1978 - 1982 : Trouble in Mind

 

 

Dès la partie américaine de la tournée Street Legal, Dylan a semé quelques indices qui trahissaient des bouleversements dans sa vie spirituelle. Un soir, il a ramassé par réflexe une croix jetée sur scène et l'a portée de manière bien visible les jours suivants. Rien d'extraordinaire, sauf que selon le dogme juif s'afficher avec cet emblème est un reniement.

 

Depuis longtemps ses chansons contenaient des images bibliques ( Highway 61 Revisited,, The Ballad of  Frankie Lee and Judas Priest...), mais il était difficile de les relier à son vécu. De même qu' Orson Welles conseillait aux scénaristes en panne d'aller piocher des intrigues et des sujets chez Shakes­peare, on a l'impression que Dylan a longtemps utilisé la Bible pour y puiser des idées. Il y trouvait des images de violence ou de mort, des archétypes qui donnaient à ses textes plus de pro­fondeur et de spiritualité. Mais cette fois, c'est différent: à la fin de la tournée Street Legal, il surprend tout le monde en chantant une nouvelle chanson, d'inspiration exclusivement reli­gieuse, intitulée Do Right to Me Baby (Do Unto Others). Le texte reprend même des paroles du Christ citées dans l'Évangile selon saint Matthieu.

 

Son divorce l'a beaucoup marqué. Il boit énormément, prend de la cocaïne, multiplie les aventures et les liaisons tumultueuses dont certaines avec ses choristes. Un soir, il demande même à l'une d'entre elles de bien vouloir changer de place sur scène pour se glisser entre ses collègues Helena Springs et Carolyn Dennis, jalouses l'une de l'autre et prêtes à en découdre. C'est dans ce contexte lourd et trouble qu'un soir, dans une chambre d'hôtel de Tucson en Arizona, il sent à ses côtés la présence du Christ!

 

Plusieurs de ses amis se sont déjà convertis: T-Bone Burnett, Roger McGuinn, Steven Soles. Ses choristes noires, formées à l'école du gospel, sont toutes croyantes et une d'entre elles, Helena Springs, lui a conseillé de prier quand il se sent perdu. Il parle de plus en plus avec elle, lui demande conseil, la ques­tionne sur la foi chrétienne qu'il connaît mal. Parallèlement, il se rapproche d'une ancienne maîtresse, Mary Alice Artes, « sau­vée » récemment par l'Église évangélique de la communauté de Vineyard, installée dans la vallée de San Fernando à Los Angeles - un de ces groupes de chrétiens du renouveau encadrés par des pasteurs prosélytes. Dylan rencontre même deux membres envoyés par le père fondateur de la communauté à la demande de Mary Alice Artes. Quelques jours plus tard, tout seul, il « reçoit» Jésus et le reconnaît comme le Messie, renonçant ainsi à la religion juive.

 

Fraîchement converti, il respecte la règle à la lettre. Il suit un enseignement religieux à la communauté, quatre matins par semaine. Il est baptisé à l'ancienne - plongé entièrement dans l'eau. Il cesse de se droguer, de fumer, de boire de l'alcool et du café. Le Dieu qu'il s'est choisi n'est pas un Dieu tiède. Il est persuadé que l'apocalypse est pour bientôt et qu'elle viendra du Moyen-Orient. Il interprète dans ce sens la crise des otages américains à Téhéran, la guerre Iran-Irak, l'arrivée des troupes russes en Afghanistan... Tout cela, selon lui, est dans le Livre des révélations! Dans ces conditions, il ne peut pas y avoir d'alternative: « Seuls les croyants seront sauvés! » La dernière limite à son fanatisme reste pour un court moment son désir d'anonymat: il ne tient pas à aller faire du porte à porte et évite les messes trop fréquentées.

 

Cette discrétion n'aura qu'un temps. Au mois de mai 1979, il part en Alabama, aux mythiques studios de Muscle Shoals, enregistrer ses nouvelles chansons pieuses. Il a choisi de travail­ler avec Jerry Wexler, l'ancien producteur d'Aretha Franklin. Wexler, juif athée, commence par demander avec humour à Dylan de ne plus essayer de le « sauver ». Parmi les musiciens on retrouve les désormais habituelles choristes, des pointures de studio locales ainsi que Mark Knopfler et Pick Withers, respec­tivement guitariste-chanteur et batteur du groupe anglais Dire Straits. C'est Wexler qui a eu l'idée d'inviter Mark Knopfler; Dylan a accepté avec le sourire, en prétendant que ce dernier était un de ses meilleurs imitateurs.

 

Il avait d'abord pensé offrir toutes ces nouvelles chansons à une de ses bonnes amies choristes, Carolyn Dennis, pour un album de gospel. Il les interprète finalement lui-même avec conviction. Il faut croire que le public y est sensible, car l'album intitulé Slow Train Coming, sorti le 18 août 1978, remporte un large succès. Il se glisse même à la troisième place des charts américains. La chanson  Gotta Serve Somebody, imposée par Dylan comme premier single, marche très fort aux États-Unis, tandis que l'Europe fait un triomphe un peu plus tard à  Man Gave Names to All the AnimaIs, un reggae léger qui a tout d'une comptine pour enfants. La maison de disques est rassurée. Elle avait en effet très peur que la révélation d'un Dylan chrétien et de surcroît prosélyte fasse fuir son public habituel.

 

La première tournée religieuse baptisée Gospel Tour com­mence, début novembre 1979, par une série de quatorze concerts au Fox Warfield Theater de San Francisco. Outre ses choristes, Dylan s'est entouré de grands professionnels comme Jim Keltner à la batterie et Tim Drummond à la basse. Chaque soir, avant de monter sur scène, toute l'équipe se met en cercle pour prier.

 

Le public, de son côté, découvre avec stupeur que Dylan n'inter­prète que des titres religieux, dont plus de la moitié sont tota­lement inédits. Chaque soir il délivre un sermon plus ou moins long et annonce l'imminence de la fin du monde... Quand le public excédé demande du rock'n'roll, il répond du tac au tac: « Vous n'avez qu'à aller voir Kiss ! » Les fans n'en sont pourtant qu'au début de leur chemin de croix. Dylan n'est pas encore trop vindicatif. La musique, sur­tout, a encore une ferveur communicative qui va peu à peu disparaître. Bientôt les sermons vont se faire plus longs et déra­per en longues diatribes antiarabes ou homophobes...

 

En février Dylan empoche un Grammy Award pour la meil­leure performance vocale de 1979 grâce à  Gotta Serve Somebody, alors qu'il vient d'enregistrer en cinq jours un nouveau disque, Saved, commercialisé en juin 1980 ; celui-ci contient les titres inédits joués depuis le début de la tournée. Dylan est retourné travailler à Muscle Shoals mais avec son équipe de scène. Quelques dizaines de représentations ont donné à ses musiciens une vraie cohésion mais la réalisation. est bâclée et les chansons sont inférieures à celles de Slow Train Coming. Les textes ont perdu toute ambiguïté et ne peuvent plus toucher que des chrétiens convaincus. L'album atteint péniblement la 24e place des charts et les locations pour la tournée d'automne sont décourageantes.

 

Dans un accès de lucidité commerciale, Dylan réintègre dans son répertoire une douzaine de ses anciens succès. Il prend tout de même soin de choisir ceux dont les textes peuvent être inter­prétés dans un sens religieux comme Blowin' in the Wind . Cela ne suffit pas à calmer les critiques ni à remplir les salles, pas plus que la présence d'invités comme Carlos Santana, Jerry Gar­cia du Grateful Dead, Roger McGuinn ou Mike Bloomfield. Ce dernier envisage un moment de rejoindre Dylan et son groupe de manière durable, mais meurt peu de temps après d'une overdose. Un autre décès va affecter Dylan en cette fin d'année: le 8 décembre 1980, John Lennon est assassiné devant chez lui à New York, par un fan détraqué. Les deux vedettes se sont tou­jours estimées et appréciées malgré des ego plutôt démesurés et volontiers concurrents.

 

Au-delà de la tristesse, Dylan ressent aussi une nouvelle peur. À l'époque, beaucoup de stars s'arment ou s'entourent de gardes du corps, persuadées d'être les pro­chaines cibles de fanatiques dérangés. Dylan fait fouiller les salles avant les concerts et offre des gilets pare-balles à ses musiciens... Comme pour lui donner raison, une femme le pour­suit d'assiduités de plus en plus menaçantes. Elle est appréhen­dée plusieurs fois chez lui en son absence, elle ira jusqu'à mena­cer de mort une choriste en se réclamant de l'assassin de Lennon, Mark Chapman et du gourou démoniaque et meurtrier, Charles Manson. La justice finira par protéger Dylan contre cette encom­brante admiratrice, mais cette menace ajoutée à d'autres contri­bue, à coup sûr, à le convaincre que le monde court à sa perte. Après des vacances en bateau aux Caraïbes, il écrit sa pre­mière chanson profane depuis longtemps: Caribbean Wind. Plusieurs autres vont suivre comme Lenny Bruce, un hom­mage au comique caustique et irrévérencieux des années 1960. Dylan rentre ensuite en studio à Los Angeles avec son groupe de scène. Cette fois la production est confiée à Chuck Plotkin, un des collaborateurs attitrés de Bruce Springsteen, ex-nouveau Bob Dylan devenu le Boss, une vedette internationale. Dylan essaie bien de moderniser ses arrangements et de brider sa ten­dance au prosélytisme, mais les sessions s'éternisent et la spon­tanéité disparaît peu à peu. Il laisse de côté le subtil Carribean Wind et un blues électrique acéré The Groom's Still Waiting at the Altar (ajouté plus tard à l'édition CD), et retient finale­ment un boogie bigot, Property of Jesus.. Shot of Love avec sa pochette pop art sort le 12 août 1981, après une tournée européenne. La présence de bons morceaux comme l'émouvant Every Grain of Sand ou Shot of Love (avec le coup de patte du vétéran Bumps Blackwell, producteur de son idole d'adolescence Little Richard) ne change rien à l'affaire. Le public ne veut pas d'un troisième développement chrétien. Aucun single ne réussit à se classer dans les charts. En Europe, où il n'avait pas joué depuis trois ans, l'attente du public n'a pas suffi à remplir les salles. La série de concerts européens se termine tragiquement à Avignon par le décès de deux specta­teurs: un jeune homme meurt électrocuté en tombant d'un pylône électrique et une jeune femme fait une chute mortelle dans la cohue qui suit. Le périple se termine aux États-Unis, sur un concert marathon de 28 morceaux avec pas moins de six rappels... et de nombreux trous dans l'assistance.

 

Il y a comme du changement dans l'air, mais Dylan entend bien prendre son temps. En 1982, il ne sort pas de disque et ne fait pas de tournée. Il est éprouvé par le décès de son ami Howard Alk. Le monteur de Eat the Document et de Renaldo and Clara s'est suicidé dans les studios Rundown. L'endroit était désert pendant les fêtes de fin d'année. Alk dormait là, sur un canapé, après la rupture avec sa deuxième femme. Il s'est injecté une dose d'héroïne fatale, trop massive pour être involontaire. Dylan ne remettra plus les pieds aux studios Rundown et les revendra bientôt.

 

Il retrouve des amis, enregistre quelques morceaux avec Allen Ginsberg, participe à un festival antinucléaire avec Joan Baez. Il produit l'équivalent d'un album resté inédit pour une de ses choristes, sa maîtresse d'alors: Clydie King, une ancienne de l'orchestre de Ray Charles. Le contenu des séances a une tonalité gospel qui finit de décourager la maison de disques. Dylan lui­même voit bien que depuis plusieurs années son public ne cesse de décroître. Les efforts fournis sur Shot of Love se sont révélés bien insuffisants. Il lui faut négocier un virage s'il ne veut pas se couper totalement de la jeunesse et de l'actualité. De plus, sa foi s'estompe à l'épreuve de la tentation (ce terrible péché de fornication...), il devient désormais plus réaliste.