Blind Faith
Les premiers rock-critics, ceux qui
analysaient les disques à la fin des années soixante, passaient leurs
chroniques à pleurer le potentiel disparu de Cream. Oui, le power trio
de Clapton, Baker et Bruce avait été un groupe fulgurant.
Mais la rythmique championne se détestait. Lassé de jouer entre un marteau et
une enclume, Eric Clapton claque la porte. Se réfugie dans son château du
Surrey. Réécoute ses Buddy Holly et flashe sur le nouveau concept du Band.
Très vite, le légendaire guitariste est rejoint par Stevie Winwood, qui
sort lui aussi épuisé de l'expérience Traffic.
Blind Faith |
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1969 LP |
La légende de ce conte verdoyant, évocateur
de Tolkien et des paysages hobbits voit les deux hommes commencer à composer et
jouer distraitement dans le salon de Clapton. Un beau jour, Ginger Baker
débarque. Flamboyant, le rouquin installe sa batterie dans un angle et se met à
jammer... Interloqué, Clapton prend note de l'irruption du batteur. Durant de
longues semaines, les trois hommes pointent dans divers studios londoniens,
gravent des acétates. La suffisance de ces demi-dieux est colossale. Il leur
faut huit semaines pour s'apercevoir qu'ils n'ont pas de bassiste. Débauchent
l'élégant Rick Grech, jeune star de Family. Le jeune surdoué (il
joue parfaitement du violon) abandonne son groupe en pleine tournée. C'est que Blind
Faith est le premier de tous les supergroupes. Une opération marketing
manigancée par les deux larrons Robert Stigwood (Polydor Records) et Ahmet
Ertegun (Atlantic Records). Une chose est sûre: la presse raffole de ce nouveau
concept facilement explicable à ses lecteurs. Dont les petits cœurs battent la
chamade en imaginant le potentiel de cette réunion de gigantesques talents...
L'ennui est que la montée de la pression surprend et agace les quatre Blind
Faith en leurs tranquilles répétitions.
On les pousse derechef sur scène pour
présenter le groupe lors d'un concert gratuit à Hyde Park, le 7 juin.
L'expectative est immense. 100 000 hippies se déplacent pour découvrir...
presque rien. Une formation de grands taciturnes (Clapton et Winwood) petit
timide (Grech) et dingue de dingue (Baker) qui offre une reprise de Under My Thumb en guise d'esquive. Une tournée
américaine débute le 11 juin au Festival de Jazz de Newport.
A Londres, exaspéré par la lenteur du
processus créatif, Chris Blackwell (manager de Winwood) appelle Jimmy Miller à
la rescousse. S'il faut un disque de Blind Faith, lui seul peut parvenir à
accoucher le monstre. Son travail avec Traffic et les Stones vaut à
l'Américain un respect unanime dans la communauté swinging pop. Balayant le
premier concept de Clapton (un Band bucolique et briton), Miller décide de
recentrer le projet dans une perspective flattant l'orgueil de ses poulains en
exploitant à fond le potentiel créatif de chaque soliste.
Qu'on ne s'étonne pas si Blind Faith
soutient le test du temps. Ce disque aérien, élégant, n'appartient à aucune
époque. Il est aussi atemporel que Kind Of Blue ou
What's Going On. C'est le meilleur album
de Clapton. Dès le premier titre, l'énorme Had To Cry
Today, Clapton et Baker passent en revue sur un tempo lourd et
hypnotique tous les vieux plans de Cream. Rick Grech fait un boulot efficace et
reste souple, Winwood pousse sa voix vers les cieux mais c'est Clapton qui
égrène de superbes riffs, montant et descendant ses gammes avec une rigueur
monacale avant d'exploser en une multitude de soli incisifs. Pour satisfaire
chaque ego, le producteur lâche la bride à Ginger Baker qui tente de faire
oublier son solo record de Toad et s'octroie
deux tiers de la seconde face avec Do What You Like.
Ce titre sera terriblement critiqué. La presse gauchiste rock y discerne la
morgue des Anglais, leur incroyable suffisance. Aujourd'hui, à la réécoute, on
ne peut qu'admirer les formidables accélérations de Baker, ses breaks, ses
trouvailles fulgurantes.
Bizarrement,
le texte de Do What You Like semblait un mantra
entonné par les quatre hommes sur fond de folie rythmique tribale: rien moins
que le mot d'ordre d'Aleister Crowley, pour une finale sataniste. Alors que la
face une se terminait par une ode au Christ, ln The
Presence Of The Lord sur lequel un Clapton divinement inspiré tutoie
réellement le Très Haut. Cette chanson riche de doubles sens (rarement solo fut
plus sensuel) pour une époque envahie de Jesus freaks reste l'un des moments
incontournables du corpus claptonien. De même, Winwood chante encore en concert
son sublime Can't Find My Way Horne sur lequel
Clapton redécouvre la joie de l'acoustique dobro. La reprise de Weil Alright (Buddy Holly) est une fantasque
explosion de joie: Clapton joue ici d'une guitare hybride (corps de Telecaster,
manche de Stratocaster). Il filtre le son à travers une cabine Leslie, obtenant
une pâte sonore tournoyante. Ce disque est difficile à accoucher. Seul le
morceau de Winwood nécessite six prises. Tous les autres seront conclus en
live, au bout de marathons nocturnes de vingt ou vingt-deux prises... Certaines
jams n'aboutiront jamais. Une reprise de Hey Joe
ne passe pas la rampe...
Et pourtant, à peine le mixage terminé, le
groupe est remis sur la route. Avec Free et Delaney & Bonnie
en première partie. Le prix des billets est exorbitant, l'album pas encore
sorti... car en plus, Clapton et Atlantic se bagarrent aux limites du pénal
autour de la pochette représentant une jeune fille nubile étreignant un symbole
phallique...
Et puis toute cette affaire sent trop le commerce
pour le bouillant prince Eric qui assure la tournée avant de tourner casaque et
foncer en guise de pénitence rejoindre Lennon et ses rockers mais aussi Yoko
à Toronto. Laissons à Ahmet Ertegun le soin de conclure cette complexe saga qui
nous lègue un album unique: "Oui, là, dans le cas de Blind Faith, on a
peut-être un peu trop pressé le citron. Si on avait moins mis la pression, qui
sait ce qu'on aurait eu ensuite? Dommage..."