Rolling Stones

 

Paradoxalement, les Rolling Stones ne sont devenus "le plus grand groupe de rock'n'roll du monde" qu'après la mort, en 1969, de leur dandy-fondateur Brian Jones, dont le génie fulgurant leur fera éternellement défaut par la suite. Ils n'accéderont à ce titre - officieux - qu'à la faveur de la séparation des Beatles, au crépuscule des années 60. Et si, depuis, il est passé par d'autres mains - Led Zeppelin, The Clash, U2, Guns N'Roses, Nirvana - les bons vieux Rolling Stones sont régulièrement (1978, 1981, 1995) parvenus à reprendre leur sceptre.

 

Pourtant, ils n'auraient jamais existé sans Lewis Brian Hopkin-Jones, fanatique de blues et de rhythm'n'blues, qui se produit dès l'âge de quinze ans dans les clubs de jazz de Cheltenham, et, père à seize ans du premier d'une série de cinq enfants illégitimes, inventera plus encore que les Rolling Stones le style de vie qu'on baptisera bientôt sexe, drogue et rock'n'roll. C'est la découverte d'Elmore James, en 1961. qui le poussera vers la guitare électrique. Au Ealing Club, il rencontre, d'abord le batteur Charles Robert Watts, puis, le 7 avril 1962, alors qu'il vient d'interpréter Dust My Broom sous le pseudonyme d'Elmo Lewis avec la formation pionnière d'Alexis Korner et de Cyril Davies, Mike Jagger et son ami d'enfance, Keith Richard (qui fera rajouter un s à son nom). En juin, Mike (ce sont les Américains qui le surnommeront Mick) quitte Blues Incorporated pour rejoindre, avec Keith et leur partenaire Dick Taylor, la formation que vient de monter Brian Jones avec le pianiste écossais lan Stewart.

 

Le 12 juillet 1962, les Rollin'Stones (sic), ainsi nommés par Brian en hommage à la chanson de Muddy Waters, dont son propre groupe calque la légendaire formation, donnent leur premier concert au Marquee : Mike Jagger (chant), Brian Jones (guitare solo et harmonica), Keith Richards (guitare), Dick Taylor (basse), lan Stewart (piano) et Mick Avory, futur Kinks (batterie).

 

Brian, Mick et Keith partagent alors un studio au 102 Edith Grove à Chelsea, où ils survivent dans le dénuement le plus complet, restant des journées entières au lit pour combattre le froid et rêvant de manger leurs draps en guise de sandwiches. À l'automne, Dick Taylor s'en va fonder les Pretty Things, remplacé par Bill Wyman (né William Perks le 24 octobre 1936 à Londres) ; à la batterie, Tony Chapman reste quelque temps, avant que Charlie Watts ne cède aux suppliques de Brian. Les nouveaux Rollin' Stones se produisent au Flamingo le 14 janvier 1963, puis le producteur Giorgio Gomelsky (Soft Machine, Yardbirds) leur offre une résidence au Crawdaddy de Richmond, où ils vont forger leur légende, et s'imposer, avant même d'avoir enregistré comme le groupe de rhythm'n'blues anglais n° 1.

 

Le 1er mai, ils engagent comme manager l'un des attachés de presse des Beatles, Andrew Loog Oldham, qui écarte aussitôt lan Stewart sous des prétextes esthétiques, et décroche avec l'aide de George Harrison un contrat chez Decca avec l'homme qui avait refusé les Beatles, Dick Rowe. Le 7 juin paraît le premier single. Come On, décevante reprise de Chuck Berry, qui montera malgré tout dans les charts grâce à la réputation scénique des Stones, qui partent en tournée à l'automne avec Bo Diddley et les Everly Brothers, juste avant de sortir I Wanna Be Your Man, que John Lennon et Paul MeCartney ont écrit pour eux.

 

Mais c'est leur troisième single, une reprise cinglante du Not Fade Away de Buddy Holly, qui va permettre à leur style d'éclater : guitares acérées, tempo saccadé haché par les maracas et un tambourin, harmonica Chicago blues*, voix nasale et insolente. Le Melody Maker titre : " Laisseriez-vous votre fille sortir avec un Rolling Stone ? ", lançant l'antagonisme Beatles (propres, gentils, mélodiques, blancs) contre Stones (sales, méchants, rythmiques, noirs). "Les Rolling Stones se rebellaient contre l'ennui et le conformisme mortels de l'Angleterre d'après-guerre ", se souviendra Jagger. Numéro trois, Not Fade Away sert de tremplin au premier album éponyme, publié le 17 mars 1964, sans la moindre mention sur son impeccable pochette. "Les Rolling Stones ne sont pas seulement un groupe, c"est un style de vie", affirme Oldham au verso de ce disque au son sec et speed, rhythm'n'blues affamé et sauvage, de Route 66 à Walking The Dog, qui se classe aussitôt n' 1. Une première tournée américaine leur permet d'enregistrer 14 morceaux au studio Chess à Chicago, dont leurs prochains singles, It's All Over Now (signé Bobby Womack) et Time Is On My Side, des reprises de blues, comme Little Red Rooster (Willie Dixon), où Brian brille à la slide guitar (jouée avec un bottieneck) et à l'harmonica : grâce à lui. pour la première fois, le blues pur - et les Stones ! - sont numéro un en Grande-Bretagne. Pourtant, Oldham, décidé à l'évincer, s'allie à Jagger et Richards et les convainc de devenir les Lennon-McCartney des Stones. Ils signent ainsi That Girl Belongs To Yesterday pour Gene Pitney, et As Tears Go By pour Marianne Faithfull, qui formera avec Mick le couple le plus emblématique du Swinging London. Puis, après un demi-succès américain, Tell Me, se révèlent de formidables auteurs avec The Last Time et (I Can't Get No) Satisfaction.

 

Bâti sur un riff imparable de Keith Richards joué à la fuzz et qui deviendra l'un des plus célèbres de toute l'histoire du rock, Satisfaction forge à jamais l'image de mauvais garçons des Rolling Stones, rebelles asociaux désabusés et obsédés par le sexe. Interdit de nombreuses antennes pour ses paroles salaces, cet hymne dansant à la frustration est aussitôt suivi d'une bordée de singles pareillement énervés, scandaleux, immoraux, vénéneux et glorieux, qui martèlent la fureur des années 60 : Get Off of My Cloud, (1965), 19th Nervous Breakdown ,Paint It Black, Have You Seen Your Mother Baby, Standing In The Shadow, (1966) et Let's Spend The Night Together, (1967).

 

Les Rolling Stones incarnent alors le groupe de rock par excellence, érotique, révolté, s'imposant comme de formidables musiciens là où les Beatles ne sont encore que des pop stars. Sur scène, Mick Jagger danse comme un James Brown blanc aux lèvres arrogantes, au torse trempé et à la langue venimeuse ; Bill, statuesque, Charlie et Keith, impassibles, assurent une rythmique digne des meilleurs orchestres noirs ; Brian, son casque d'or, son costume blanc et sa guitare en forme de poire, rend les filles folles en bord de scène.

 

Anges et bêtes, les Stones, qui pissent sur les pompes à essence et se font jeter de tous les endroits chics, ne peuvent pas plaire aux parents, ni à la société : ils sont la rébellion existentielle, beat, aux cheveux longs et aux allures dévoyées. "De la musique de baise, écrira Patti Smith, de la viande rouge et crue. Les Stones libéraient sexuellement les enfants américains. Les fiIles découvraient leur propre pouvoir félin et désiraient pourtant leur joug. Les garçons assumaient leur féminité sans passer pour des tantes. La masculinité ne se mesurait plus sur un terrain de football. Les Rolling Stones assuraient la rédemption de l'homme blanc. " L'album qui marque cette apogée, c'est Aftermath, au printemps 1966.

 

Les trois premiers consistaient principalement de reprises de blues et de rhythm'n' blues. Là, les Stones affirment leur personnalité, de la morgue et de l'ironie sociales de Mother's Little Helper aux onze minutes échevelées de Goin' Home en passant par la fixation élisabéthaine de Lady Jane, la misogynie de Under My Thumb et de Stupid Girl , et leur version de l'irrésistible Out Of Time créé par Chris Farlowe. Ce chef-d'oeuvre d'album sera relevé aux États-Unis par l'inclusion de l'hymne nihiliste Paint It Black illuminé par l'arrangement de Brian, avec sitar et violoncelle.

 

Début 1967, peu avant que les Stones ne triomphent une seconde fois à l'Olympia, paraît Let's Spend The Night Together/ Ruby Tuesday, single à deux tubes, dont le premier fait scandale (à la télévision, Jagger devra chanter Let's spend "some time" together) et le second, avec la flûte magique de Brian, école (ce sera également un succès par Melanie et... Claude François). S'ensuivra alors une période de doute et de flottement. Les malaises de Brian s'aggravent et son aliénation au sein du groupe grandit, au point qu'il ne devient plus qu'un musicien d'appoint, dont le rôle consiste à colorer les morceaux, au piano, à l'orgue, à l'accordéon ou à la darbouka. Le groupe perd soudainement son identité sombre et s'éloigne de la musique noire pour coller aux basques de la mode et des Beatles : les deux albums de cette année-là, le suranné Between The Buttons et le psychédélique Their Satanic Majesties Request (malgré la présence de tubes américains comme She's A Rainbow avec une merveilleuse partie de piano de Nicky Hopkins, le sidéral 2 000 Light Years From Home sous influence Pink Floyd et In Another Land, chanté et écrit par Bill Wyman) hésitent entre ballades et exotisme. Avec sa pochette en trois dimensions, le dernier est une pâle réponse au Sqt Pepper's des Beatles, qui font les choeurs sur We Love You, single qui s'ouvre sur des bruits de chaînes et le grincement d'une porte de prison, piètre évocation du harassement dont les trois figures de proue des Stones sont l'objet de la part de Scotland Yard : Mick, Keith et Marianne ont été arrêtés et Mick emprisonné à la suite d'une descente de la brigade des stupéfiants chez Keith à Redlands ; Brian est harcelé et arrêté à plusieurs reprises. Le procès de Mick et Keith se transforme en cause nationale, le Times volant à leur secours en reprenant à la une une phrase du pape ("Qui écrase exprès un papillon ?") et les Who enregistrant un single de soutien, "destiné à faire vivre la musique des Rolling Stones pendant qu'eux-mêmes ne peuvent plus la défendre".

 

Il faudra attendre l'été 68 pour voir le groupe redevenir lui-même et retrouver ses immenses pouvoirs : Jumpin' Jack Flash , est foudroyant, et l'album Beggar's Banquet atteint de nouveaux sommets, coincés entre le diabolique Sympathy For the Devil, ses percussions africaines et un solo de guitare de Keith tranchant comme une lame de rasoir, et l'insurrectionnel Street Fighting Man. À cette époque, Brian Jones n'est plus qu'un fantôme, qui n'assiste qu'épisodiquement aux enregistrements : sa santé est de plus en plus fragile (il est asthmatique et épileptique), la drogue le ronge, les procès lui font tourner les sangs. Il n'est plus jamais parvenu, depuis l'exquis Play With Fire, à présenter une esquisse de chanson aux Stones, sa paranoïa lui fait redouter la scène, Mick Jagger l'a complètement éclipsé et, comble de disgrâce, sa fiancée, Anita Pallenberg, l'a quitté pour son ennemi intime, Keith Richards. Le 8 juin 1969, il annonce son départ. Moins d'un mois plus tard, on le retrouve mort, noyé dans sa piscine. "Personne n'en a été surpris, hélas ! Il n'était ni ange, ni démon", commentera Bill Wyman. Seulement la première et la plus célèbre victime de la politique interne des Rolling Stones.

 

Le 5 juillet, les Stones, qui ne se sont plus produits sur scène depuis plus de deux ans, donnent avec leur nouveau guitariste Mick Taylor, transfuge de John Mayall, un concert gratuit à la mémoire de Brian à Hyde Park, devant 250 000 personnes. Honky Tonk Women, leur nouveau single sera n°1 tout l'été, précédant l'album Let It Bleed, où blues et country voisinent avec l'apocalyptique Gimmie Shelter et le monument You Can't Always Get What You Want. La tournée américaine de fin d'année, documentée par l'excellent Get Yer YaYas Out (avec son extraordinaire version de Midnight Rambler) culmine tragiquement à Altamont (Californie) le 6 décembre, ou les Hell's Angels poignardent à mort un jeune Noir pendant Sympathy For The Devil, mettant un terme symbolique à l'utopie des années 60 et scellant définitivement l'image satanique des Stones. Le groupe solde alors son contrat avec Decca en livrant Cocksucker Blues dont les paroles pornographiques interdisent la publication, et fonde Rolling Stones Records, qui publie en 1971 Sticky Fingers, remarquable album (avec une pochette conçue par Andy Warhol) dans lequel les cuivres tiennent un rôle important et accentuent l'aspect américain des riffs de Brown Sugar la première composition de Mick, et de Bitch. Le thème général de l'album, sexe et mort, qui hante les sommets que sont Wild Horses, et Sister Morphine, sera développé sur le double Exile On Main Street, enregistré à Villefranche-sur-Mer. C'est le chef-d'oeuvre de Keith Richards, devenu depuis Beggar's Banquet le nouveau leader des Stones et l'icône rock absolue.

 

À partir de 1973, ils vont se ramollir, sous l'influence conjuguée des liaisons de Mick (Bianca Barclay, Margaret Trudeau, Jerry Hall), et de l'addiction de Keith à l'héroïne. Angie sera le tube planétaire de Goat's Head Soup, cependant qu'avec It's Only Rock'n'Roll les Stones vont s'autoparodier. En 1975, Mick Taylor, méritant mais frustré, s'en va, laissant la place au clone de Keith, Ron Wood, des Faces. Black And Blue est indigne, tentative ratée de reggae blanc, tout comme Love You Live, dominé par les claviers de Billy Preston.

 

En 1977, Clash hurle "No Elvis, no Beatles, no Stones" et le groupe se réveille le temps du très réussi Some Girls, qui accouche d'un mégatube disco, Miss You. Hélas, son successeur, Emotional Rescue, sera leur plus mauvais disque, impression effacée par Tattoo You en 1981, constitué de chutes de Some Girls, dont le parfait Start Me Up. Une nouvelle tournée parcourt les États-Unis, puis l'Europe en 1982. Après l'insipide Undercover (1983), Mick Jagger, désenchanté par l'apathie de ses guitaristes et fasciné par le succès de ses duos avec Michael Jackson, David Bowie et Tina Turner, décide que les Stones sont obsolètes et se lance dans une carrière solo qui ne décollera jamais. Dirty Work, péniblement accouché, confirme le déclin du groupe en 1986 et la décision de Keith Richards de se lancer à son tour en solo semble sonner le glas des Rolling Stones.

 

À la surprise générale, les revoilà en 1989 pour l'acceptable Steel Wheels et une tournée triomphale qui passera en juin 1990 par le Parc des Princes. Le single anti-marchands de canons High Wire, interdit d'antenne, contredira le sentiment général du live Flashpoint, qui laisse entendre que toute vie a alors déserté le groupe. En fait, c'est Bill Wyman qui tire sa révérence, pour être remplacé en 1994 par Daryl Jones, bassiste de Miles Davis. Voodoo Lounge, publié en 1995, alterne l'excellent et le redondant. Mais la véritable renaissance des Rolling Stones a lieu sur scène, où les vieux renards viennent crédiblement réclamer leur titre de "plus grand groupe de rock'n'roll du monde" perdu quelque part dans la jet-set opiacée des années 90. Avec, en point d'orgue, cette reprise de Like A Rolling Stone que Bob Dylan avait un jour affirmé avoir écrit pour Brian Jones.