Chapitre 10
Not Dark Yet
(1997-2001)
À l'automne 1996, Daniel Lanois reçoit une cassette
avec de nouveaux morceaux. Le rendez-vous est pris pour le mois de janvier
1997, dans un vieux cinéma de Miami. Pour la première fois Dylan enregistre un
album original avec le groupe du Never Ending Tour. Le bassiste Tony
Garnier joue un rôle essentiel. Il a réussi depuis plusieurs années déjà à
combler le vide laissé par le départ de G. E. Smith. Plusieurs invités
se joignent au groupe et à Lanois: au piano Jim Dickinson, un vétéran
des studios du Sud, à l'orgue et l'accordéon Augie Meyers, ex-Sir
Douglas Quintet et accompagnateur de Doug Sahm, à la guitare Duke Robillard
(Fabulous Thunderbirds). L'ambiance est excellente. Dylan se sent en
confiance. Comme à son habitude il fait peu de prises, change la tonalité ou le
tempo à tout bout de champ sans prévenir les musiciens, mais la complicité est
telle que tout le monde suit. Au bout de onze jours il reprend la route,
laissant Lanois travailler seul sur les bandes.
Le 5 avril 1997, il apprend le décès de son ami Allen
Ginsberg. Le poète était à ses côtés depuis le début des années soixante.
Il a toujours admiré son écriture et l'a soutenu dans bien des épreuves. Il
était là aussi dans les moments plus heureux. C'est lui qui a peint les cartons
brandis puis jetés par Dylan pendant le tournage de Subterranean
Homesick Blues dans Don't Look Back. Il était là aussi pendant la
Rolling Thunder Revue et le tournage de Renaldo and Clara. Il
meurt à 70 ans d'une crise cardiaque dans son appartement de New York. Le soir
même Dylan lui dédie une de ses plus belles compositions, Desolation Row .
Le 24 mai, il fête son 56e anniversaire
en famille dans la maison de Malibu. Il se plaint à une de ses filles de
douleurs dans la cage thoracique. Après un coup de fil à un ami médecin, il est
hospitalisé à Los Angeles dans un état grave. Aucun rapport avec son
anniversaire, il souffre d'une péricardite - une infection du sac qui protège
le cœur: c'est un champignon microscopique inhalé près d'une rivière qui serait
à l'origine du mal. Il est très faible et son état inquiète le personnel
soignant. Le 2 juin, Columbia publie un communiqué rassurant qui évoque une
convalescence de quatre à six semaines. Dylan aurait attendu trop longtemps
pour consulter mais l'infection est maîtrisée. Au passage il n'a pas perdu son
sens de l'humour: «Je suis content d'aller mieux. J'ai vraiment cru que
j'allais bientôt revoir Elvis. »
À
défaut de se présenter devant saint Pierre il rencontre son successeur: le 27
septembre 1997, il joue au Congrès eucharistique de Bologne devant Jean-Paul II
! Pendant le court set de trois morceaux, on voit le souverain pontife faire un
somme, alors qu'il a insisté pour que Dylan joue Blowin'in
the Wind. Pour être honnête, quelques jours avant le concert, il a aussi
demandé qui était «ce Bob Dylan » ...
Les fans sont outrés: qu'est-ce que fait l'ancien
chantre de la contre-culture dans cette galère? Pour lui, c'est un concert
comme un autre. Il a déjà joué pour des galas d'entreprises grassement payés et
il ne voit pas de différences avec ce concert-là. Et puis comme il le dit
lui-même: «C'est le pape. Il n'yen a qu'un. Pas vrai? » ...
L'épisode est vite oublié car, le 30 septembre,
sort Time Out of Mind, l'album
enregistré avec Lanois. D'emblée les médias parlent de renaissance. Elvis
Costello, fan de toujours devenu un proche, déclare que c'est son meilleur
disque. La tonalité d'ensemble assez sombre et résignée laisse apparaître de
nouveau une certaine religiosité, sans le prosélytisme de la période
chrétienne; plutôt comme en écho aux origines du blues et du country and
western. Plusieurs morceaux surprennent, comme Lovesick
, dont l'introduction ressemble à du reggae joué par le duo new yorkais Suicide!
La dernière chanson, Highlands, dure plus de 16
minutes. Lorsqu'un ponte de CBS lui a conseillé de graver une version plus
courte, Dylan, toujours amène avec sa maison de disques, lui a rétorqué: «
C'est la version courte ! » Il y a même un tube en puissance, une ballade
écrite initialement pour Billy Joel, To Make
You Feel My Love. C'est Garth Brooks, la star de la country FM,
qui va obtenir un succès phénoménal avec cette chanson. La même année, un site
Internet officiel est consacré à Dylan. A contrario des réticences de toutes
les autres maisons de disques, Sony-CBS favorise le téléchargement d'extraits
de concerts. L'initiative ravit évidemment les fans. Plusieurs morceaux
proposés sur le site vont ensuite servir de faces B pour des singles extraits
de Time Out of Mind.
Autre
première : Dylan crée son propre label, Egyptian Records. Il sort un album
hommage à Jimmie Rodgers, le pionnier de la musique country. The Songs of Jimmie Rodgers - a Tribute, réunit
plusieurs de ses amis dont Bono, Van Morrison, Jerry Garcia
et Willie Nelson. Quelques mois plus tard, les Dylan, père et fils,
raflent plusieurs récompenses aux Grammy Awards. Pas de pause pour
autant, les tournées reprennent dans la foulée, dont une partagée avec Van
Morrison et Joni Mitchell.
Dylan est plus concentré que jamais. Il est arrivé
à un parfait équilibre entre ses nouvelles compositions et ses anciens succès,
chansons acoustiques et rocks échevelés. Il est comblé par la réception du
disque et des concerts. Il décide donc d'autoriser la sortie d'un document très
attendu: le fameux concert de Manchester en 1966 avec les Hawks, rebaptisé
The Bootleg Series Vol. 4 : BobDylan Live 1966.
Fort de son expérience avec Biograph et The Bootleg Series Vol. 1-3, il ne laisse
désormais publier des témoignages de son glorieux passé que s'il trouve son
actualité assez forte pour soutenir la comparaison, histoire de ne pas passer
pour une pièce de musée.
En 1999 il tourne avec Paul Simon. Chaque
soir, ils chantent ensemble trois morceaux, laissant derrière eux un public
soufflé par la superbe version lente du hit de Simon and Garfunkel, The Sounds of Silence. À la même époque, il modifie
la composition du groupe: il congédie Bucky Baxter, l'ancien
accompagnateur de Steve Earle, joueur de pedal steel guitar, et le
remplace par Charlie Sexton, ancien enfant prodige du rock qui a connu
son quart d'heure de gloire dans les années quatre-vingt comme chanteur pop.
Sexton est un excellent guitariste et un très bon
chanteur, dont les harmonies vocales font merveille sur certains titres comme Blowin'in the Wind. Avec Sexton à la guitare, le
multi-instrumentiste Larry Campbell, le vétéran Tony Garnier à la
basse et l'ancien batteur de Jerry Garcia, David Kemper, Dylan tient un
de ses meilleurs groupes de scène. Le public français aura l'occasion de s'en
rendre compte un an plus tard, le 3 octobre 2000 pour un concert au Zénith
de Paris.
Toujours en 1999, il participe à un concert
caritatif organisé par Eric Clapton, accompagné par le groupe de ce
dernier. Il fait également une apparition remarquée dans le feuilleton comique Dharma
& Greg. Il y prend tellement de plaisir que son entourage évoque le
lancement d'un show télévisé dans lequel il recevrait des invités et jouerait
des sketches ! L'ambiance serait donc
au beau fixe s'il ne perdait coup sur coup deux vieux amis : le Texan Doug
Sahm, le 18 novembre 1999, et Rick Danko du Band, le 9
décembre. Mais le pire est encore à venir, même s'il a eu le temps de s'y
préparer. Au tout début de l'année 2000, Beatty Zimmerman, sa mère âgée
de 84 ans, apprend qu'elle a un cancer. Elle meurt le 25 janvier, laissant derrière
elle ses deux fils, neuf petits-enfants et une flopée d'
arrière-petits-enfants. Beatty a toujours été le pilier de la famille. Elle
avait même réussi à conserver des relations normales avec Sara. C'était
souvent chez elle que se retrouvait tout le monde pour les fêtes ou les
anniversaires.
À 58 ans, Bob est orphelin. Ses enfants sont
grands. Personne ne l'attend. Personne à part des milliers de spectateurs
chaque soir. Il vit sur la route, « comme une pierre qui roule », dans un bus
confortable mais sans luxe ostensible. Il ne semble plus vivre que pour les
chansons. Il continue de se passionner pour les origines de la musique
populaire. Sur scène il multiplie les reprises les plus obscures: les
traditionnels Duncan & Brady et Somebody Touched Me, Searching
for a Soldier's Grave des Anglin Twins, I’m
the Man, Thomas , des Stanley Brothers ... Il lui arrive aussi de
chanter ses idoles d'enfance comme lorsqu'il reprend Return
to Me de Dean Martin pour la série télévisée Les Sopranos.
Depuis Time Out of
Mind, le seul nouveau morceau original commercialisé est Things Have Changed, écrit pour le film Wonder
Boys avec Michael Douglas. Il fait l'objet d'un single et figure sur une
nouvelle compilation, The Best of Bob Dylan Vol. 2,
sortie au printemps 2000. Ce titre (qui a de faux airs de Seven Days, offert jadis à Ron Wood) lui vaut
son premier Oscar en avril 2001. Il faut croire qu'il en est particulièrement
fier puisque, dès le soir suivant, alors qu'il est en tournée en Australie, la
statuette dorée trône en évidence sur son ampli. Things
Have Changed figure également
sur une compilation live agencée par les Japonais, intitulée Live 1961-2000.
2001 est aussi l'année de son soixantième
anniversaire. Un jour célébré par des dizaines de milliers de fans à travers le
monde qui organisent des manifestations avec concours d'imitateurs,
projections de films ... Dylan, de son côté, refuse toute récupération de cet
anniversaire par sa maison de disques. Il préfère s'enfermer en studio avec Augie
Meyers. Là, il s'installe au piano, n'en décolle plus pendant quinze jours
et met en boîte autant de morceaux ...
Et si à 60 ans, il était encore « occupé à naître»
?