David Bowie

Fregoli du rock, David Bowie, l'artiste aux milles visages, a trouvé sans doute dans ce constant changement de personnalité le moyen d'échapper à la répétition et le secret de sa longévité. Du spatial Ziggy à l'aristocratique Thin White Duke, du dandy berlinois de Low au dandy soul man de Young Americans, de l'ange exterminateur de Tin Machine à l'allumé Aladdin Sane, le héros aux troublants yeux vairons a toujours su innover en imposant des images fortes et des rythmes inédits.

Enfant unique du second mariage de sa mère Mary Margaret Burns avec Haywood Stenton Jones, David Robert naît le 8 janvier 1947 à Brixton, banlieue morne du sud de Londres encore marquée par les ravages de la guerre. Durant toute son enfance, David n’a qu’un seul ami, son demi-frère Terray, de quelques années son aîné. En 55, la famille Jones déménage, s’installe un temps dans le Yorkshire, puis définitivement dans une autre banlieue, Bromley.

En 59, pour ses treize ans, David reçoit de son frère le fameux manifeste beatnick écrit par Jack Kérouac, Sur la route, et de sa mère … un saxophone. David se jette avidement sur les deux précieux cadeaux : sent-il, confusément, que Terry, son cher Terry, s’éloigne du monde des gens " normaux " et qu’il faudra bientôt l’interner ? que Margaret ne saura suivre les méandres de son évolution au delà du seuil symbolique des sixties ?

Toujours est-il qu’en 61-62, David monte ses premiers groupes.(ces clans anti-famille) et se dote de nouveaux amis. Parmi eux, George Underwood, promu chanteur de George & The Dragons, ou Peter Frampton, guitariste des Little Ravens (David est au saxo). En 1963, George et David se disputent l’attention d’une jeune fille : c’est George qui gagne, ayant atteint David à l’œil gauche ; mais c’est David qui l’emporte, désormais singularisé par ses yeux pers, l’un vert, l’autre bleu.

Le temps est à l’action. David quitte le collège, se fait embaucher dans une agence de pub de Picadilly. Le voilà à même d’errer le soir dans les boîtes de Soho, où " çà " se passe : il y découvre les Rolling Stones, les Who, les Yardbirds. Son saxo en bandouilère, David comprend néanmoins que la guitare est reine : il s’y met aussitôt, s’apercevant que c’est aisé pour composer, et que composer compte …

Dès 1969, Space Oddity, puis l’année suivante, The man who sold the world indiquent une volonté plus prononcée de faire du nouveau.

Deux ans plus tard, la thématique habituelle de l’œuvre de Bowie, le dédoublement, s’affirme dans un disque concept, Ziggy Stardust, qui connaît un énorme succès. Tout au long de l’album il nous entraîne dans ses aventures intersidérales. Starman, Lady Stardust, Star, Ziggy Stardust racontent la quête d’une liberté absolue, physique et psychique. Et, pour l’atteindre, notre extra terrestre cultive l’art de la provocation dans ses déclarations à la presse : " Je suis un homosexuel et je l’ai toujours été. " David, père d’un garçon, Zowie, depuis 1970, lance son combat contre le puritanisme britannique. Mais, là-haut, sur son étoile, ne peut-il pas tout se permettre ? L’album est une bombe, un chef d’œuvre d’énergie et d’émotion qui devient instantanément la bande originale de ces années permissives. Il marque aussi la naissance de ce " rock décadent " où l’on retrouve les New York Dolls, Alice Cooper, Roxy Music, unis sur le même front de libération bisexuelle. Bowie apparaît au cours de sa tournée habillé en femme, ou simulant la transsexualité, vêtu comme un extraterrestre, avec un maquillage outré et les cheveux teints en orange. Le groupe qui s’appelle The Spidders from Mars, donne des shows ambigus, dans un décor de science-fiction et de Moyen Age, mêlant de façon baroque une musique violente et des thèmes désespérés. Le caractère intellectuel des préoccupations de Bowie le conduit à inventer et développer des " doubles ", des personnages livrés au public par l’intermédiaire de la scène rock.

Nouvel album, nouveau héros, Alladin Sane (jeu de mots sur -a lad sane – , un type dérangé) succède au printemps 1973 à Ziggy. Bowie irrigue son rock aux gammes cristallines du piano de Mike Garson dans des titres qui chantent la décadence. Il reprend le Let’s spend the night together des Stones, alors que précisément on lui prête une liaison avec … Mick Jagger. La Bowiemania s’abat sur la planète ; ses concerts sont de véritables messes orgiaques, où il n’est pas rare que l’on fasse l’amour dans le public.

Pendant l'été 1973, Bowie s'offre la vie de château en France. Au studio d'Hérouville, il travaille sur une projet parallèle : un disque de reprise des standards qui ont éléctrisé sa jeunesse. Pin Ups enchaînera ainsi les Who, les Kinks, les Yardbirds, Pink Floyd et même Brel (Amsterdam). S'il est plutôt bien accueilli par les fans et la critique, l'album est boudé par la grande masse du public. En représailles, Bowie annonce qu'il renonce à la scène. En réalité, il travaille déjà sur son prochain disque, le sulfureux Diamond Dogs, un album concept aux titres enchaînés, inspiré par le roman 1984 de George Orwell.

Porté au sommet des charts par le hit Rebel Rebel, il campe son nouveau rôle de Halloween Jack, un prêcheur rock dans la tourmente de l'apocalypse. Et alors qu'il avait juré de ne plus fouler une scène, notre Mephisto rock repart à l'assaut des Etats-Unis. David Live, un double LP, sanctionne cette tournée 1974, où l'on sent l'artiste succomber de plus en plus à la musique noire, cette soul qui servira justement d'inspiration à ses opus suivants. A son retour en Angleterre, Bowie rencontre le cinéaste Nicolas Roeg, qui lui offre le premier rôle, interstellaire, dans son film The Man Who Fell To Earth. Paradoxalement, sur la pochette de son nouveau disque, Young Americans, David, en chemise flanelle, n'avait jamais semblé aussi sage. Avec Carlos Alomar à la guitare, David Sanborn au saxo, le fidèle Mike Garson au piano, Luther Vandross et John Lennon aux chœurs, l'album fait couler une sensualité soul sucrée comme le miel. Désarçonnée, la critique le traite de "succédané de Barry White", mais le public ne boude pas son plaisir, puisque Bowie obtient avec Fame, morceau teinté disco tiré de l'album et coécrit par Bowie, John Lennon et Carlos Alomar, son premier n° 1 aux Etats-Unis. Bowie devra toutefois patienter jusqu'à Let's dance (1983) pour gagner enfin ses véritables lauriers de grooveur (groove, mot désignant le rythme propre à la musique noire).

Dans la foulé de la sortie du film de Roeg, Bowie, cette fois en costume noir et blanc, présente son nouveau personnage, le "Thin White Duke", pour symboliser son album de 1976, Station To Station.

Mais il veut aller plus loin. L'accoutumance à la cocaïne, la pression des médias le poussent sur la corde raide, et on le voit pratiquer une sorte de flirt viscontien avec le nazisme (mais il s'agit plus de provocation que d'idéologie). Il trouve alors en Brian Eno son deus ex machina. Car si Tony Visconti signe encore la production de Low, Eno en sera l'inéluctable élément perturbateur. Au studio Hansa de Berlin, avec ses séquences électroniques, il se livre au démantèlement systématique du son. David n'a plus qu'à coucher sa voix sur ce champ de bataille publié en 1977, l'année punk des Sex Pistols et du Clash.

Ce virage à 180° démontre à quel point Bowie sait oser innover et conserver ainsi son image créatrice et intègre. Mais il prépare déjà le second volet de sa trilogie berlinoise. Heroes explore la face sombre de Bowie. Au studio Hansa, Eno l'allumé, Carlos Alomar et l'ex-King Crimson Robert Fripp complètent le casting en noir et blanc de ces rythmes bichromés. Seul le titre (Heroes) s'immiscera dans les play-lists des radios. Lodger (1979) achève en beauté ténébreuse la trilogie de ces années déprimes. Et comme à l'accoutumée, Bowie sauve d'un hit la mise commerciale; ce sera le puissant Boys Keep Swinging.

A l’aube des années 1980, Bowie réoccupe le devant de la scène avec Scary Monsters , un album où l’on retrouve une vieille connaissance : le major Tom de Space Oddity, devenu junkie sur notre bonne vieille terre. Le sublime Ashes to Ashes et son clip signé David Mallet enfoncent le clou. Enregistré à New York avec Fripp, Alomar et Pete Townsend, l’album se révèlera diaboliquement efficace, marqué par une succession de hits.

Assuré sur le plan musical, Bowie peut dorénavant assouvir sa passion de l’écran : Baal de Brecht pour la BBC, Les Prédateurs avec Catherine Deneuve, Christiane F. Début 1982, il attaque le tournage de Merry Christmas Mister Lawrence (Furyo), sans doute le plus beau rôle qu’il ait jamais interprété. Et à nouveau le rocker dandy prépare sa métamorphose. Il quitte simultanément le label RCA et son producteur fétiche, Tony Visconti, pour prendre une nouvelle voie.

En 1983, Let’s Dance, produit par Nile Rodgers –ex Chic) connaît un succès sans précédent.. Les trois simples extraits, Let’s Dance, China Girl (reprise d’un titre écrit avec Iggy pop sur The Idiot) et Modern Love sont d’immenses tubes à travers le monde. Ce qui semblait improbable au vu du déroulement de sa carrière se produit au moment du lancement du disque. Il accède au rang de superstar. Le Serious Moonlight Tour lui permet  ainsi de jouer dans des stades sur les cinq continents devant  plus de 2 millions de personnes. Il est dur cependant de rester toujours au sommet : l’album suivant, Tonight (1984), se révèle décevant malgré le présence de Tina Turner.

Heureusement Bowie compose et interprète la même année le vertigineux This Is Not America avec Pat Metheny pour la B.O. originale du film The Falcon and the Snow Man. Las, Never Let Me Down (1985) confirme que la machine Bowie tourne à vide.

Au début de l’année 1990, il annonce la création de son nouveau groupe, Tin Machine, où il feint de se mettre au même niveau que les musiciens, les frères Sales (Tony à la basse et Hunt à la batterie, tous deux anciens musiciens de Iggy Pop et de Todd Runfgren) et le guitariste Reeves Gabrels. Deux albums suivent : Tin Machine I, produit par Tim Palmer, puis Tin Machine II, qui ne connaît qu’un succès limité. La formule Tin Machine est vite désintégrée.