The Kinks

Le sens mélodique des Beatles, l'intelligence des Stones, la méchanceté des Who : les Kinks avaient tout pour être le plus grand groupe des années 60. Mais les errements successifs de la formation londonienne, conséquences des sautes d'humeur de leur doux schizophrène de leader, Ray Davies, en ont décidé autrement. Le 17 janvier 1990, les Kinks, lors de leur intronisation au Rock'n'Roll Hall Of Fame, furent sacrés "quatrièmes grands". Derrière leurs éternels rivaux cités plus haut... car aujourd'hui, les Kinks ne remplissent pas les stades et leurs albums sortent dans l'indifférence générale.

Et pourtant, pas une semaine ne s'écoule sans que leur trace, leur influence n'apparaissent au détour des meilleures chansons des artisans de la pop moderne, que le nom de Ray Davies ne soit cité comme modèle d'écriture par ses plus illustres contemporains et innombrables fils spirituels.

L'histoire des Kinks se confond avec celle de ses deux têtes de proue - et seuls rescapés de la formation initiale -, les frères Davies, qui, au bout de trente ans de cohabitation au sein du même groupe, n'ont toujours pas fini de laver leur linge sale en public. Ray Davis et Dave Davis furent élevés dans une famille modeste et nombreuse dans la banlieue nord de Londres. Seuls garçons parmi une myriade de filles, la compétition fut immédiatement féroce entre eux. Au maladif et terriblement solitaire Ray s'oppose l'énergique graine de voyou Dave. Dans un foyer où la musique occupe une place de choix, le frères déjà ennemis ne l'entendent pas de la même oreille. L'un, Ray, adepte de la course à pied, passioné de théâtre et de cinéma, se contente de rôle de guitariste rythmique dans une formation de jazz-blues. L'autre, amateur éclairé de rhythm'n'blues cru aux tenues vestimentaires canailles, ne s'intéressee qu'aux filles, au rock et à son propre groupe, les Ravens. Dave finit poutant par convaincre son aîné de rejoindre son groupe à l'automne 1963. Le batteur est Mick Avory, grand dadais au style métronomique qui a brièvement joué avec les Stones. L'élégant et discret Pete Quaife, qui deviendra la caution "mod" des futurs Kinks, tient la basse.

Face à des Beatles propres sur eux ou à des Stones aux allures de petites frappes viriles, les Kinks proposent une image de précieuse décadence : chemises à jabot et coiffures féminines. Le nom "kinky" signifie d'ailleurs "tordu, pervers, vicelard". En quelques concerts, les Kinks attirent l'attention de deux hommes d'affaires, Robert Wace et Grenville Collins, qui ont décidé de tenter leur chance dans le milieu pop.

Un contrat de management est signé et, très vite, un troisième larron est de la partie, l'imprésario Larry Page. Les naïfs Kinks, comme tant de leurs contemporains, ne se remettront jamais vraiment de ce deal typique du show-biz carnassier des années 60 où l'artiste ne percevait qu'une infime partie de son dû.

Si le style des Kinks des débuts, avec ses reprises brouillonnes de standards de Chuck Berry, porte la marque de fabrique de Dave, il est vite repris en main par Ray, qui sent poindre en lui la vocation d'auteur-compositeur. Sa douce voie mélancolique, ses textes teintés d'anxiété et d'ironie éclipsent bientôt les frustres jappements de Dave. Les deux premiers singles des Kinks (une reprise de Long Tall Sally, suivie d'un plaisant pastiche des Beatles) sont des flops. Le troisème essai (septembre 1964) sera le bon. Un texte vif plaqué sur un riff basique et répétitif martyrsé par Dave, qui s'est amusé à planter des aiguilles à tricoter dans son ampli pour en tirer un son des plus sauvages : la chanson, c'est You Really Got Me. Des années plus tard, nombreux sont ceux qui considèreront le titre comme le morceau prototype du hard rock. Avec leur producteur, l'Américain Shel Talmy, (qui réutilisera la formule gagnante avec ses deux autres poulains, les Who puis les Troggs), les Kinks enchaînent quelques hits sur le modèle éprouvé de You really got me, All Day And All Of The Night, Tired Of Waiting, Set Me Free, Till The End Of The Day. Ray Davies se révèle une intarissable mine à tubes. Mais la gloire ne parvient pas à masquer les problèmes qu'elle entraîne. Inexpérimentés, arrogants, les Kinks entretiennent dès leurs premièes années d'existence un rapport d'amour et de haine avec le succès. Les frères inséparables se supportent de plus en plus difficilement. Tandis que Dave se taille une réputation de bambocheur incontrôlable, Ray cultive sa double personnalité, clown charmant en public, mari et père trop précoce confiné à une existence ordinaire loin des lueurs des spotlights, à la ville. Les concerts prennent vite des allures de sabotage, de dynamitage de l'intérieur. Lorsque les musiciens ne sont pas simplement ivres morts, ils se disputent sur scène, se fracassant allègrement des cymbales sur la tête devant des milliers de groupies atterrées. Les Kinks acquièrent la triste réputation de groupe "le plus antiprofessionnel du circuit". L'Amérique, qui les avait accueillis à bras ouverts, ira jusqu'à leur interdire de tourner sur le territoire. Une interdiction qui verra les Kinks rester sur le quai, tandis que les Stones et les Who s'envoleront pour devenir les dieux des stades du rock.

Curieusement, alors que le comportement public des Kinks se caractérise par sa violence, l'écriture de Ray Davis redouble de raffinement à chaque nouvel enregistrement du groupe. Le style brutal et limité des premiers singles est délaissé au profit d'un horizon musical des plus ouverts et riches et, très vite, seuls Lennon et McCartney semblent capables de rivaliser d'invention avec le brillant et imprévisible Ray Davies. Chroniqueur social (Dead End Street), observateur cynique (Well Respected Man), crooner désabusé (Sunny Afternoon), rêveur mélancolique (Waterloo Sunset, Days), Ray Davies, insouciant des modes, impose jusqu'au printemps 68 ses vignettes exceptionnelles dans les hit-parades. Dans l'esprit du public, les Kinks demeurent un groupe de singles. Et les albums que Ray peaufine avec le plus grand soin (le fabuleux Village Green Preservation Society) passent inaperçus. Les Kinks paient ainsi leur bannissement des Etats-Unis.

En 1969, Ray Davis publie l'un des tout premiers opéra rock, Arthur. Son échec cuisant est inversement proportionnel au triomphe remporté par le Tommy des Who. A l'aube des années 70, les Kinks, un peu oubliés, semblent au bout du rouleau.

Reste pour Ray à concentrer toute son aigreur dans un album règlements de comptes où il dénonce tous les charognards et hommes de pouvoir qui ont abusé le monde en général, les Kinks en particulier. Heureusement, son humour et son sens mélodique restant intact, il trouve le moyen de transformer son plaidoyer amer en un formidable album de rock. Et Lola, le récit de ses aventures avec un travesti, devient le plus réjouissant hit de l'été 70. Les Kinks, enfin pardonnés, peuvent poser le pied en Amérique. Alors que leur rayonnement en Angleterre est bien éteint, les Américains, tout au long des années 70, cultivent leur passion gandissante pour "le plus british des groupes anglais". Les frasques scéniques de Ray Davies, showman hors pair qui incarne à merveille la vaste galerie de personnages créés pour ses chansons, font oublier les décevants concept albums aux propos dilués (sempiternelles considérations sur la déchéance de l'Empire britannique) qu'il compose entre deux dépressions nerveuses, albums comportant parfois une composition fabuleure comme Celluloïd Heroes dans Everybody’s In Showbiz – Avrybody’s A Star en 1972

En 1977, salués comme inspirateurs par la vague punk anglaise, les Kinks retrouvent leur concision pop avec l'album Sleepwalker. Les Jam, puis les Pretenders reprennent leurs titres. Aux Etats-Unis, c'est le hard-rock qui leur rend hommage à travers la reprise de You Really Got Me de Van Halen. Toute une nouvelle génération découvrent les Kinks, qui accèdent, enfin, à la réussite commerciale à très grande échelle. Hélas, cette reconnaissance verra la formation se métamorphoser en un vulgaire groupe de hard FM. Ayant flirté avec plus ou moins de réussite avec le théâtre, la télévision, le cinéma et la littérature, Ray Davies a même tourné en solo en 1986. Mais sa fidèlité aux Kinks semble indéfectible. Malgré la publication de "Kink", l'autre version de l'histoire du groupe, celle de Dave, dont la pitoyable carrière solo tentée dans les années 80 n'a en rien renoué avec la grâce de son superbe single de 1967, Death Of A Clown, les deux frères continueront probablement à se retrouver en studio et sur scène pour perpétuer, pour le meilleur et le pire, la légende des Kinks.