1941-1961 : Days of 41

 

Robert Allen Zimmerman naît le 24 mai 1941 à Duluth, Min­nesota. Ses parents, Abraham Zimmerman et Beatty Stone, sont issus de l'émigration juive qui a fui les pogroms d'Europe de l'Est à la fin du XIXème siècle. Abraham est employé dans une grande compagnie pétrolière, mais il contracte la polio en 1946, peu de temps après la naissance d'un deuxième fils : David. Les Zimmerman déménagent alors vers Hibbing, à cent kilomètres de là, une cité minière où réside la mère de Beatty. Après une convalescence de six mois, Abraham travaille avec deux de ses frères qui ont ouvert un magasin de meubles et d'appareils ména­gers. La famille s'installe alors dans une maison indépendante et mène une vie sans luxe, mais relativement aisée. Bobby a une enfance sans histoires. C'est le chouchou de ses grands-mères. Il est plutôt calme et effacé, sauf lorsqu'il chante pendant les réunions de famille : là, il s'anime et prend un plaisir évident à être applaudi. Il écrit des poèmes pour sa mère, suit les feuilletons populaires à la radio et reste souvent seul. Hibbing  a accueilli des gens venus d'Europe du Nord, en majorité chrétiens, les Juifs y sont très peu nombreux. Bobby ne sort qu'avec les siens et observe les traditions: il fait sa bar-mitsva devant toute la communauté juive de la région rassemblée pour l'occasion.

 

À Hibbing, les puits de mine ferment les uns après les autres et l'ambiance est plutôt morose. Les Zimmerman font sensation en achetant un des premiers postes de télévision de la ville, mais les programmes pour la jeunesse sont aussi rares qu'inintéres­sants. Alors, pour tromper l'ennui, Bobby se met à la musique.

 

Il pianote à l'occasion de visites en famille et achète une guitare bon marché après avoir tâté de la trompette et du saxophone. Comme tout le monde à l'époque il adore la country et par­dessus tout son roi : Hank Williams. Mais en bon "teen-ager" il se cherche bientôt des modèles d'un nouveau genre. James Dean est sa première vraie idole. La jeune vedette incarne, grâce à ses choix de comédien, l'incompréhension dont souffrent les ado­lescents. Bobby est un des premiers au collège à s'acheter un blouson rouge comme son héros dans La Fureur de vivre.

 

Dean meurt en 1955, dans l'accident de voiture qui le fait entrer dans la légende. Mais, à la même époque, une nouvelle star va bouleverser toute la jeunesse occidentale, Bobby en tête: «Entendre Elvis pour la première fois c'était comme s'échapper de prison. Longtemps pour moi la liberté ça a été de l'écouter chanter Blue Moon of Kentucky ». Elvis Presley interprète parfois des standards du. music-hall et de la country, mais avec une spontanéité qui frôle la provocation. Et il y a pire : non seulement il chante des morceaux écrits par des Noirs, mais il les chante comme eux! C'est plus qu'il n'en faut pour séduire un adoles­cent anticonformiste. La ségrégation est encore légale à l'épo­que. Un organisme comme le Conseil de citoyens blancs de l'Alabama peut impunément déclarer dans un communiqué: « Le rock'n'roll est sexuel, immoral et favorise le rapprochement entre les races. » Bobby aime les rockers blancs (il verra même Buddy Holly sur scène trois jours avant son accident d'avion fatal, début 1959), mais il leur préfère Little Richard, le cauchemar d'Abraham Zim­merman : un Noir à la sexualité ambiguë qui hurle des onomato­pées en jouant du piano avec les pieds! Et comme si ce n'était pas suffisant, Bobby partage cette passion avec une jeune fille, Echo Hestrom, dont les parents sont pauvres et chrétiens.

 

À la même époque, il fait ses premiers pas de rocker dans des groupes de teen-agers : les Jokers, les Shadow Blasters, les Gol­den Chords, Elston Gunn & the Rock Boppers... Des groupes de reprises dans lesquels il chante et joue, d'abord du piano, puis de la guitare. Les adultes détestent, les jeunes adorent, les filles surtout. Bobby en profite, quitte à froisser Echo qui va d'ailleurs finir par rompre. La nuit, il capte les radios noires qui diffusent du rythm'n'blues, une musique qui normalement n'intéresse guère les Blancs de son âge. Il se lasse progressivement du rock'n'roll qui, depuis l'incorporation d'Elvis, est devenu inoffensif, joué par de gentils garçons comme Fabian ou Frankie Avalon. Il se rend souvent à Minneapolis et Saint Paul, les métropoles les plus proches où il voit des concerts et fréquente de jeunes Noirs, en cachette de ses parents. Il s'oppose surtout à son père qui désapprouve tous ses choix : en matière de musique, comme en amitié et en amour. Bobby ne supporte plus l'esprit petit-bourgeois de son père. Difficile pourtant de parler de rébellion : il sait se rendre aimable quand c'est nécessaire... à 16 ans, il réussit à obtenir de lui une moto puis une voiture. Deux moyens supplémentaires pour jouer les jolis cœurs, quitter plus souvent Hibbing et... frôler la mort dans des accidents à répétitions.

 

Il s'intéresse de plus en plus au folk. Lors de la fête qui suit l'obtention de son diplôme de fin d'études secondaires, des amis de ses parents lui ont offert des 78 tours de Leadbelly. L'authen­ticité du blues acoustique du vieux maître le séduit tout de suite. De plus, la réputation sulfureuse de Leadbelly, emprisonné pour meurtre, fascine ce jeune rebelle qui depuis toujours se passionne pour les hors-la-loi. Il écoute aussi la chanteuse noire Odetta et Harry Belafonte, deux artistes qui ont popularisé le blues tradi­tionnel auprès du public blanc de l'époque. Cet été 1959, il sacrifie au rock'n'roll une dernière fois: il rejoint Bobby Vee, un jeune émule de Buddy Holly qui aura son heure de gloire au début des années 1960. Bobby Vee et son groupe les Shadows sont des semi-professionnels. Bob les a convaincus de le prendre comme pianiste, mais l'expérience est de courte durée: les pianos sont rares dans les clubs. Il ne joue pas aussi bien qu'il l'avait dit et a une fâcheuse tendance à venir à l'avant-scène pour taper dans ses mains! Dans son désir de liberté et d'émancipation il se cache derrière un pseudonyme. Après Elston Gunn, il choisit Bob Dillon, patro­nyme très courant dans le Midwest, puis change très vite pour Dylan. Bobby Zimmerman apprécie le poète gallois Dylan Tho­mas, son œuvre mais aussi l'aura maudite de l'alcoolique mort en 1953, à l'âge de 39 ans. Il restera pourtant toujours allusif sur les raisons qui ont motivé ce changement. À un journaliste pressant il répondra que ce choix a surtout profité à la notoriété de Thomas Dylan! Abraham Zimmerman, lui, est furieux. Il ne comprend pas pourquoi son fils ne veut pas porter son nom. Il le sera plus encore lorsque Bobby changera d'état civil, le jour même de ses 21 ans!

 

Totalement dépassé, incapable de communiquer avec son fils aîné, Abraham l'envoie dans une curieuse institution. Une sorte de cours d'été de redressement censé remettre Bobby dans le droit chemin. Le séjour ne dure que quelques semaines, mais finit de braquer l'adolescent contre l'autorité paternelle. À la rentrée universitaire de 1959, Bobby s'installe à Min­neapolis, dans le quartier bohème de Dinkytown. Il feint de suivre des études d'art pour rassurer ses parents, mais se consa­cre à la musique. Il se produit seul dans des bars du quartier. Il est épaté par la petite intelligentsia de Dinkytown. Il traîne sou­vent avec David Whitaker, un fumeur de marijuana partageur qui a roulé sa bosse et qui a rencontré les écrivains de la Beat generation : William Burroughs, Jack Kerouac et Allen Gins­berg. Whitaker encourage Bobby à persévérer. C'est sans doute chez lui qu'il découvre l'album de Woody Guthrie intitulé Dust Bowl Ballads.

 

Guthrie est une figure historique. Il est né en 1912 à Okemah, un trou perdu de l'Oklahoma. À 16 ans, orphelin, il est parti sur les routes sans un sou. Il suffit de lire Les Raisins de la colère de Steinbeck pour avoir une idée de ce qu'a pu être l'existence de ces vagabonds que l'on appelait des « hoboes ». Engagé poli­tiquement, Guthrie a écrit plus d'un millier de chansons très inspirées du blues noir et du folklore anglais ou irlandais. Sur sa guitare on pouvait lire un slogan devenu fameux: «Cette machine tue les fascistes ». Avec son morceau le plus célèbre, This Land Is Your Land, il a donné une dignité aux petites gens et aiguisé leur conscience politique. Il était résolument à gauche, à un point tel que sa ville natale se refuse encore aujourd'hui à honorer dignement sa mémoire.Après la découverte fulgurante du disque de Guthrie, Bobby lit son autobiographie: Bound for Glory. C'est une révélation. Il dévore le livre puis se jette sur le reste de l'œuvre de sa nouvelle idole: il apprend deux cents de ses chansons. Il prend ses inflexions de voix, porte la même casquette que lui. Il s'exerce à jouer de l'harmonica en s'accom­pagnant à la guitare grâce à un porte-harmonica. Plus tard, il prétendra parfois être passé au folk pour plaire aux filles. En réalité, depuis sa découverte d'Odetta, il est fasciné par cette musique. Guthrie finit de le convaincre, mais pas uni­quement pour des raisons politiques. Le jeune Dylan admire la simplicité efficace de sa poésie, mais aussi son style de vie marginal et son donjuanisme effréné.

 

Il est tombé amoureux d'une jeune actrice charmante, Bonnie Jean Beacher, elle aussi passionnée de blues. Deux ans plus tard, elle lui inspirera une magnifique chanson de nostalgie amou­reuse, Girl from the North Country. Pour l'instant, il lui parle parfois de mariage et d'enfants, mais ça ne l'empêche pas d'aller voir ailleurs. Comme Guthrie, il prend toutes sortes d'arrange­ments avec la morale bourgeoise. Il lui arrive ainsi de subtiliser des collections de disques chez les gens qui l'accueillent. Suivant l'exemple de Guthrie et Kerouac, il prend la route pendant l'été 1960 et se retrouve à Denver dans le Colorado. Là, il rencontre Jesse Fuller, le bluesman homme-orchestre de San Francisco. Dylan prétendra longtemps avoir connu Woody Guthrie et croisé de nombreux maîtres bluesmen quand il était adolescent. En réalité, Jesse Fuller est le premier musicien influent qu'il fréquente. Ce qui n'est pas si mal si l'on considère qu'il a tout juste 19 ans.

 

De retour à Minneapolis, après un crochet à Hibbing - la taille provinciale de la ville le désespère -, il a le plaisir d'être félicité par Odetta qui l'a vu jouer dans un café, mais cela n'est pas suffisant. Il veut partir pour New York. C'est là, dans le quartier bohème de Greenwich Village que le folk est le plus excitant. Et puis, il sait désormais que Guthrie est hospitalisé, depuis 1952, dans la banlieue de New York, et il est décidé à lui rendre visite. En décembre, il quitte donc Minneapolis. Il fait d'abord une étape galante à Chicago, puis s'arrête à Madison dans le Wisconsin où il assiste à un concert de Pete Seeger, un chan­teur-banjoïste très engagé, compagnon de route de Woody Guthrie. Cela l'incite à poursuivre l'aventure. Mais le voyage coûte cher. Coup de chance! Il rencontre Fred Underhill, un étudiant en route pour New York. Ce dernier a trouvé une place dans une voiture et cherche un autre passager pour partager le volant.