1966-1970 : I'll Be your Baby Tonight 

 

Le 25 juillet 1966, Dylan repart à moto (une Triumph 650 Bon­neville) de chez son manager, près de Woodstock. Arrivé en haut d'une côte, il se trouve un bref instant aveuglé par le soleil. Pris de panique, il freine brusquement et passe par-dessus la moto. Heureusement, Sara le suit en voiture et l'emmène à l'hôpital. Là, outre des contusions sans grande gravité, on diagnostique un déplacement des vertèbres cervicales. Il reste hospitalisé quelques jours, porte une minerve, se remet assez vite et téléphone lui-même à ses musiciens pour leur annoncer l'annulation des concerts prévus pour le mois d'août.

 

Ensuite on l'installe chez un médecin de Wood stock, dans un grenier, pour une longue période de convalescence. Plusieurs visiteurs, dont Allen Ginsberg, sont surpris de le trouver en bonne forme alors que les rumeurs les plus alarmistes ont couru sur son état. Cet accident a nourri bien des polémiques. On a même prétendu que c'était une invention de son manager pour lui permettre de se mettre au vert et de se désintoxiquer. En réalité il y a bien eu un accident, mais la rumeur a exagéré sa gravité. Et plus que l'accident lui-même, c'est la convalescence dans le grenier du docteur qui va avoir des conséquences sur la carrière et la vie de Dylan: il passe son temps à réfléchir en écoutant les 0iseaux, les enfants et la pluie. Il se remet autant de la fatigue accumulée que de ses blessures. On dit qu'au moment de l'accident il n'avait pas dormi depuis trois jours. Et au-delà de ces trois nuits blanches, il y a des mois et des mois d'excès en tous genres et de travail harassant.

 

Pendant ce temps, Grossman attend son rétablissement. Il y a tant de contrats à honorer: le film à finir, le livre à rendre, la tournée reportée... Bob apprécie de plus en plus ce repos forcé et trouve son manager trop pressant. Peu à peu, il se trouve de nouvelles priorités et sa vie de famille est en tête de liste. De retour à la maison, il travaille à son rythme au montage du film sur la tournée électrique avec Howard Alk, présent sur le tournage, et Robbie Robertson, appelé à la rescousse. Le visionnage des rushes lui révèle a posteriori la sauvagerie des­tructrice de son style de vie passé. Dans la scène d'ouverture du film Eat the Document, on le voit au George V, à Paris, sniffer ouvertement une poudre qui déclenche son hilarité! Le montage, plutôt chaotique, restitue bien la folie de la tournée européenne. Avec une sorte de masochisme complaisant, Dylan y glisse de nombreuses interviews de fans anglais qui le conspuent et lui conseillent de rentrer chez lui. Voilà au moins un conseil qu'il aura écouté!

 

Grossman comprend que son poulain a décidé de prendre du recul. En mars 1967, pour tromper l'attente du public, il sort Leopard Skin Pill-Box Hat en single puis une première com­pilation intitulée Bob Dylan' s Greatest Hits, le plus gros succès commercial de Dylan aux États-Unis (3 millions d'exemplaires vendus à ce jour). La première du film Don't Look Back a lieu à San Francisco le 7 mai. En deux ans, l'électricité est passée par là, Dylan a enregistré trois albums rock et le temps des protest songs semble bien révolu. Bref, le film n'est plus vrai­ment d'actualité, mais marche tout de même assez bien en Cali­fornie et à New York.

 

De son côté, l'exilé volontaire prend son temps. Il est las du cycle infernal des tournées. Il veut pouvoir composer et jouer de la musique sans subir d'impératifs financiers. Les autres membres des Hawks viennent rejoindre Robertson. Ils vivent ensemble dans une grande maison assez ordinaire, peinte en rose, rebaptisée Big Pink. Dès le printemps 1967, Dylan retrouve régulièrement ses musiciens. Un matériel d'enregistre­ment rudimentaire est d'abord installé chez lui, puis dans la cave des Hawks. Les journées commencent par une séance de fumette, puis ce petit monde enregistre en toute décontraction des reprises comme  People Get Ready des Impressions ou Folsom Prison Blues de Johnny Cash. C'est Garth Hudson qui déclenche le magnétophone, en l'absence d'ingénieur du son. Richard Manuel se retrouve batteur puisque Mickey Jones est rentré chez lui en Californie. Levon Helm ne reviendra que quelques mois plus tard, quand les Hawks, devenus The Band, enregistreront en secret leur premier album, Music from the Big Pink.

 

Au fil des mois, jusqu'en novembre 1967, Bob Dylan et les Hawks enregistrent de plus en plus de compositions originales. La retraite de Wood stock est toute relative puisque, en 1967, il compose une cinquantaine de chansons. Il écrit parfois seul (I Shall Be Released, You Ain't Going Nowhere) mais aussi en collaboration avec Richard Manuel (Tears of Rage) ou avec Rick Danko (This Wheel's on Fire). Très vite des bandes circulent dans l'entourage de Dylan et chez certains édi­teurs, sans doute sous l'impulsion de Grossman qui entend bien rentabiliser ces chansons inutilisées. Dès novembre 1967, Peter, Paul & Mary rentrent dans les charts avec leur version de Too Much of Nothing. C'est le début d'une longue série. Tout le monde veut son inédit de Bob Dylan, qui va gagner beaucoup d'argent grâce à trois tubes par procuration: You Ain't Going Nowhere par les Byrds, The Mighty Quinn par Manfred Mann et This Wheel' s on Fire  par Julie Driscoll and the Brian Auger Trinity.

 

Le grand public devra attendre 1975 pour découvrir, sous le nom de Basement Tapes, ces enregistrements domestiques au son souvent imparfait. D'ici là, le marché parallèle va pouvoir en faire ses choux gras. En 1969, un bootleg intitulé Great White Wonder présentera, entre autres raretés, cinq morceaux provenant de ces sessions. Beaucoup d'autres suivront, mais cet album a la particularité d'être le premier pirate de l'histoire du rock.

 

Au mois d'octobre, Dylan délaisse peu à peu la cave des Hawks pour se consacrer à l'écriture d'un nouvel album. Il pense d'abord à l'enregistrer avec les Byrds, mais le manager de ces derniers décline l'offre sans même les prévenir. Dylan, vexé, appelle des musiciens de Nashville qu'il connaît depuis les ses­sions de Blonde on Blonde: Charlie McCoy à la basse, Kenneth Butrey à la batterie et Pete Drake à la guitare slide. En trois jours, ils enregistrent un album de country-folk paisible qui détonne dans le paysage psychédélique de l'époque. La mode en 1967, depuis la sortie de Pet Sounds des Beach Boys et de Sgt Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles, est à la pop sophistiquée voire alambiquée et expérimentale.

 

John Wesley Harding, sorti pour les fêtes de fin d'année, surprend les auditeurs. Ni les nostalgiques des protest songs ni les amateurs de la période rock n'y trouvent leur compte. Des chansons comme  The Ballad of Frankie Lee and Judas Priest et I Pity the Poor Immigrant, pourtant superbes, désarçonnent le public en ces temps de contestation hippie, car elles regorgent d'allusions à la Bible. Le disque rencontre tout de même un certain écho chez les musiciens: Jimi Hendrix va obtenir un immense succès avec sa version d'All Along the Watchtower cautionnée par Dylan lui-même. On peut penser qu'il a aussi inspiré le mouvement country-rock et, au-delà, tous les groupes qui, comme Creedence Clearwater Revival, jouent un rock'n'roll simple, proche des musiques traditionnelles américaines.

 

Dans la foulée de l'album, Dylan se retrouve sur scène, bien plus tôt qu'il ne l'aurait souhaité.

 

Woody Guthrie est décédé en octobre 1967. En janvier 1968, un concert hommage est organisé au Carnegie Hall avec des figures du folk comme Odetta, Judy Collins et Pete Seeger. Dylan et les Hawks donnent ce soir-là des lectures plutôt rock de trois classiques de Guthrie et surprennent le public essentiellement composé de puristes du folk. Dans les coulisses, les Hawks remarquent que Dylan et son manager ne s'adressent plus la parole. En fait la séparation est consommée. Plusieurs procès vont suivre, qui continueront même après le décès de Grossman en février 1986. Dylan veut prendre son destin en main et il trouve les exigences financières de son impresario exagérées.

 

Après le concert, il s'en retourne vite à sa paisible vie de famille à Woodstock: un an après la naissance d'Anna, l'été 1967, Sara donne naissance à un garçon nommé Samuel. Entre ­temps, le 5 juin 1968, Abraham Zimmerman, le père souvent renié, est mort d'une crise cardiaque, à l'âge de 56 ans. Dylan est allé aux funérailles à Hibbing. Il se rapproche alors naturel­lement de son frère et de sa mère. À la même époque, il cesse de fumer et vit un amour exceptionnellement exclusif. Bref, il mène une vie rangée.

 

Il continue de composer dans sa retraite de Wood stock. Il écrit Lay Lady Lay pour la bande originale du film Macadam Cow-boy, mais la présente trop tard au réalisateur qui s'est rabattu sur la version de Everybody's Talking de Fred Neil par Harry Nillson. Lay Lady Lay sera le tube de l'album Nashville Skyline, sorti en.avriI1969. Enregistré avec l'habituelle équipe de musiciens de studio à Nashville, cet album déçoit les fans. Dylan a adopté un timbre de voix digne d'un crooner country. Il enregistre une nouvelle version de Girl From the North Country avec son ami Johnny Cash. Il se rapproche de la musique populaire dans ce qu'elle a de plus figé. On le voit ainsi participer au show télévisé de Cash au Grand Ole Opry, le temple de la tradition country.

 

Il vit de plus en plus à l'écart du monde. Il reçoit parfois la visite d'amis comme George Harrison avec qui il compose quel­ques morceaux.

 

l est souvent importuné par des visiteurs d'un autre genre: des fans qui le traquent, le suivent jusqu'au super­marché pour un autographe ou une solution aux problèmes du monde. Un gardien retrouve même un jour un couple nu dans le lit de Bob et Sara! Las, excédé, Dylan décide d'enregistrer un album de variétés country, afin de se débarrasser une fois pour toutes de ces admi­rateurs assommants. Il accumule d'abord les reprises:  Let It Be Me (une adaptation en anglais du Je t'appartiens de Gilbert Bécaud), des traditionnels comme Spanish Is the Loving Tongue et même The Boxer de Paul Simon! Les compositions originales ne viendront que plus tard, l'inspiration se faisant un peu désirer...

 

L'enregistrement s'interrompt pendant l'été passé en famille. Puis on annonce la participation de Dylan au festival de l'île de Wight, au sud de l'Angleterre. Les organisateurs lui ont proposé une somme d'argent qu'il n'a pas pu refuser. Il débarque avec femme et enfants, accompagné par les Hawks et attendu par un public qui ne l'a pas vu depuis trois ans. Plusieurs Beatles sont présents parmi les 200.000 spectateurs, le soir du 31 août 1969. Il monte sur scène dans un costume blanc à la coupe sévère et donne avec le Band des versions sans esbroufe et plutôt calmes de ses grands succès, en tout cas bien loin de la furie de la tournée de 1966. Leur prestation, pourtant impeccable, n'est pas bien accueillie; Clapton, qui est présent ce soir-là dans la foule, voit Dylan en réincarnation d'Hank Williams et pense qu'il faut être musicien pour comprendre le radicalisme austère de sa démarche. Plusieurs titres enregistrés ce soir-là, dont une version de Like a Rolling Stone sur laquelle il cherche ses paroles, vont se retrouver sur le prochain disque, dont les séances ne reprennent qu'en mars 1970, entre Nashville et New York.

 

En fait, Dylan n'assiste pas à toutes les sessions, il laisse les musiciens de studio arranger les morceaux avec le producteur Bob Johnston, c'est dire à quel point le projet le passionne. À sa sortie, en juin 1970, le double album Self Portrait reçoit un accueil glacial. Dans Rolling Stone le critique Greil Marcus, pourtant dylanophile convaincu, pose la question suivante: « Qu'est-ce que c'est que cette merde? » Il résume assez bien le sentiment général.

 

Parmi les rares défenseurs du virage country de Dylan, le poète beat Allen Ginsberg avance quelques arguments assez jus­tes: "S'il avait continué sur sa lancée il serait mort... Maintenant il va plus loin dans l'exploration des racines blanches et des racines américaines. Je trouve cela intéressant, particulière­ment de la part de quelqu'un qui s'était tenu à l'écart de tout ça. S'il parvient à y mettre son âme, cela pourrait avoir un grand effet rassembleur... S'il parvient à y mettre son âme... "

 

La période country a commencé en beauté avec John Wesley Harding. Après Nashville Skyline, plus grand public, elle se termine avec un disque décousu et terne, chanté d'une voix méconnaissable. Dylan en est conscient. Avant même la sortie de Self Portrait, il a commencé à travailler sur un autre disque uniquement composé d'originaux. Ce nouvel album au titre pré­monitoire, New Morning, va sortir quatre mois seulement après Self Portrait. Comme il l'a chanté lui-même dans It's Allright Ma, l'm Only Bleeding: "Celui qui n'est pas occupé à naître est occupé à mourir."