Little Feat

Né en 1945, fils d’un richissime foureur hollywoodien, Lowell George est attiré très tôt par la musique. Il apprend d'abord l'harmonica et la flûte, puis la clarinette et le saxophone dont il jouera dans quelques séances pour Frank Sinatra. Il se tourne ensuite vers la guitare et intègre The Factory, un groupe folk-rock de Los Angeles dont le Lightning Rod Man sera repris par Frank Zappa. Il jouera aussi brièvement avec les Standells, groupe responsable du classique Dirty Water, avant de revenir au sein de The Factory - qui s'appelle désormais Fraternity Of Man et se fera connaître par son hymne à la marijuana, Dont' Bogart That Joint. Après quoi il rejoint les Mothers Of Invention de Frank Zappa, où sa participation se résumera à des choeurs dans Weasels Ripped My Flesh et des parties de guitare pour Hot Rats. Il les quitte bientôt, après en avoir débauché le bassiste Roy Estrada, et engage Bill Payne et Ritchie Hayward, tous deux présents dans le second album de Fraternity Of Man. Little Feat est né.

Avant la formation du groupe, George avait déjà enregistré des maquettes avec Elliot Ingber (futur musicien de Captain Beefheart sous le nom de Winged Eel Fingerling) et Ry Cooder, dont une version du célèbre Willin' qui apparaîtra finalement dans le premier album éponyme de Little Feat en 1970. Synthèse inimitable de toutes les musiques américaines: blues, rock, soul, country, pop, la formation y donnera à entendre son style particulièrement efficace par son économie, comme une sorte de Band plus débridé. A cette époque de solos à rallonge, il suffit à George Lowell de trois notes sur sa guitare slide (dont il est un des plus grands spécialistes) pour tout dire et accoucher d’une musique bourrée de funk et d’une incroyable finesse – son humour surréaliste, ses talents de compositeur et son sens des arrangements faisant le reste. Avec le goût de la concision, ses chansons seront d’ailleurs souvent le condensé extrême de longues improvisations. Ainsi les deux minutes de Crazy Captain Gunboat Willie, avec ses arrangements de cuivres évoquant les Beatles, sont la miniaturisation d’une suite qui faisait à l’origine plus d’une demi-heure.

D’un perfectionnisme habituellement réservé aux orfèvres de la pop britannique, George retravaillera Willin’ pour son inclusion, en 1972, dans Sailin’ Shoes. En tout point digne du précédent, avec de grandes réussites comme la chanson-titre ou le furieux Cold, Cold, Cold, l’album ne marchera pas plus que le précédent et confirmera un statut ingrat de « groupe pour musiciens » (un temps le préferré des Rolling Stones). Little Feat connaîtra alors quelques modifications avec la défection d’Estrada (parti rejoindre Captain Beefheart) et l’entrée en scène de Barrere, Gradney et Clayton. Ces deux derniers, ex-Delaney & Bonnie, contribueront certainnement à la forte coloration Nouvelle-Orleans, en 1973, de Dixie Chicken, dont la version particulièrement réussie de l’On Your Way Down d’Allen Toussaint mettra en avant mieux que jamais la voix pleine de soul de Lowell George et l’intelligence de son jeu de guitare . Pour promouvoir l’album – et être à la hauteur de son titre – Lowell George apparaîtra souvent sur scène habillé en poulet, petit détail qui donne au passage une idée de la richesse et de la complexité du personnage: à la fois intense et totalement absurde, aussi désinvolte que maladivement perfectionniste, capable d’aligner des ballades crève-cœur ou de rivaliser de primitivisme blues avec son héros Howlin’ Wolf. Mais, malgré le costume, malgré les incessantes tournées, le succès ne vient pas.

Pressés par les besoins financiers, tous les membres acceptent alors des séances de studio alimentaires et Little Feat finit par se séparer. Payne rejoint les Doobie Brothers, Hayward, Ike Turner et Ricky Nelson, et Lowell George joue avec (ou produit) à peu près tout le monde, de John Sebastien à John Cale (pour Paris 1919), et tour à tour de Phil Everly à Van Dyke Parks ou Robert Palmer.

Reformé en 1974, Little Feat enregistre Feats Don’t Fail Me Now, un album composé pour l’essentiel de chansons indispensables au mondre Best of qui donne à entendre un groupe au faite de sa musicalité. Les morceaux se répartissent entre funk jazzy (Skin it Back, Spanish Moon) et boogie virevoltant (Oh Atlanta). Le morceau titre avec ses chaloupements en tout sens, est une invitation aux déhanchements les plus effrénés.

C’est dans son final que l’album pêche un chouia : The Fan, coécrit par Payne et George à l’époque du premier album, se situe un cran en dessous tandis que Cold, Cold, Cold/ Tripe Face Boogie fait un peu office de remplissage, en mêlant deux morceaux présents sur les albums précédents. Moins centré sur les saveurs sudistes, solidement ancré dans un groove de plus en plus charnu et subtil, la basse de Gradney étant d’un apport immense.

Ce dernier choisra d’ailleurs de quitter la scène quand les autres joueront les morceaux de Time Loves  A Hero, album paru en 1977 et dont il est quasiment absent et qui entérinera  les dissensions irréversibles au sein du groupe. Mais entre-temps, il y aura eu en 1975 l’excellent The Last Record Album, concocté en six mois de studio et littéralement enluminé par deux des compositions les plus mémorables de George, Mercenary Territory et Long Distance Love.

Après quoi, il n’y aura plus de magie. Un disque Live, Waiting For Columbus paraîtra en 1978, permettra toutefois de prolonger cette magie et sera leur plus grosse vente aux Etats-Unis. La section de cuivres de Tower of Power pour attiser les braises, Little Feat délivre une performance incandescente, démontrant que le groupe, sur scène, est l’un des touts meilleurs d’une génération pourtant féconde. La musicalité est sidérante, les dynamiques d’ensemble laissent pantois. Les chansons resplendissent d’un nouvel éclat, souvent liées les unes aux autres dans des séquences d’improvisation sur le fil, virtuoses, mais jamais bavardes. Dixie Chicken bifurque vers une Nouvelle-Orleans où résonne une fanfare, puis fond à vitesse de l’éclair dans les soubresauts haletants de Tripe Face Boogie, ceint de guitares slide brûlantes. Spanish Moon et sa dérive cuivrée dans une nuit sudiste, Mercenary Territory et la tension de son crescendo final, tout est du même acabit.

Mais Little Feat va se fissurer au moment où tout semble à sa portée. Les muses de Lowell George s’éloignent et le laissent face à ces démons : il carbure à divers stupéfiants, ne songe plus à dormir, s’empiffre, s’empâte. Grogne face aux aspirations jazz-rock de ses comparses. Les rend fous en studio par son perfectionnisme et sa conduite autocratique. George finit par trouver refuge en 1979 dans Thanks I’ll Eat Here,  un album solo miraculeux. Il part en tournée, aux côtés du guitariste ami Fred Tackett. Trois semaines de tournée, une nuit de trop à se coucher à huit heures du matin et le cœur qui lâche, bêtement, dans une chambre d’hôtel. A 34 ans.

Leur leader disparu, ses camarades achèvent la mort dans l’âme, Down On The Farm, puis sabordent Little Feat. Ils réactivent le groupe en 1987, et Let It Roll, paru l’année suivante, a récolté de bonnes critiques, de même que les trois suivants : Representing The Mambo en 1990, Shake Me Up en 1991 et Ain’t Had Enough Fun en 1995. Pourtant, malgré tout le savoir-faire des musiciens et leur capacité à reproduire impeccablement le style caractéristique du groupe, le moins qu’on puisse dire est que l’esprit y souffle modérément. Pas de quoi faire oublier le remarquablement doué Lowell George, responsable d’une des musiques les plus fines et les plus excitantes des années 70.