Little Sixteen, Carol et le fameux Johnny Be Goode en 1958, Little Quennie, tube énorme à l’époque, Back In The Usa et Let It Rock en 1959. En quelques années, Chuck Berry édifie un monument à la gloire du rock encore balbutiant, et forme sa propre légende sur des Gibson en transe. Son succès est gigantesque. Avec des thèmes simples et universels, exaltant les préoccupations majeures de tout adolescent normalement constitué (la fête, le flirt, les voitures, l’école,…) cet artiste noir à la croisée des genres réussit à devenir le héros d’une jeunesse blanche frappée par la grâce du rock’n’roll. A la fin des années 50, Chuck Berry est partout. Dans les hits parades, à la radio, dans les gros juke-box ventrus qui crachent du rockabilly. Au cinéma enfin (Les films Rock Rock Rock et Mr Rock Roll And Roll en 1957, Jazz On A Summer’s Day et Go Johnny Go en 1959) où il crève l’écran lorsqu’il se lance dans un fulgurant solo tout en esquissant son célébrissime " pas de canard ".

Les choses ne vont pourtant pas tarder à se gâter. En 1961, Chuck Berry est condamné à 5 ans de prison pour une sombre affaire de mœurs. On lui reproche "d’avoir passé les limites de l’Etat en compagnie d’une mineure, pour un motif relevant de l’immoralité ". La jeune fille, qui travaille au vestiaire de son club de Saint Louis (le Bandstand), est une jeune prostituée de quatorze ans qui venait d’El Paso. L’année suivante, il est incarcéré dans un pénitencier de l’Indiana pour y purger sa peine.

A sa sortie, deux ans plus tard, ce génial pionnier s’aperçoit que le monde a changé. L’Amérique, sans l’avoir oublié, l’a déjà rangé sur l’étagère des vieilles gloires. Le ressort semble cassé. Son formidable succès s’est désormais déplacé vers la vieille Europe (Memphis Tennessee , en 1963 est dans tous les hits parades), où de jeunes groupes comme les Beatles, les Pretty Things, les Animals et les Rolling Stones (Keith Richards voue un véritable culte à l’auteur de Carol) commencent à se faire les crocs en reprenant ses standards. Chuck Berry va alors traverser une période difficile, tenter de rajeunir son image (en enregistrant un live, par exemple, avec le Steve Miller Band au Fillmore de San Francisco) ou essayer de renouveler son style en abandonnant Chess pour signer chez Mercury de 1966 à 1969 (un contrat financier juteux qui n’apportera malheureusement pas grand-chose sur un plan strictement artistique). Rien n’y fait.

Il lui faudra attendre le début des années 70 pour renouer avec un succès qu’il a toujours mérité. La Vegas lui fait un triomphe. L’Europe le sollicite de plus en plus souvent. My Ding-A-Ling, en 1972, le replace au sommet des charts (17 semaines au hit parade !). Pour Chuck Berry, il est grand temps de capitaliser sur une œuvre que tous les rockers, depuis des années, sont en train de piller. La star du rock’n’roll s’y emploiera sans vergogne, multipliant les tournées, faisant monter les enchères. Réputé pour son avarice (ses musiciens en bavaient pour une poignée de dollars) comme pour sa rouerie (à la fin des concerts, les rappels étaient négociés très cher avec les organisateurs, derrière le rideau, pendant que le public applaudissait !), Chuck Berry surfe en business man sur la vague d’un rock blanc, dont il est désormais la " référence ". En 1979, son amour du billet vert le conduit d’ailleurs pour la troisième fois de sa vie devant les tribunaux, pour une histoire d’impôts non payés. Le fraudeur est condamné à 120 jours de prison par la cour de Los Angeles et incarcéré au pénitencier de Lompoc , d’où il sortira le 19 novembre 1979 avec de fortes dettes à rembourser (dans son autobiographie, Chuck Berry avouera avoir donné plus de 300 concerts pour payer sa dette à l’Etat américain).

Propriétaire d’un centre d’attractions dans la banlieue de Louisville (le Berry Park, où il se fera encore remarquer comme patron de choc et, une fois de plus, pour " conduite indécente " au début des années 90), Chuck Berry vit de ses rentes. En 1986, les Rolling Stones, qui lui doivent tant, de Carol à Little Queenie, organisent un concert au Fox Theater de Saint Louis, puis à New York, pour le soixantième anniversaire du maître. L’épisode donne lieu au tournage d’un film, Hail Hail Rock’n’Roll !, qui constitue sans doute le meilleur portrait de ce génial pionnier (la confrontation Keith Richards/Chuck Berry où le guitariste des stones se fait traiter comme un débutant, vaut son pesant d’or !).

Dictionnaire de la Chanson mondiale, depuis 1945, sous la direction de Yann Plougasterl (Larousse-Bordas, 1996)