The Troggs

De tous les groupes de la British Invasion, aucun de mérita mieux l’étiquette de "punk avant l’heure" que les Troggs. Dans le Swinging London des années 60, si les Kinks avaient choisi les chemises à jabot de (faux aristocrates), les Troggs, eux, revendiquaient haut et fort leurs origines prolétariennes avec un rock sans floritures, cru, énergique, dont la meilleure illustration fut le sulfureux Wild Thing, énorme tube des deux côtés de l’Atlantique en 1966.

Reg Presley (nom qu’il adopta en 1966 pour éveiller la curiosité des fans d’Elvis, sur le conseil d’un journaliste du New Musical Express) et Ronnie Bond étaient deux anciens apprentis maçons d’Andover, un trou perdu du Hampshire, qui avaient fondé les Troglodytes en 1964 avec deux autres enfants du cru, le guitariste-chanteur Howard Mansfield et le guitariste Dave Wright. L’année suivante, ces derniers étaient remplacés par Chris Britton et Pete Staples (deux anciens de Ten Foot Five, un autre groupe d’Andover) – un changement de formation qui obligea Presley à s’improviser chanteur, une décision prise à contrecoeur, mais dont les quatre amis auront tout lieu de se féliciter quelques mois plus tard.

Par chance, l’ex-manager des Kinks, Larry Page, les entendit interpréter le fameux You Really Got Me de ses anciens protégés dans un pub, abrégea les Troglodytes en Troggs, et leur fit décrocher un contrat d’enregistrement avec CBS, dont le premier fruit fut Lost Girl (écrit par Presley), publié en février 1966. Si ce fruit disparaît sans laisser de traces, il en va tout autrement du second simple du groupe, le célébrissime Wild Thing, une chnason de Chip Taylor, dont l’ensemble américain Jordan Christopher & The Wild Ones avait déjà enregistré une version on ne peut plus obscure.

Démarquage éhonté des trois accords du Louie Louie popularisé par les Kingsmen, Wild Thing est une illustration parfaite de ce qu’une interprétation inspirée peut faire d’une composition somme toute ordinaire. Fidèle à l’image que suggérait leur nom, les Troggs maltraitaient leurs instruments avec la violence obstinée d’hommes des cavernes occupés à dépecer le produit de leur chasse ; Presley, chef de la tribu, en chantait les paroles à double sens avec une lubricité qui fit hausser quelques sourcils du côté des programmateurs de radio. Coup de génie, le solo était confié, non à une guitare électrique, mais à un ocarina, sorte de pipeau incongru, choix à la fois superbe et imbécile, deux adjectifs qui reviennent souvent à l’esprit lorsqu’on parle des Troggs.

CBS n’avait engagé le groupe que pour un seul 45 tours, et Page dut prendre son bâton de pélerin et frapper à la porte de Fontana pour obtenir un nouveau contrat de distribution pour son label, Page One. La déferlante ne mit que quelques semaines à tout balayer sur son passage. Sorti en avril, Wild Thing (avec lequel Jimi Hendrix enflammera le public du festival de Monterey en 1967) atteignit le n°2 au hit parade britannique en mai et, le 9 juillet le n°1 du Top 100 américain. Une composition pleine de charme de Presley, With A Girl Like You, confirmait la position de force des Troggs au Royaume-Uni au mois d’août – seul n° 1 de leur carrière dans leur pays natal – tandis que leur premier album, From Nowhere, entrait simultanément dans le Top 10.

Presley, dont le réel talent de compositeur est trop souvent estimé, écrivit également I Can’t Control Myself (n°2 britannique, octobre 1966), une autre chanson dont la lubricité (ce classique s’ouvre par l’un des plus beaux cris de frustration "Oh, no !", de l’histoire du rock) valut au groupe quelques problèmes avec la BBC. Les fans, eux, en redemandaient. Entre deux tournées britanniques longues de plus d’un mois, les Troggs trouvèrent le temps d’appliquer leur traitement de choc à une autre composition de Chip Taylor (créé par Evis Sands trois ans plus tôt aux Etats-Unis), Any Way That You Want Me, n°8 au Royaume Uni au tout début de 1967, rapidement suivi d’au autre hymne paillard de Presley, Give It To Me (mars 1967) et d’un deuxième album, Trogglodynamite, dont la pochette représentait les qautre gailleurs v^étus de peaux de bête dans une caverne. A sa façon, l’apogée du style des Troggs, serait-on tenté de dire, et une illustration parfaite d’une réputation qui devait malheureusement commencer à se révéler contre-productive quelques mois plus tard.

Le rock des Troggs tirait une grande partie de la force de son innocence, une vertu dont la pop d’alors s’éloignait à une vitesse exponentielle. Les Beatles avaient sorti Revolver et préparaient leur Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band dans un Londres sous le choc du Summer of Love ; les Rolling Stones exploraient le psychédélisme dans Their Satanic Majesties Request ; Brian Wilson et ses Beach Boys promettaient de révolutionner le rock avce un Smile attendu comme la venue d’un Messie; bref, l’heure était au progrès, à la découverte et au LSD. Pas en fait la tasse de thé des Troggs qui, en fait, lui préféraient nettement la bière rousse. Non que Presley et ses compagnons n’aient pas possédé le talent nécessaire pour s’adapter à ce nouveau paysage de la culture populaire. Mais on les avait trop souvent décrits comme de joyeux crétins pour écouter de très près la pop si joliment ouvragée de leurs disques suivants.

Pour Britton, le coup fut si dur qu’il quitta le groupe en avril 1967, exaspéré par l’emprise de la drogue sur la scène musicale londonienne ; sur l’instigation de Page, le groupe mit même en place un boycott des salles de concerts britanniques suspectées  de servir de marché aux trafiquants. Avec le recul, une décision courageuse, mais qui ne fit rien pour améliorer l’image du groupe auprès de ses contemporains.

Night Of The Long Grass (tube plus modeste en juin 1967), avec ses échos de psychédélisme, prouvait cependant que les Troggs étaient prêts à faire quelques concessions à l’air du temps. Après un Hi Hi Hazel anodin (août 1967), il sembla même qu’il aient réussi leur mue, lorsque l’adorable Love Is All Round attignit le n°5 du classement des meilleures ventes en novembre (et le n°7 aux Etats-Unis en mars 1968, leur dernier tube outre-Atlantique). Mais cette réussite s’avéra un feu de paille : Little Girl (mars 1968) peina à pénétrer dans le Top 40 britannique, et l’album Love Is All Around reçut un accueil désastreux.

En 1969, les Troggs avaient pratiquement cessé d’exister. Presley y alla de son simple en solo (Lucinda Lee), tout comme Bond (Anything For You); Britton, hors course depuis deux ans, gravait un album totalement oublié (As I Am), avant de s’exiler au Portugal pour y ouvrir une boîte de nuit. Handicapé par la perte d’une action en justice contre Larry Page, ce qu’il restait du groupe survécut à grand peine en tournant sans relâche sur le circuit univesitaire, toujours très actif au Royaume Uni. En 1972, avce une formation modifiée (Staples était parti, le guitariste Richard Moore et le bassiste Tony Murray étaient les nouveaux arrivants) les Troggs décrochèrent on ne sait comment un nouveau contrat d’enregistrement avec les disques Pye. Entrés en studio pour y graver des versions toutes personnelles de classiques comme Satisfaction et Good Vibrations (une mise à plat presque surréaliste du simple le plus complexe des années 60, devenue depuis l’objet d’un véritable culte), les Troggs en sortirent avec un album qui ne vit le jour qu’en 1976 (The Troggs).