Il faisait chaud à New York le 29 juillet
1965. La chaleur fondait le goudron. Dans le Bronx, quelques vieux juifs
bravaient le soleil sous des ombrelles improvisées en avalant les gâteaux
casher achetés le matin au Delicatessen du coin. A trente-cinq minutes de métro
du Bronx, un autre juif, redneck du Minnesota, Robert Zimmerman, entre
dans le grand studio CBS pour jouer ses nouvelles chansons. Il ne connaît pas
grand-chose aux vieux messieurs qui reviennent seuls d'Auschwitz ou de
Treblinka manger à New York des gâteaux aux pommes moins bons que ceux que
leurs femmes leur faisaient, avec juste ce qu'il faut de sucre et de raisins
secs. Le disque qu'il se prépare à enregistrer, c'est Highway 61 Revisited.
Depuis trois ans, Zimmerman se fait appeler
Dylan. Il est en passe de devenir une star. Passé du statut de poète folk
amphétaminé (pour la marque exacte de ses pilules, consulter Pierre Cottrell
qui zona avec le jeune Bob à New York en 1963, alors que ses disques n'étaient
disponibles qu'à Lido Musique, au compte-gouttes, en import) à celui de
prétendant au trône de roi du Rock'n roll, Elvis étant parti à Hawaï avec
quelques coupe-faim pour ne pas finir castrat trop tôt.
Deux ou trois prises
Dans le studio, ça démarre sur les chapeaux
de roue. Dylan répète en direct, comme Miles Davis: deux ou trois prises, pas
plus. Il déchiffre péniblement les paroles de From a
Buick 6, dactylographiées sur une machine portable, au Chelsea Hotel, là
où il aura sa romance avec Nico. Il les chante pour la première fois. Il les
découvre avec nous, devant nous. Les musiciens suivent comme ils peuvent. Al
Kooper à l'orgue, Dylan au piano, Harvey Goldstein à la basse, Charley
McCoy à la guitare, Michael Bloomfield à la guitare. Tous ces
blancs-becs du Paul Butterfield Blues Band. A peine des pointures, de
jeunes folkblouseux qui s'enflamment plutôt sagement, plutôt lourdement,
derrière les harangues du folksinger électrique.
Dylan supplie, sa voix pleure, un œil sur
ses deux complices du moment: Bob Neuwirth d'abord, son ami numéro un, celui
qui le fournit en dope (en même temps, c'est lui que Grossman le manager utilise
pour surveiller le Zim: pas d'overdose les jours de travail, hein, c'est
trop tôt). On voit Neuwirth sur la pochette couleur de Highway 61 Revisited,
c'est celui dont la tête est coupée par la photo de Daniel Kramer. Une belle
image de Dylan, soit dit en passant: tee-shirt moto, chemise-blouson,
permanente pompadour impec de Little Richard blanc. Neuwirth, lui, porte
un tee-shirt blanc à bandes oranges, appareil photo à la main. Dans les
séances, il était là, enfouraillé de son Nikon, mitraillant à bout de bras.
Quand il n'écoutait pas, il shootait. Les photos noir et blanc non créditées de
l'album, celles qui ressemblent tant aux photos perdues de Bernard Gidel qu'il
aurait pu les signer, c'est sans doute lui.
Les harangues pour Ginsberg
Dylan, pleure. Façon de parler, il chante
en pleurant, disons. Les paroles, c'est pour Ginsberg, pas encore gros, barbu,
bouddhiste (tel qu'on le voit au dos de Bringing
It All Back Home, le disque qui précède Highway 61 Revisited: une face acoustique,
une électrique). Les riffs saignants, les coups d'harmonica, c'est pour Bob
Neuwirth (c'est lui qui a écrit, des années avant de joueravec J. J. Cale, le
tube chic de Janis Joplin et Big Brother and The Holding Company, groupe
vedette de Grossman avec Dylan et Grateful Dead, Mercedes Benz: "Je
veux pas de Chevrolet, mon Dieu si t'es sympa, paye-moi une Mercedes Benz").
Les harangues, c'est pour Ginsberg. Le
Ginsberg de Kaddish, la prière des morts. Veut-on entendre d'où vient
Dylan? Presley, Woody Guthrie, Charlie Patton, mais aussi les échos criards de
ces cantors d'avant guerre, d'avant l'Holocauste: Pierre Pinchk, David Roitman,
Yossele Rosenblatt, les Hank Williams de Leningrad ou de Kiev, héros oubliés du
Rock'n roll ashkénaze.
Quand il arrive à sa chanson la plus
explicitement surréaliste, Ballad of a Thin Man,
Dylan détache chaque mot en surveillant l'expression de Ginsberg. Ginsberg est
bluffé, il rigole. Super, il aime. "Tu entres dans la pièce / un stylo
à la main / tu vois un mec à poil / tu dis "c'est qui ce mec?"" Dylan
rit, on entend son rire se briser net, le "so hard" ("Tu
essayes si fort") se disloque nerveusement. Traverser le pont,
périlleux, de cette "ballade de l'homme mince": "Tu ne
sais pas / Ce que tu diras / Une fois rentré chez toi / Il y a quelque qui se
passe, là / Et tu ne sais pas ce que c'est / N'est-ce pas, Mr. Jones?" Le
reste est encore mieux. Jeux de mots absurdes, intraduisibles, entre Devos et
Ionesco: "Quelqu'un te montre du doigt et dit / "C'est à lui"
/ Et toi: "Qu'est-ce qui est à moi?" / Et quelqu'un d'autre dit
"Où est quoi?""
La ballade finit sur un point
d'interrogation. "O Seigneur / Je suis tout seul ici?" Gidel
et moi, on se regarde. C'est quoi ce truc? Il parle de quoi, Dylan? A la
deuxième prise de Higway 61 Revisited, il sort
un jouet, une sorte de sifflet-sirène qui fait un bruit d'enfer. Effet
immédiat. Les têtes explosent, on est défoncé, rien qu'à entendre les pompiers
qui n'arrivent pas. Sait-il, le petit Dylan, qu'un pan de l'histoire de la
musique populaire s'écrit, se hulule, là, en direct?
"Des nouvelles de Françoise ?"
Interlude. Il vient vers moi: "Alors,
Johnny et Sylvie, mec, ils sont toujours ensemble? Cool, mec, c'est cool."
Mince, il a du vocabulaire. Le ton est neutre, à peine distancié. Hallyday et
Vartan: juste des vedettes, comme lui. Quand il parle de Françoise Hardy, qu'il
insiste pour avoir de ses nouvelles, Dylan y met plus... d'âme, on pourrait
dire. Comme beaucoup de minets des sixties, il a flashé sur cette figure
existentialiste, façon de Gréco jeune et bandante. Pas le seul, à l'époque, à
projeter sur cette bouche impassible, sur ces rengaines mélancoliques, sur ces
airs coincés de petite fille triste, des rêves nabokoviens d'effraction
nettement plus perverse. Qui savait, en 1965, que les silences de celle qui ne
se mélangeait pas (qu'elle disait) avec tous les garçons et les filles de son
âge n'étaient pas si autistiques que ça? Des silences convenables, disons.
"Françoise, oui, Françoise, tu as des nouvelles, mec?" Comme
on n'en a pas, on se tait. Les questions sérieuses se pressent dans ma tête, se
nouent dans ma gorge. "On peut faire l'interview, Bob? Tu avais promis."
Il reste impassible. "Ouais mec, vois avec mon manager, il va arranger
ça."
Il n'y aura qu'un drame, un petit drame, au
cours de cette séance d'enregistrement où se boucle en une nuit deux tiers de
l'un des enregistrements mythiques du siècle. Une seule nuit, oui, et les
versions définitives, celles qu'on retrouve sur l'album, pas des répétitions.
Dylan est bon dès le premier jet en studio, en cinq secondes il est prêt pour
la survie. ça vient, ça coule, un moment de grâce, liturgique. L'incident
dramatique de ces sessions où tout afflue comme une coulée amplifiée de rock
somptueusement décalé, c'est l'enregistrement, la tentative d'enregistrement
plutôt, de Desolation Row.
Bob Dylan ira jusqu'au bout des douze minutes de cette complainte
gothico-steinbeckienne, mais en vain. Pour rien. Là, c'est raté. Enfin... Sur
place, on était plutôt bluffé par cette allée désolée, sa poésie urbaine,
rapide, griffée. Quelque chose n'allait pas, on ne savait quoi mais on sentait
le grincement. Atmosphère tendue, électrogène, comme avant un orage.
"Bande de cons"
Il y avait deux fautes en fait. La
première, qui jeta Dylan dans un état d'hystérie inédit (hurlements, insultes,
trépignements), c'est que les techniciens avaient merdé. Au bout de quatre ou
cinq minutes, ils savaient que la prise n'était pas bonne; il fallait de toute
façon recommencer. "Cette chanson est dure à faire, bande de connards.
Il fallait me dire d'arrêter cette putain de chanson. Je m'emmerde à sortir ces
putains de paroles de ma tête, je trime comme un con, à dévider ces mots à la
con, à les chanter, ça dure quinze minutes et vous me laissez comme un con
chanter pour rien, trimer pour rien, vous ne dites rien! Bande de cons."
La seconde chose qui ne va pas, c'est
l'arrangement. Quand on entend cette nuit-là Desolation
Row pour la première fois, en direct, hypnotisés par ce délire
sentimental et stroboscopique au ralenti, un truc surréaliste étalé sur plus de
treize minutes (11,18 minutes sur le disque, mais la chanson était plus longue
cette nuit-là, dans cette version originelle idéalement ratée), on plane. Pour
nous, c'est bon, évidemment. En écoutant de près, deux ou trois mois plus tard
(le disque est sorti très vite), la version définitive, on comprend
rétrospectivement ce qui n'allait pas ce jour-là: l'arrangement simplissime,
guitare flamenco en écho à la voix, Dylan ne l'avait pas trouvé encore. Le 29
juillet 1965, une batterie assez lourdingue plombait le mélo.
Refaire Desolation
Row deux ou trois jours plus tard s'imposait. Il suffit d'écouter
la voix de Dylan, de toute façon. Ce n'est pas le grain mordant, aigre-doux, de
Highway 61 Revisited, on voit que la
nouvelle version, la bonne, a été enregistrée plus près, presque chuchotée.
Avec ça, il tient un rhume carabiné, le Dylan; ce qui donne à son phrasé une
intimité douloureuse qu'il aurait été infoutu d'installer la première fois.
On sort dans la rue, c'est le matin,
abrutis de sommeil, sans pilules pour tenir le coup comme Dylan et ses potes.
On prend le métro pour rejoindre notre piaule dans le Bronx. On ne sait pas
tout à fait qu'on a vu quelque chose d'important. C'était beau, c'était
émouvant; mais des choses belles et émouvantes, l'été 65 en regorgeait. Ayler,
Hawks. McCarey qui croyait qu'il tournerait encore... On était moins vieux,
insouciants, Dylan y croyait, il croyait en quelque chose, en tout cas.
Ce jour-là, le 29 juillet 1965, un ange
passait. La chair de poule est restée, à la réécoute, on s'y croirait. On y
était, tu te rends compte, on y était! Gidel répond toujours qu'il ne se rend
pas compte, qu'il ne s'en rendra jamais compte. Ses photos ne sont même plus là
pour le prouver. "Tu crois qu'ils croiront qu'on y était?".