Nick Drake

Nick Drake (né le 19-06-1948 en Birmanie). grandit dans une famille «très unie, très heureuse», comme la décrira plus tard sa soeur Gabrielle. Sa mère aime la musique et compose des chansons en amateur, son père travaille dans une entreprise basée en Birmanie, où il naît. Alors qu’il n’a pas deux ans, la famille rentre au pays et s’installe dans un village tranquille non loin de Birmingham, Tamworth-in-Arden. Adolescent, il apprend le piano classique, la clarinette, le saxophone, et intègre une public school (collège privé) à Marlborough, où il brille par ses talents d’athlète. Il frappe déjà ceux qui le côtoient par sa passion dévorante pour la musique. A Marlborough il achète sa première guitare et commence à composer. Après des vacances d’été à Aix-en-Provence et au Maroc, il entre au prestigieux Fitzwilliam College de Cambridge. Il passe là-bas l’essentiel de son temps à jouer et à composer, laissant tomber l’athlétisme. Il lit les poètes symbolistes français, s’habille en noir, écoute Randy Newman, Bob Dylan, Tim Buckley, Van Morrison, Bert Jansch et Jackson C. Frank.

C’est à Londres, alors qu’il participe à un concert de charité à la Roundhouse, qu’Ashley Hutchings (bassiste de Fairport Convention) le remarque, frappé d’abord par sa présence charismatique. Sur sa recommandation, Joe Boyd — découvreur et producteur de Fairport Convention, Incredible String Band, John Martyn & Beverley, mais aussi Pink Floyd avec Syd Barrett — l’appelle pour lui demander une maquette. Très impressionné par la cassette (qui contient notamment River Man  et Time Has Told Me), il lui offre immédiatement un contrat chez Island. A vingt ans, Nick Drake entre en studio pour l’enregistrement de Five Leaves Left qui sortira en 1969. Avec ce que sa mère, Molly Drake, appelle le «perfectionnisme absolu» de son fils, l’album mettra près d’un an à se faire. Mécontent des arrangements qui lui sont proposés, il fera appel à un ami de Cambridge, Robert Kirby. Et les idées d’orchestration qu’il trouvera, fragiles et poignantes, inspirées de la musique baroque, seront pour beaucoup dans le résultat final, soutenant idéalement la voix translucide et presque abstraite de Nick Drake.

Si la vie de Nick Drake paraît jusqu’ici sans histoire, Five Leaves Left, révélera en revanche un abîme de tristesse. Il apparaît tantôt adolescent dans sa quête de pureté, d’un monde sans mal, dans son idéalisation de l’amour et ses histoires de «princesses», tantôt prématurément vieilli par la solitude et la mélancolie :

«La vie n’est qu’un vieux souvenir / Le théâtre plein de tristesse / D’une pièce depuis longtemps oubliée. » Sa voix résonne parfois d’une «inquiétante étrangeté» de mauvais augure, à l’image de l’extraordinaire River Man, avec son «Oh how they come and go / Oh how they come and go» final, chanté et répété de façon de plus en plus lointaine, de plus en plus absente.

D’une beauté troublante, l'album est un chef-d’oeuvre, aux côtés d’Astral Weeks de Van Morrison ou du Happy-Sad de Tim Buckley, auxquels il est comparé à l’époque. Pour le promouvoir, Nick Drake accepte de partir en tournée, apparaissant notamment au Royal Festival Hall avec le couple Martyn et Fairport Convention. Pendant ses prestations il ne regarde jamais les spectateurs, ne dit rien entre les morceaux, les yeux rivés au sol. Il lui arrivera même une fois, en première partie du chanteur Ralph McTell, de s’arrêter au milieu d’un morceau et de quitter la scène. Il mettra vite un terme à ce supplice en décidant d’arrêter définitivement les tournées.

Encouragé par le succès critique du disque, il décide de quitter Cambridge et s’installe à Londres, dans un petit appartement où il s’isole pour composer Bryter Layter, sorti en 1970, et qui est un album moins tendu. Il s’y permet un moment d’autodérision avec Poor Boy  («Pauvre garçon / Toujours à s’apitoyer sur lui-même »), et une ambiance jazzy fait rentrer un peu d’air dans son univers clos. John Cale y joue du clavecin et de l’alto, et, comme pour le précédent, Richard Thompson est venu prêter main-forte avec sa guitare. Disque exceptionnel encore une fois, enluminé par les magnifiques At The Chimes Of The City Clock et Northern Sky, même si, sur l’ensemble, il n’a pas la force et la densité émotionnelle du premier.

En tout cas son apparente légèreté n’arrive décidément pas à faire oublier cette supplique : «Par pitié accordez-moi une seconde grâce / Par pitié donnez-moi un autre visage.»

Nick Drake sera profondément affecté par les mauvaises ventes du disque, loin de refléter l’enthousiasme de la critique. C’est à ce moment difficile que Joe Boyd vend sa compagnie Witchseason à Island et part s’installer à Los Angeles. Avec le départ de celui qui avait fini par devenir une figure paternelle, qui appréciait et comprenait si bien sa musique, Nick Drake est effondré. C’est le début d’une sérieuse dépression. Boyd, sollicité par ses parents, réussit à le convaincre de consulter un psychiatre, qui lui prescrit des antidépresseurs, auxquels il renonce vite, décidé «à (s)e sortir de tout ça par (s)es propres moyens». Désormais il ne se lave plus, reste des heures prostré dans le noir, ne communique plus que par monosyllabes et retourne finalement vivre chez ses parents. La dépression prend alors un tour nettement pathologique. «J’aimerais rencontrer quelqu’un qui a traversé ce que je traverse en ce moment», dira-t-il à une amie. Puis : «Je n’arrive plus à faire face. Toutes les défenses ont disparu, tous les nerfs sont à vif.» Mais le pire pour lui, c’est sans aucun doute cette soudaine incapacité à écrire.

Inquiet devant la tournure des événements, Chris Blackwell, patron d’Island et admirateur de Drake, lui offre de passer quelques jours dans l’appartement qu’il possède sur la côte espagnole — occasion qu’il s’empresse de saisir. Dès son retour il appelle John Wood, l’ingénieur du son avec lequel il a toujours travaillé, et lui fait part de son désir de faire un album. En deux nuits il enregistre Pink Moon (1972), seul à la guitare, refusant tout ajout. «Pas de chichis.»

Avec sa durée (moins de trente minutes), l’énigmatique menace de sa chanson-titre, sa nudité, le délabrement psychique qu’on y entend, la lutte qui s’y livre contre le langage, contre l’hémorragie de vide, ses phrases raréfiées, hachées, répétées, l'album  est, à l’instar des disques de Syd Barrett, un de ceux où, pour l’auditeur, l’émotion est sans cesse parasitée par le malaise de se sentir voyeur. Ce qui s’y joue paraît perdu d’avance. Disque « effrayant », dira Peter Buck , le guitariste de R.E.M., qui y voit une version anglaise du Hellbound On My Trail de Robert Johnson.

Pendant ce temps son état empire et il se rend de lui-même dans un hôpital psychiatrique, où il reste cinq semaines. Il songe un temps à s’engager dans l’armée, puis à travailler dans un studio d’enregistrement. Finalement, il accepte une place de programmateur en informatique — qu’il quittera rapidement — dans l’entreprise où travaille son père. Pour un nouvel album dont il a le projet, il enregistre quatre chansons, parmi lesquelles la lugubre Black Eyed Dog  est assurément une de ses plus saisissantes. Mais elles ne le satisfont pas. À John Wood : « Je ne trouve plus de mots. Je ne ressens plus rien. Je ne veux pas rire ni pleurer. Je suis paralysé, mort à l’intérieur. » En 1974, il part passer quelque temps à Paris, où il rend visite plusieurs fois à Françoise Hardy, qui lui avait, par le passé, demandé de composer pour elle. Ses parents assurent que pendant cette brève période il semblait avoir remonté la pente. Il meurt peu après, à vingt-six ans, dans la maison famitiale, d’une surdose de médicaments, sans qu’on ait jamais pu déterminer s’il s’agissait d’un suicide ou d’un accident.

John Martyn lui a consacré la chanson Solid Air qui, avec sa métaphore elliptique et suffocante, suggère à sa façon ce qu’a pu traverser son ami : « Tu as vécu d’air solide / Je ne sais pas ce qui te travaille à ce point / Mais je peux te dire que c’est dur à cacher / Quand tu vis d’air solide. »

Intégralement rééditée, deux fois compilée (Heaven In A Wild Flower, Way To Blue), mise en coffret (Fruit Tree, qui contient les trois albums officiels plus un disque d’inédits), l’oeuvre de Nick Drake n’en finit plus d’être redécouverte depuis la fin des années 80, et de Tom Verlaine à Paul Weller, de Kate Bush aux Boo Radleys ou Blur, il devient difficile de trouver un jeune musicien qui ne le cite pas comme ayant une grande influence. Véritable chronique d’une chute annoncée (voir la fréquence du mot fall dans ses chansons), elle a certainement quelques mauvaises raisons d’être fascinante, mais en a surtout de bonnes pour rester l’une des plus belles et des plus intensément émouvantes de ce temps.