If You Gotta Go, Go Now (1965-1966)
Dylan rentre en studio à New York, début
janvier 1965, pour enregistrer son premier album électrique. Fin 1964, déjà, le
producteur Tom Wilson avait précipité le mouvement, en ajoutant un
accompagnement rock à d'anciens morceaux acoustiques dont une version de House of the Rising Sun. Il faut dire que Dylan avait
été marqué par la relecture sauvage que le groupe anglais, les Animals,
venait de donner du même morceau. Pourtant, il n'est guère séduit par l'initiative
de Wilson. Il commence les sessions de l'album avec John Sebastian du Lovin'
Spoonful à la basse. Il envisage d'abord de faire un autre disque folk,
mais certaines de ses nouvelles compositions très rythmées comme Subterranean Homesick Blues ou Maggie's Farm ne s'y prêtent guère. Après plusieurs
essais infructueux, il enregistre finalement plusieurs chansons avec des musiciens
dont John Hammond, Jr., le fils de John Hammond (ce dernier concocte,
depuis un moment, un mélange de blues et de rock électrique qui passionne
Dylan).
Il
ne veut pas pour autant écarter les morceaux acoustiques écrits l'été précédent
comme Mr Tambourine Man ou Gates of Eden. Le disque intitulé Bringing it All Back Home sort le 22 mars
1965. La première face comporte les influences électriques tandis que la
deuxième est exclusivement acoustique. Mine de rien, Dylan vient d'inventer le
folk-rock: une nouvelle manière à la fois plus pop et plus agressive
d'interpréter les musiques traditionnelles américaines.
Juste après la sortie de cet album, les
Byrds, qui comptent en leur sein d'anciens folkeux de la scène de
Greenwich, obtiennent un succès phénoménal avec une version électrique de Mr Tambourine Man. L'année précédente, l'éditeur de
Dylan a fait circuler des maquettes de quelques titres susceptibles d'être
repris. Les Byrds ont jeté leur dévolu sur celui-ci et l'ont adapté en y
ajoutant une rythmique rock, des arpèges de guitare électrique 12 cordes et des
harmonies vocales dignes des Beatles. La première fois que Dylan entend
leur version, il s'exclame: «Houa ! On peut danser là-dessus! »
Par la suite, les Byrds enregistreront de
nombreuses autres chansons de Dylan, et leurs guitaristes, McGuinn et Crosby,
deviendront ses amis. Dans leur sillage, tout le monde veut reprendre Dylan
dans des versions rock: le duo Sonny and Cher obtiendra un tube avec All
I Really Want to Do, les Turtles reprendront Love
Minus Zero/No Limit et It Ain't Me Babe.
On verra aussi apparaître des imitateurs un peu partout, Barry McGuire
aux États-Unis, Donovan en Grande-Bretagne et... Antoine en
France.
Peu de temps après la sortie de l'album,
Dylan part en Grande-Bretagne pour une série de concerts. C'est sa dernière
tournée en solo. L'Angleterre lui réserve un accueil digne de ses groupes pop.
Des groupies font le pied de grue devant les hôtels où il réside. Les
Beatles et les Stones lui rendent visite. Les concerts acoustiques l'ennuient, il est déjà ailleurs,
fasciné par l'explosion du rythm'n'blues britannique. Une session d'enregistrement
a même lieu à Londres avec John Mayall, le parrain du blues anglais.
Parmi les musiciens présents figure un jeune guitariste encore timide qui va
devenir un proche de Dylan, il s'appelle Eric Clapton. Mais la session
est un peu trop arrosée et ne débouche sur rien. La tournée est filmée, caméra
sur l'épaule, par le documentariste D. A. Pennebaker. Le film, qui ne sera
projeté qu'en 1967, s'intitule Don't Look Back, on y découvre un nouveau
Dylan. Il évolue au milieu d'une petite cour où se croisent l'artiste Bob
Neuwirth, Grossman, Joan Baez, le poète beat Allen Ginsberg et Alan
Price, l'organiste des Animals. Il donne des interviews absurdes et
pleines de fiel. On le voit dans une chambre d'hôtel rabrouer publiquement le
jeune Donovan qui vient lui faire écouter ses chansons. L'ennui que lui
inspire le milieu folk, la fatigue excessive et une consommation croissante
d'amphétamines le rendent franchement hautain, voire tyrannique. Il est odieux
avec Joan Baez qui l'a accompagné là avec l'espoir vain d'un renvoi
d'ascenseur. Elle pensait que Dylan allait la présenter au public anglais comme
elle l'avait fait pour lui en Amérique.
Non seulement la reine du folk ne cadre
plus avec ses visions électriques, mais leur relation amoureuse touche à sa
fin. Depuis un moment, il courtise une femme qu'il a rencontrée chez les
Grossman à Wood stock. C'est une jeune mère divorcée, elle s'appelle Sara
Lownds. Outre sa beauté (elle a été hôtesse dans un club Playboy), Dylan
apprécie sa douceur, son caractère effacé et le fait qu'elle n'a aucune
admiration pour lui. La femme de Grossman raconte même qu'elle l'a d'abord
confondu avec le chanteur de variétés Bobby Darin ! Quand Joan Baez vient en
Grande-Bretagne avec Dylan, celui-ci est déjà l'amant de Sara et un amant très
épris (même si cela ne l'empêche pas de courtiser en vain Marianne Faithfull,
ni d'avoir une aventure avec une chanteuse anglaise de 16 ans, Dana Gillespie).
Dès la fin de la tournée, il part en vacances au Portugal avec Sara.
À son retour à New York, en juin 1965, il
entame l'enregistrement d'un nouvel album électrique, moins de trois mois après
la sortie du dernier disque! Deux musiciens ont une influence considérable
pendant ces cessions: le guitariste du Paul Butterfield Blues Band, Mike
Bloomfield, qui lui apporte la fougue électrique qu'il recherche, et
l'organiste Al Kooper au son chaud et brut. Leurs instruments s'imposent
sur Like a Rolling Stone , le premier single
publié alors que l'album n'est pas entièrement enregistré. C'est tout de suite
un énorme succès. L'auditeur est pourtant obligé de se relever pour entendre la
chanson en entier. C'est la première fois qu'un tube est si long qu'il occupe
les deux faces d'un 45 tours!
Il faut croire néanmoins que ce déferlement
d'électricité n'est pas du goût de tout le monde. Fin juillet, Dylan se rend,
comme il en a l'habitude, au festival folk de Newport, sans imaginer quel
scandale il va causer. Le premier jour, il joue acoustique sur une petite scène
et tout se passe bien, mais il décide de répéter quelques morceaux électriques
pour le lendemain. Il recrute au pied levé des musiciens du Paul Butterfield
Blues Band. Ce groupe mixte a déjà connu des problèmes pendant le festival.
Certains organisateurs doutaient que des Blancs pussent jouer le blues... Alan
Lomax, le musicologue, respecté dans le milieu folk, les a présentés au public
de façon quasi insultante. À sa sortie de scène, il a été agressé physiquement
par Albert Grossman choqué par le procédé.
Le 25 juillet au soir, Dylan monte sur la
grande scène avec Mike Bloomfield, Al Kooper et la rythmique
noire du Paul Butterfield Blues Band. Une Fender Stratocaster portée en
bandoulière sur une veste en cuir noir cintrée, il n'a plus rien à voir avec le
gosse débraillé qui foulait les planches du festival trois ans auparavant. Il joue trois morceaux électriques, Maggie's Farm ,
Like a Rolling Stone et It Takes a Lot to
Laugh . Les versions, aussi fulgurantes que chaotiques,
sont desservies par une sonorisation de mauvaise qualité. Pete Seeger,
organisateur et caution morale du festival, tente en vain d'aller jusqu'à la
console installée dans le public pour faire baisser le son. La foule hurle et
hue tant et si bien que Dylan part en coulisses à la fin des trois chansons. Le
chanteur country Johnny Cash, qui le soutient depuis ses débuts chez
Columbia, le trouve au bord des larmes. Il lui met une imposante guitare
acoustique Gibson entre les mains et le renvoie sur scène. Dylan parvient
presque à calmer le jeu en interprétant It's AIl Over
Now, Baby Blue et Mr Tambourine Man .
Peine perdue, il a trahi l'idéal intransigeant du public folk bien-pensant.
Pendant ce temps, Grossman jubile: rien de tel qu'un scandale pour assurer une
bonne promotion.
Convaincu
à juste titre d'être sur la bonne voie, Dylan retourne illico enregistrer des
compositions résolument électriques, toujours avec Mike Bloomfield. Highway 61 Revisited sort à la fin du mois
d'août. Même si l'accompagnement sait se faire délicat sur Ballad of a Thin Man et Desolation
Row , ce que l'on retient à l'époque c'est surtout la fougue mal peignée
de Like a Rolling Stone, Tombstone Blues ou du morceau-titre. La sortie de
l'album coïncide avec le début d'une tournée américaine.
Dylan ne veut plus jouer tout seul sur
scène, mais les musiciens du Butterfield Blues Band doivent honorer leurs
propres engagements.Bloomfield conseille à Dylan de rencontrer un jeune
guitariste canadien du nom de Robbie Robertson, passionné de blues comme
lui et très influencé par des musiciens de rockabilly tels que James Burton.
Robertson fait partie d'un groupe, les Hawks. Ensemble, ils ont
longtemps accompagné Ronnie Hawkins, un rocker venu de l'Arkansas et
installé au Canada.
Ils ont fini par se lasser de ses combines
financières et jouent seuls depuis quelques mois. Outre Robbie Robertson, le
groupe compte trois autres Canadiens, Garth Hudson à l'orgue et au
saxophone, Rick Danko à la basse, Richard Manuel au piano et un
natif de l'Arkansas à la batterie, nommé Levon Helm. Dylan engage Robertson
et Helm pour la tournée. Ils se joignent à l'organiste Al Kooper et au
bassiste Harvey Brooks.
Le premier concert a lieu le 28 août au
stade de Forrest Hill. Dylan propose ce soir-là un set qu'il va
reproduire presque à l'identique pendant un an: il commence par jouer seul à la
guitare acoustique avec son porte-harmonica puis, après un entracte de quinze
minutes, il est rejoint par le groupe électrique. Deux concerts plus tard, Brooks
et Kooper, peut-être découragés par l'incompréhension du public, s'en
vont et sont remplacés par le reste des Hawks. L'accueil est variable: parfois
c'est un triomphe comme dans le Texas, mais souvent le passage électrique est
copieusement sifflé. Dylan s'en moque. Un soir où Levon Helm se félicite de
l'accueil du public, Dylan rétorque: «J'aurais préféré qu'ils nous huent. C'est
une bonne publicité. Ça fait vendre des billets. »
Sa vie sociale a changé aussi. Finies les
nuits de bohème dans les petits cafés de Greenwich. Un soir, agacé par les
critiques de son compagnon des débuts, Phil Ochs, il l'éjecte de sa
voiture. Il traîne avec Brian Jones des Rolling Stones. Par le
biais de son ami peintre et chanteur Bob Neuwirth, il fréquente la
Factory d'Andy Warhol. Il a une aventure avec une des égéries de Warhol,
Edie Sedgwick, qui lui inspire trois chansons: Leopard
Skin Pill-Box Hat, She's Your Lover Now
et Just Like a Woman. Il rencontre Marlon
Brando et lui pique sa maîtresse. Nico déjà croisée à Paris et à Londres se
verrait bien elle aussi en égérie dylanienne, mais toutes ces dames sont fort
surprises d'apprendre qu'il a épousé Sara Lownds dans le plus grand secret le
22 novembre 1965. Il a aussi officiellement adopté sa fille, Maria. Sara est
enceinte de leur premier fils, Jesse. Malgré son attitude volage, Dylan a
toujours envisagé le mariage. Le féminisme n'est pas tellement son fort et une
des principales qualités qu'il cherche chez une femme, c'est de savoir faire de
bons gâteaux (dixit sa première fiancée Echo Helstrom). Peu d'informations ont
filtré sur les talents de pâtissière de Sara, mais elle a toujours aspiré à une
tranquille vie de famille - le havre de paix idéal pour Bob entre deux tournées
incendiaires.
Car il ne renonce pas aux concerts, l'automne
n'en compte pas moins de 38. Il réussit dans le même temps à enregistrer avec
les Hawks un single inédit: Can You Please Crawl Out Your Window ?. Dès le début de
l'année 1966, il repart en tournée, d'abord en Amérique du Nord, puis en
Australie et finalement en Europe. L'accueil n'est pas très chaleureux aux
antipodes, mais ce n'est rien par rapport à ce qui l'attend en Europe. Pour
tenir ce rythme effréné, les déplacements, les interviews et les conférences
de presse, Dylan prend toujours plus de drogues. L'héroïne s'ajoute maintenant
aux amphétamines. Le cocktail le rend agressif et nerveux, il reste souvent
sans dormir plusieurs jours de suite. De plus, une fois arrivée en Europe, la
tournée est filmée sous tous les angles par D.A. Pennebaker (déjà
réalisateur de Don't Look Back).
Sur scène le groupe est de plus en plus
efficace. Mickey Jones a remplacé Levon Helm qui ne supportait plus
d'être hué un soir sur deux. Il a bien fait de partir avant les concerts en
GrandeBretagne! Les amateurs de folk britanniques attendent Dylan le couteau
entre les dents et pas seulement au sens figuré. À Glasgow, dans l'hôtel où il
réside après le concert, il est agressé par un maître d'hôtel qui lui monte son
petit déjeuner. Le type l'insulte, l'accuse d'avoir trahi le folk et blesse
d'un coup de couteau un garde du corps qui tente de l'éloigner! Le ressentiment
des Britanniques dépasse tout ce que les musiciens ont pu endurer jusque-là.
Les insultes sont fréquentes pendant les spectacles et Dylan, les nerfs à vif,
jette de l'huile sur le feu en jouant très fort. Plusieurs concerts anglais
sont enregistrés pour le film, celui de Manchester a donné un célèbre disque
pirate (on a longtemps cru à tort qu'il s'agissait d'un concert au Royal
Albert Hall de Londres). Le disque légal du concert finira par sortir en
1998 sous le titre de The Bootleg Series Vol. 4 Bob
Dylan Live 1966. On y entend toute la morgue et la nervosité du
chanteur, qui, à un moment, intime vertement aux Hawks de jouer plus fort :
«Play fuckin' loud!» Il est tellement agressif que cela se retourne même contre
ses amis: Paul McCartney est très fier de lui faire écouter un nouveau
titre des Beatles pour avoir son avis. Dylan quitte la pièce sans dire
un mot...
À
Paris ça ne se passe pas mieux. Il est tellement défoncé qu'il refuse d'abord
de sortir de la loge. Une fois sur scène, il lui faut vingt minutes pour
s'accorder. Et le public, en majorité étudiant, supporte très mal le drapeau
américain qui fait office de fond de scène. Ça n'empêche pas Dylan de passer
deux soirées chez Johnny Hallyday à écouter des disques, ni de rencontrer
Françoise Hardy. En mai 1966 sort le premier double album de l'histoire
du rock: Blonde on Blonde. Dylan
l'a enregistré avant la tournée australienne.
Il a d'abord travaillé avec les Hawks à New
York, puis est parti avec Robertson et Al Kooper à Nashville. Là,
il s'est entouré de musiciens de studio spécialisés dans la country - des
professionnels qui ont l'habitude de finir leurs journées vers 18 heures et
qui, grâce à lui, se sont retrouvés à jouer aux cartes jusqu'à 4 heures du
matin en attendant qu'il ait fini d'écrire ses paroles. Tout ça pour l'entendre
hurler "Tout le monde doit se défoncer" sur le refrain d'un rock de
bastringue intitulé Rainy Day Women # 12 & 35
!
Le disque n'a rien de country, il mêle
folk-rock tendre (I Want You , Just Like a Woman),
pop (Absolutely Sweet Mary) et blues nerveux (Leopard Skin Pillbox Hat). Dylan s'offre le luxe
d'une autre première: il enregistre Sad Eyed Lady of the Lowlands, une chanson tellement
longue qu'elle occupe une face entière. Tout est nouveau, jusqu'à la pochette:
le portrait est flou et on ne voit ni le nom de l'artiste, ni le titre du
disque!
En un an et demi, Dylan a sorti trois
albums et enchaîné cinq tournées qui ont révolutionné la musique populaire
occidentale. D'autres concerts l'attendent. Il doit mettre la dernière main au
fameux livre qu'il a proposé à un éditeur et monter le film de la dernière
tournée européenne. Mais l'été est là. Au bord de l'épuisement nerveux et
physique, il décide d'aller retrouver sa famille à Woodstock.