Can
C’est
à la rencontre entre Holger Czukay et Irmin Schmidt, deux élèves
du compositeur Karlheinz Stockhausen, que l’on doit la formation du groupe.
Holger, étudie d’abord la composition avant de devenir le bassiste et surtout
l’ingénieur du son du groupe. Quant à Irmin, il est pianiste et chef
d’orchestre de formation mais il sera principalement l’organiste de Can,
et jouera en fait de toutes sortes de clavier. Sous l’impulsion du guitariste Michael
Karoli, un élève de Holger, les deux émules de Stockhausen découvrent les
aspects les plus novateurs du rock. En 1968, ils décident tous les trois, sur
un coup de tête, de former un groupe expérimental : Irmin demande à Jaki
Liebezeit, un batteur de free-jazz, de se joindre à eux, tandis qu’un certain
David Johnson, un compositeur et flûtiste américain proche de Irmin, fera une
apparition éclair, très vite remplacé par Malcom Mooney, un peintre,
sculpteur et chanteur noir américain qui infléchit très nettement les
orientations rock de la formation.
Le groupe
s’appelle d’abord Innerspace (ce sera bientôt le nom du studio de Can)
et publie un premier 45 tours, Kama Sutra, qui
reprend une musique de film signée Irmin Schmidt. Mais Monster Movie, le premier disque officiel de sa
discographie, marque en 1969 les vrais débuts de Can, qui a déjà auparavant
enregistré quelques maquettes et se produit parfois en concert. Ce premier
album pose les jalons de l’esthétique du groupe et propose d’emblée une musique
mutante assez inouïe, qui oscille entre l’électro-acoustique, le rock
psychédélique et les longes plages bruitistes du Velvet Underground. Les
trois premiers morceaux de l’album, Father Cannot Yell,
Mary,Mary, So Contrary et Outside My Door, réunis sur la première face,
relèvent encore de près ou de loin une esthétique proche de l’acid rock. Mais
c’est surtout le quatrième et dernier titre, You Doo Right, une longue
improvisation ou plus exactement une composition instantanée (instant
composition selon le terme de Jaki) de vingt minutes qui occupe toute la
deuxième face, qui marque l’irruption d’un monde nouveau. Inspiré par la
musique répétitive américaine, Terry Riley ou La Monte Young, et
par certaines musiques ethniques (par exemple, le musicien Ali Akhbar Khan),
l’hypnotique You Doo Right s’appuie plus
particulièrement sur le jeu métronomique du batteur Jaki et sur la voix incandescente de Malcom.
On
y trouve simultanément ce qui fait toute la singularité de Can : un goût
pour les longues dérives collectivement improvisées relayé par l’énorme travail
de post-production effectué par Holger, qui procède par montages, collages et
autres superpositions à partir des bandes initiales qui anticipe entre autres
les techniques du sampling et certaines tendances de la musique électronique ou
de ce qu’on appelle le post-rock. La musique de Can est à la fois convulsive et
évolutive, elle est une matière en fusion que le groupe s’emploie à dilater et
à diffracter jusqu’à l’épuisement. Les improvisations collectives, en studio
comme en concert, s’apparentent ainsi à des transes qui provoquent une forme de
dépersonnalisation du musicien, chaman ou médium, fondu dans l’entité du
groupe.
Si
l’influence de Can ne va pas tarder à être considérable, son audience à
l’époque de Monster Movie est, à l’instar de celle du Velvet, tout à fait
confidentielle. En 1970, le deuxième disque de Can, Soundtracks,
n’est pas exactement un album au sens traditionnel du terme. C’est plutôt une
compilation qui regroupe des musiques écrites pour le cinéma, en particulier Mother Sky longue suite hallucinée composée pour Deep
End, le film de Jerzy Skolimoowski. En dépit de son caractère
éclaté, l’album demeure plein de trouvailles et de surprises. D’étonnantes
chansons comme Tango WhiskeyMan ou She Brings The Rain y côtoient de frissonnantes et
nerveuses mécaniques comme Don’t Turn The Light On,
Leave Me Alone. L’album est également
l’occasion de passage de témoin entre les deux chanteurs du groupe, le
dépressif Malcom Mooney qui s’offre une magnifique performance de
crooner sur She Brings The Rain et son
successeur, le kamikaze Damo Susuki qui fait littéralement irruption
lors d’un concert du groupe à Munich alors qu’il na jamais entendu une note de
leur musique et conquiert tout le monde en une soirée. A noter que,dès cette
époque, les performances scéniques de Can sont considérées comme des moments de
fièvre intense, des rituels fracassants tant par la violence sonore que par
l’étrangeté de la présence sur scène, notamment celle du turbulent Damo Susuki.
Avec
Tago Mago (1971), un double album, Can
tient sans doute son chef d’œuvre. A cette époque, le groupe a gagné son
autonomie : il possède maintenant son propre studio, le Interspace
Studio, tandis que Hildegard Schmidt, l’épouse d’Irvin, est promue manager
de la formation et continuera de s’occuper de ses intérêts et de la gestion de
ses archives. La musique de Tago mago est donc parfaitement libre, pleinement
expérimentale, soustraite pour partie aux contraintes du marché, mais trouve
dans le même temps une forme d’homogénéité et d’efficacité assez impressionnante.
Tout le disque donne la sensation très particulère d’être composé de moments
prélevés sur une continuité de vie et de musique, celle du groupe qui vit et
joue à cette époque en osmose parfaite et en autarcie presque totale. Parmi les
moments forts de cet album, on retiendra tout particulièrement l’acide Mushroom, repris beaucoup plus tard par Jesus And
Mary Chain, le fulgurant Halleluhwah
détourné vingt ans parès par les Happy Mondays, le subtil Bring Me Coffee Or Tea et surtout Aumgn, incroyable collage qui pousse la puissance
incatatoire de cette musique à son intensité maximale. En ce début des années
1970, on commence à parler de krautrock, un mot qui n’a aucune signification
mais sous l’enseigne duquel on va regrouper toutes les tendances du rock
allemand de cette époque, de Faust à Kraftwek en passant par Neu !,
Amon Düül II, Tangerine Dream, Agitation Free, Guru
Guru ou bien entendu Can. Dans ce contexte un peu plus favorable, c’est
justement Can qui émerge le plus nettement et tend à atteindre un public plus
conséquent.
Les
deux albums suivants, Ege Bamayasi
(1972) et Future days (1973), plus accessibles que les précédents, ne
modifient pas radicalement l’inspiration du groupe tout en maintenant un très
haut niveau artistique. De tous les disque de Can, Ege
Bamayasi est sans doute le plus pop et contient les deux seuls tubes
du groupe, Vitamin C, utilisé par le cinéaste Samuel
Fuller dans un Pigeon est mort dans Beethoven Strasse, et surtout Spoon, qui reste son plus grand succès. Quant à Future Days, il est surement le dernier album
important du groupe et peut-être le plus homogène de tous. Il signe la fin d’un
âge d’or avec des morceaux comme l’envoutant Future
Day dont le tissu sonore traversé de percussions, d’un accordéon, de
chuchotements mêlés à des accidents bruitistes est d’une extrême sensualité, l’angoissant
Spray ou encore Moonshake
qui donnera son nom à un groupe anglais des années 90.