On pourrait garnir un gros ouvrage rien
qu'avec les noms de tous ceux que Georges Ivan Morrison (né à Belfast le
31 août 1945), l'Irlandais cabochard, a influencé : Costello, Springsteen,
Bob Seger, Graham Parker, Dire Straits, pour ne citer que
les plus ostensiblement concernés. Tous se sont découverts des velléités
artistiques en écoutant Astral weeks,
le disque majeur du cow-boy de Belfast. Le rock, pourtant, Van le terrible s'en
contrefiche. Comme il dit :"Je mène ma carrière dans ce cadre, mais je
n'ai rien à y faire." Pour lui, le rock, c'est de l'histoire ancienne.
L'époque où, à l'âge de quinze ans, il parcourait l'Europe avec un groupe de
rythm'n'blues, les Monarchs. Trois ans après, revenu à Belfast, il fonde
Them, groupe séminal de la vague blues-rock britannique, aux côtés des Yardbirds,
Pretty Things et autres Animals, avec lequel il enregistre deux
albums et invente ce qui reste l'une des universelles formules magiques de
l'alchimie binaire, Gloria. Un classique repris
plus tard, et entre autres, par les Doors, Patti Smith ou U2.
Enfant d'une ex-chanteuse de jazz et d'un
ouvrier fou de blues, Morrison a grandi au son de Leadbelly, Ray
Charles, John Lee Hooker ou Hank Williams tout en tatant du
saxophone, des claviers et de la guitare. En 1960, il plaque l'école et décide
de devenir musicien à part entière. Et résolument à part. Them, c'était
lui et rien que lui. Quand il quitte le groupe, en 1966, c'est pour mieux
demeurer ce qu'il a toujours été : un incurable solitaire. Un ermite, que le
show-bizz, les journalistes ou les fans horripilent.
A la dissolution des Them, Van
Morisson est parti à la recherche d'un identité plus nationaliste, vers sa
terre natale. Celà peut paraître paradoxal, mais il se réfugie en effet aux
Etats-Unis à la recherche de paix spirituelle et pour commencer une vie plus
rentable; en se souvenant des jours de Belfast, il entre en contact avec les
sons traditionnels, les violons, les sections de vents, les légendes épiques,
l'amour et une explosion de sexe, tout ce que nous allons trouver dans Astral Weeks, son deuxième album solitaire.
Pour son enregistrement, il met dehors tous
les musiciens de rock avec qui il avait déjà travaillé et il cherche des
instrumentistes avec une expérience de studio, mais sans trop de personnalité
et surtout passifs pour qu'ils puissent le supporter et obéir à ses ordres,
parce que Morrison est le seul res-ponsable de ces chansons, du processus
d'éla-boration et du résultat final, il contrôle de haut en bas les
arrangements de la production de Lewis Lerenstein et les arpèges sophistiqués
de Larry Fallon. Pour ceux-ci, habitués aux disques compliqués,
embrouillés des fatras psy- chédéliques, ce travail de Morrison est une
bouffée d'air pur, à haute température.
La voix de l'auteur convient à ces
registres presqu'impossibles, complaisante et tu- multueuse pour ces chansons
lyriques qui dégagent un érotisme très sensuel. Des guitares acoustiques
douces, des violons qui tremblent, desflûtes et des saxos, enrichis par la voix
de velours subtile, grave et murmurante de Morrison, toujours à sa place,
au-dessus du fond instrumental, nous convainquent du plaisir que lui donne
cette femme, supposée exceptionnelle.
En vingt ans , il se vendra aux Etats-Unis
à 243 745 exemplaires. En fait, cinq des huit titres de l'album font plus de
six minutes, et tous expriment la nostalgie d'un monde intérieur apaisé et la
douleur de sa conquête. Mais Astral Weeks,
comme plusieurs autres albums de Van Morrison, est suspendu au-dessus du
temps et des modes. Encore maintenant dans ces concerts, l'irrascible et
prétentiard bibendum de Belfast doit reprendre Cyprus
Avenue, Ballerina ou Madame George afin
que la joie des fidèles soit complète. Mais c'est la place de Van Morrison
dans l'histoire du rock qui fait rêver. Une place conquise de manière
obsessionnelle, sans concession, sans reniement, une place de fou, de monstre,
de mystique égaré, de reclus caractériel, de showman hargneux, une place qui se
moque du rock comme de son premier harmonica, comme de ce qui se dit, se pense
ou s'achète. Une place par conséquent essentiellement rock.
Mais comment croire Van Morrison
quand il ne cesse de répéter : "je ne suis pas un chanteur de rock" ?
A-t-on le droit d'oublier (Gloria) et tant d'autres perles des sixties ? Et
d'ailleurs, Van l'Irlandais n'en profite-t-il pas largement de ce rock qui lui
a donné un public, une manière de se "mettre en disques" et de
fourrager tous les rayons de la grande musique populaire, américaine surtout ?
Ce Morrisson-là préférerait qu'on le prenne pour le soul brother numéro un,
l'héritier de Marvin Gaye plutôt que celui d'Elvis ou de Lennon.
Pourtant cette voix rauque et brûlante souffle souffle comme un vent de mer qui
s'engouffre le long de la Liffey, mugit sur une lande plus proche du Derry que
du Mississippi, traîne ses modulations, étire ses plaintes, allonge
indéfinément ses syllabes comme les violoneux de chez Donnoghue's. Van le
prophète soul, est plus irlandais que tout ce que son pays a produit de rockers
laminés au blues.
Druide claquemuré dans ses incertitudes, il
oscille entre rythm'n'blues zen, folk religieux, gospel symphonique, mélangeant
ses racines celtes et son désir d'absolu. Son chant volubile et psalmodié, sa
passion des poètes mystiques comme Eliot, Yeats, Blake ou Joyce métamorphosent
ses chansons en véritables drames liturgiques, en une symphonie sans fin, une
rivière dont le flot enflerait sans se résigner à s'éloigner de la source.
Le succès commercial,Van Morrisson
l'atteindra pourtant deux ans plus tard avec l'un des albums rock les plus
romantiques, Moondance, qui sera pour
lui une révélation : inutile de chercher ailleurs son âme, elle est à jamais
aux côtés de ces poètes qu'il admire et rejette tout à la fois, Joyce, Yeats,
Wilde peut-être, enfants de Dublin, vieille rivale de sa ville natale, Belfast.
Une vie de déchirement, qaund la vérité est
si simple, si proche... Au coeur de cet irlandais, le mysticisme est toujours
transparent dans la poésie. Avec la musique, elle chante l'invisible, le
mystérieux, la volupté du secret. Comme les moines de Kells ou de Durrow
faisait danser leurs plumes pour embellir, exalter l'écriture. Acte gratuit
pour l'édification des générations à venir. Partagé entre l'impérieuse nécessité
de donner une forme accessible à son travail de poète et le dédir profond de ne
lé révéler qu'à ceux qui sauront le comprendre, Van Morrison refuse tout
interview, tout contact direct avec son public, toute allégeance à quelque
style ou étiquette en vogue. Et les générations passent, les modes s'écroulent.
Van l'Irlandais poursuit sa route, semblant n'écrire que pour lui même.
Dédaigneux et lointain comme un personnage de Wilde. Un autre Dandy.
Du blues le plus pur (les albums Astral Weeks, 1968 ou Moondance,
1970), à la soul la plus cuivrée (Tupelo Honey,
1971,St Dominic's
Preview, 1972, Hard Nose The Highway,
1973, le live It's Too Late To Stop Now,
1974, ou Veedon Fleece, 1974), en
passant par le new age symphonitico-celte (Beautiful
Vision, 1982, Inarticulate Speech Of The
Heart, 1983, Avalon Sunset,
1989) ou le folk gaelique (Irish Heartbeat,
1988, avec le groupe The Chieftains), Van le pécheur poursuit sa quête
de rédemption, bien au-delà du cœur des patenôtres conventionnelles. Et son
secret, ça n'est ni Jésus, ni Bouddah, ni Jehovah. Mais le Yarragh. Ce terme
guttural a été inventé par le ténor John McCormack pour désigner l'indicible,
ce mystérieux quelque chose en plus qui distingue irrémédiablement une voix
exceptionnelle. Comme un sixième sens artistique, un rab de talent, un souffle
que possèdent peu d'artistes au monde… disons Billie Holiday ou Ray
Charles. Van Morrison fait partie de ce divin club.