Hank Williams

 

Personne ne symbolise davantage la Country Music de l'après-guerre que Hank Williams. Il a largement contribué à s'inspirer de la tradition pour en redéfinir les éléments et à les moderniser. Son influence continue largement à se faire sentir. Et personne n'a autant fait pour étendre au reste de l'Amérique et au monde entier ce qui était avant lui d'abord un genre régional.  Durant sa courte vie, Hank Williams a enregistré une oeuvre brillante, connu un moment d'énorme succès et compo­sé certains des plus grands standards de la Country Music repris par d'innombrables artistes bien au-delà de ce domaine. Mais c'est sa vie tourmentée, sa figure de loser aux traits tragiques ainsi que l'atmosphère de blues irrémédiable dans laquelle baigne toute son oeuvre qui ont forgé sa légende. Hank Williams est à juste titre considéré comme un des artistes les plus importants de la musique populaire du XXe siècle.

 

Une enfance difficile

 

Pour la plupart des habitants du Sud des Etats­-Unis, Blancs et Noirs, la vie était dure, pauvre, sans espérance, à l'horizon limité; Hank Williams n'a pas échappé à la règle.

 

Hiram (ou Hiriam) Williams naît le 17 septembre 1923 à Mount Olive West dans l'Alabama, le troi­sième et dernier enfant de Elonzo Huble Williams, d'ascendance en partie Cherokee et de son épouse Jessie «Lillie» Skipper. L'enfant est chétif, sans vigueur, handicapé par le spina bifida, une maladie congénitale de la moelle épinière. Cela lui donne une démarche claudicante, penchée en avant. On l'appellera toujours Harm ou Skeets avant qu'il impose lui-même Hank. Le père, Elonzo, «Lon» est un petit forestier qui passe l'essentiel de son temps à boire les revenus du ménage. Son alcoo­lisme lui vaudra d'être hospitalisé et interné durant de longues années à partir de 1930 et c'est Lillie qui doit élever la famille. Elle déménage chez des parents dans la bourgade voisine de Georgiana où Hank sera élevé avec ses cousins, les Mc Neils. Les revenus sont faibles et, dès l'âge de huit ans, Hank passe plus de temps comme vendeur à la sauvette pour arrondir les fins de mois de la famille que sur les bancs de l'école. Lillie, qui tient l'orgue à l'Eglise locale, s'aperçoit de l'intérêt de son fils pour la musique et l'envoie suivre les cours d'une école de gospel affiliée à l'Eglise Méthodiste de James D. Vaughan. Il apprend le système de notation musicale dit des shaped notes mais encore davantage la manière de façonner des folk hymnodies: comment s'adresser à un public semi-illettré et lui faire com­prendre avec des mélodies simples et des mots courants la profondeur de ses sentiments. Les nombreux gospels composés par Hank Williams viennent en droite ligne de cette courte et unique formation. Mais le reste de son oeuvre - morbidité, superstition, malédiction menaçante, sens du péché - est certainement aussi redevable de cette expérience.

 

C'est en traînant dans les rues de Georgiana que Hank rencontre Rufus (Rufe) Payne, un guitariste et chanteur noir surnommé Tee-Tot à cause de sa boisson favorite: un mélange d'alcool maison et de thé. Quand il ne joue pas blues et folk songs, Tee­Tot travaille comme livreur du principal drugstore de la bourgade. Comme le dira Hank dans une interview au Montgomery Advisor en 1951 : « Tee-Tot jouait dans les rues de la ville et dans les bars du quartier noir. Il fallait voir comment il s'y prenait pour mettre tous ceux qui l'écou­taient dans sa poche, les Noirs comme les Blancs. Moi, je cirais les chaussures, je vendais des journaux et surtout je suivais ce vieux Noir pour qu'il m'apprenne ses trucs, à jouer de la guitare comme lui... Tout ce que je sais en musique vient de ce vieux Rufe ». Payne se plaindra à Ullie de ce que son fils le colle un peu trop mais il lui donnera les leçons deman­dées. Grâce à Rufe, Hank Williams acquière le sens du rythme et du tempo, ce swing paresseux même sur les morceaux rapides et ce feeling bluesy qui baignent toute sa musique et qui sont une des clés de son succès.

 

A cause de ses insuffisances physiques, les seuls loisirs de Hank sont la musique et le cinéma le samedi après-midi. Comme beaucoup de jeunes ruraux de l'époque, il s'identifie aux vedettes des westerns chantants et porte bientôt chapeau de cow-boy, ceinture et bottes. C'est ainsi que sa vocation de musicien se dessine. Lorsqu'en juillet 1937, sa mère part s'installer à Montgomery, une des grandes villes de l'Alabama, pour y tenir une pension de famille, Hank se met à jouer avec des orchestres Hillbilly locaux et à com­poser des chansons. En 1940, il n'a plus d'autre profession que celle de musicien qu'il exerce au sein de petits medicine shows. Employé d'un médecin auto-proclamé, Hank est le musicien­ bonimenteur qui joue et chante à partir de l'arriè­re d'une camionnette avant de vendre l'élixir miracle qui guérirait tout.

 

  Audrey et les débuts en studio

 

C'est au cours d'un de ces medicine shows que, durant l'été 1943, Hank va séduire une jeune spec­tatrice, Audrey Mae Sheppard. Audrey qui est née la même année que Hank avait déjà été mariée et mère d'une petite fille, Lycrecia Guy, qui vivra avec Hank durant leurs années de vie commune. Malgré une absence de talent autant vocal que scénique que tout le monde soulignera, Audrey a aussi l'am­bition de devenir une chanteuse de Country et elle fera tout pour être associée au succès de Hank. Le couple s'unit officiellement en décembre 1944 tandis que Hank Williams commence à attirer l'at­tention au-delà des medicine shows et des bars miteux qui étaient son lot depuis qu'il avait entre­pris une carrière de musicien.

 

Cependant, il est déjà un des favoris du public de Montgomery. On le voit jouer presque chaque soir, dans les pires Honky Tonky  blancs, finissant généralement par se saouler et se bagarrer, ce qui lui vaudra de nombreuses cicatrices. Il joue aussi fré­quemment dans les bars du quartier noir où il se produit avec des musiciens de blues, chantant des standard - comme Matchbox blues ou Bottle up and go que, malheureusement, il n'enregistrera jamais. En outre, il assure souvent les premières parties de nombre de vedettes de la Country Music lorsqu'elles viennent se produire à Montgomery. C'est ainsi qu'il peut faire la connaissance de plu­sieurs de ceux dont il apprécie beaucoup la musique. Il rencontre celui qu'il place au-dessus de tous les autres, Roy Acuff, sans doute en 1945, et réussit à l'intéresser à ses compositions.  Il fait de même avec le chef d'orchestre de Western Swing, Pee Wee King et lui vend un de ses spiri­tuais, Peace will come que King enregistrera. Grâce à Audrey, il fait traiter son alcoolisme en 1945 et réussira ainsi à rester sobre quelques années. Hank et Audrey gagnent Nashville. Le plus important programme radiophonique de Country Music, le Grand Ole Opry le refuse mais Hank réussit quand même à vendre quelques unes de ses compositions à Molly O'Day qui enregistre Six more miles to the graveyard et I don't care if tomorrow never comes.

 

Le succès de ces titres attire l'attention des pro­ducteurs Fred et Wesley Rose qui ont, avec Roy Acuff, créé Acuff/Rose Inc., une entreprise d'édi­tion musicale qui comprendra le gotha de la Country Music.

 

Lorsque le financier Al Middleman, propriétaire du label indépendant Sterling, cherche à créer un catalogue Country, les Rose lui recommandent Hank Williams. C'est ainsi que Hank fait ses débuts en studio accompagné des Wills Brothers, un groupe de Country traditionnel­le, le 11 décembre 1946. Il n'enregistre alors que des spirituals, ce qui ne lui vaut qu'un petit succès d'estime, l'heure étant alors bien davantage aux chansons pour Honky Tonks à la façon swin­guante et débridée de la Country Music califor­nienne qu'à des gospels parlant de Dieu, de la mort et de sa maman. Sterling reçoit le message: la voix de Hank a attiré l'attention mais le public veut autre chose de plus moderne.

 

Le 13 février 1947, Hank Williams grave une nou­velle séance pour Sterling et recadre sa musique. Derrière lui, les Wills Brothers au son montagnard ont été remplacés par des musiciens de Nashville avec probablement le guitariste électrique très jazzy, Little Joe Pennington. Hank signe une pre­mière version de Honky Tonk blues ainsi que I don't Care et surtout le brillant Pan American une ancienne pièce du folklore américain à propos d'un train entièrement transfigurée par le swing de Hank et du gui­tariste électrique. Cette fois, le succès est au rendez-vous. Les 78t atteignent des ventes suffisantes pour que Sterling ne puisse plus suivre sa vedette et que les Rose s'avisent de l'avenir de leur poulain. Ils prennent alors sa carrière en main.

 

  MGM et le succès

 

En mars 1947. le géant de Hollywood, MGM, déci­de de se lancer dans le marché du disqne, notam­ment dans le secteur Country & Western. On confie à Frank Walker, un producteur-vétéran de chez RCA, le soin de faire signer sur MGM des vedettes confirmées (ce sera le cas de Bob wills) ou de nouveaux talents prometteurs. Fred Rose recommande tout de suite Hank Williams. Le 21 avril 1947, Hank enregistre sa première séance pour MGM avec l'orchestre de Red Foley, notamment le superbe guitariste Zeke Turner et le fiddler Tommy Jackson. Cela donne deux remar­quables pièces: I saw the light, l'archétype du gos­pel à la Hank Williams, empli de mouvement et d'âme; et surtout More it on over, une formidable pièce swinguante sur tempo rapide qui annonce nettement le Rockabilly à venir. Les leçons de Rufe Payne ont de toute évidence porté leurs fruits! Le public ne s'y trompe pas. Et avec la distribution importante de MGM, Move it on over entre dans le Hit Parade Country & Western dès août 1947. Le magazine professionnel Billboard consacre sa pre­mière page à Hank Williams et le surnomme le Sinatra de la ballade western ! Cela vaut à Hank un surcroît de concerts et de tournées, cette fois mieux payés. Mais Rose et Walker sentent le potentiel de leur artiste.

 

Ils le ramènent dans les studios début août pour une nouvelle séance d'enregistrement avec Zeke Turner qui aboutit à Fly trouble. une pièce à l'hu­mour débridée qui évoque les meilleures compo­sitions de Merle Travis, une des grandes yedettes de la Country Music de l'époque. Professionnellement, l'année 1947 se termine bien pour Hank Williams. Il est en train de devenir une vedette de la Country Music, attire les foules par­tout où il passe et touche plus de 20.000 $ de royalties, ce qui lui permet d'acheter une maison à Montgomery, un manteau de vison à Audrey et une autre maison pour sa mère Ullie.

 

L'évènement est salué par la presse locale. Mais la vie personnelle de Hank est nettement moins brillante. Audrey ne cesse de le harceler pour participer à ses shows et enregistrer elle aussi des disques, multiplie les infidélités conjugales et dépense sans compter jus­qu'à provoquer l'exaspération de Fred et Wesley Rose qui mettent en garde Hank Williams. Lui souffre énormément de sa colonne vertébrale. recommence à boire, devient égoïste, violent, s'af­fiche avec des jeunes admiratrices qui lui soutirent le maximum d'argent et dont il ne se souvient plus le lendemain. Tout cela aboutit à un premier di­vorce eutre Hank et Audrey le 26 mai 1948, au grand dam de Hank qui avoue toujours son amour pour sa compagne, malgré les aléas de leur vie commune,

 

Le Louisiana Hayride, mais Lovesick Blues

 

Dans ces années d'après-guerre, une vedette n'était vraiment consacrée qu'en animant un spec­tacle radiophonique, sponsorisé par d'importants moyens publicitaires; Rose approche à plusieurs reprises le Grand Ole Opry, le programme n° 1 de Country Music basé à Niashville. Mais les dirigeauts du spectacle rechignent à employer un homme aussi peu ouvertement vertueux que Hank Williams. Fred et Wesley Rose proposent alors leur artiste au Louisiana Hayride, un tout nouveau pro­gramme de Country & Western, diffusé par la sta­tion KWKH depuis Shreveport. Le public de cette région - beaucoup d'ouvriers du pétrole de Louisiane et du Texas - est traditionnellement très tourné vers la Country Music électrique et dansan­te et peu regardant sur les mœurs de ses favoris. Le programme démarre modestement en avril 1948 avec Kitty Wells et les Bailes Brothers. C'est Hank qui va en quelques mois faire du Louisiana Hayride le grand concurrent du Grand Ole Opry,

 

Dès ses premières apparitions, à la tête de ses Drifting Cowboys, son orchestre régulier, Hank électrise le public et sa réputation se répand comme une traînée de poudre dans toute la région. Il joue de façon incessante le reste de la semaine dans des clubs texans et louisianais dont on doit repousser les murs tant la foule vient en masse l'applaudir. Cette flamme du public ravive celle de Audrey qui renoue avec son ancien mari, vient vivre avec lui à Shreveport et ne tarde pas à tomber enceinte. A nouveau, mais avec toujours la même réponse gênée de ses interlocuteurs, elle tente une carrière personnelle,

 

En décembre 1948, après la fin d'un long boycott des studios par le Syndicat des Musiciens, Hank Williams retourne enregistrer, cette fois à Cincinnati, dans les studios du label King, entouré de certains des meilleurs sidemen maison : une nouvelle fois le guitariste Zeke Turner plus Louis Innis, le steel-guitariste Jerry Byrd et le fiddler Tommy Jackson. Hank qui connaît désormais les réactions de son public s'affirme de plus en plus face à un Fred Rose rigide et têtu.

 

Malgré les objec­tions de Rose, il enregistre Lovesick blues, une pièce du Vaudeville américain, popularisée dans les années 20 par la vedette « blackface »  Emmit Miller, mais que Hank a connue d'après une ver­sion notablement plus country de Rex Griffin. Mais Hank Williams et ses musiciens transfigurent com­plètement le morceau et en font une chanson qui semble constamment osciller entre la bluette amu­sante et la confession tragique. Dès sa sortie, Lovesick blues rencontre les faveurs du public, d'abord dans le Sud Ouest puis à Nashville, enfin partout aux Etats Unis. En mars 1949, Lovesick blues s'installe à la première place du classement national de Country & Western et y restera seize semaines puis demeurera dans le Hit Parade jusqu'en février 1950! Fait exceptionnel, le titre pénétrera aussi dans les Hit Parades Pop bien peu ouverts à la Country Music, donnant l'idée à des crooners de New York ou de Hollywood d'in­terpréter des chansons de Hank Williams en les arrangeant. Certes, Jimmie Davis, Ernest Tubb et Pee Wee King avaient ouvert cette voie financière­ment si fructueuse de la reconnaissance et de la rappropriation nordiste de la Country Music mais c'est vraiment Hank Williams qui la concrétisera définitivement. Hank Williams a dorénavant un statut de superstar ; il devient la tête d'affiche permanente du Louisiana Hayride et est sollicité pour des tournées nationales.

 

Super Star et le Grand Ole Opry

 

Durant l'une d'elles, il est la vedette d'un show comprenant des noms de la Country Music dont, quelques années plus tôt, il n'aurait assumé que les premières parties à Montgomery:  Ernest Tubb, Red Foley ou Cowboy Copas. En fréquentant de près ses collègues, il réalise qu'il n'est pas le seul à s'adonner à la boisson et à mener une vie disso­lue. Leurs beuveries durant cette tournée sont res­tées célèbres.

 

Le 26 mai 1949, Audrey donne naissance à Hank Jr que son père va surnommer Bocephus, le nom du cheval d'Alexandre le Grand, mais surtout celui de la marionnette que le très populaire Rod Brasfield anime sur scène. Cette nouvelle vie de famille entre Hank et Audrey se concrétise par un remariage le 9 août 1949. Pendant un temps, la nouvelle responsabilité d'un enfant semble pous­ser Hank à vivre autrement. Le Grand Ole Opry ne peut plus ignorer celui qui est devenu la super­vedette de la Country Music et fait à Hank un pont d'or afin qu'il rejoigne son progranune à Nashville. Le contrat précise cependant que Hank doit rester sobre sur scène et ne pas rater un seul des spec­tacles prévus. En juillet 1949, Hank fait ses adieux au Louisiana Hayride face à des milliers de fans en pleurs qui lui réclament 17 rappels! Le même mois, il débute au Grand Ole Opry. En novembre 1949, il fait partie d'une sélection de l'Opry desti­née à se produire dans les bases militaires améri­caines en Europe. Une nouvelle fois, il est la vedet­te parmi un aréopage de stars confirmées: Red Foley, Roy Acuff, Little Jimmy Dickens, Minnie Pearl... A Frandort, Munich, Vienne, Berlin ou sur le chemin du retour aux Bermudes, Hank Williams est accueilli en véritable superstar par des Gl's qui ne sont pourtant pas tous des fans de Country Music.

 

A son retour, Hank signe un contrat d'exclusivité avec le manager Oscar Davis aux contacts et à la réussite légendaires. Avec ses disques, il continue d'engranger succès sur succès: Lovesick blues se serait vendu en 1949 et 1950 à deux millions d'exemplaires. Wedding bells, I’m So Lonesome I could cry et My bucket's got a hole on it atteignent chacun la deuxième place des Hit Parades tandis que Long gone lonesome blues et Why don't you love me? sont n° 1. En fait, pratiquement tous ses 78t prennent place dans les classements, souvent dans les dix premières places!

 

Pendant quelques mois, Hank joue six soirs sur sept, réussit à demeurer plutôt sobre et multiplie les interviews dans lesquelles il jure avoir définiti­vement renoncé à l'alcool et se vouer entièrement à sa musique et à sa famille. C'est sans compter avec ses vieux démons et avec Audrey. Leur bonne entente qui a suivi la naissance de Hank Jr ne dure guère. Très vite, elle ne cesse de harceler son mari afin qu'il en fasse elle aussi une vedette de la Country Music, prend les refus des producteurs et des organisateurs de spectacles comme autant de coups bas de la part de Hank. Ici et là, le couple apparaît ensemble sou le nom de Audrey & Hank. De guerre lasse, la MGM accepte même d'enregis­trer la dame en vedette accompagnée des Drifting Cowboys mais elle ne suscite aucun intérêt de la part d'un public qui ne veut que Hank Williams. Et les critiques sont épouvantables, l'un conseillant même à «Mme Hank Williams de renoncer à chanter et de s'occuper plutôt de l'alimentation de son mari qui est d'une maigreur cadavé­rique ». De même, Hank insistera pour enregistrer des monolognes parlés moralisateurs sous le nom de Luke the Drifter qui se vendront d'ailleurs très mal.

 

Sa santé va de pire en pire. Il est en proie à des douleurs de la colonne vertébrale de plus en plus insupportables, ce qui l'amène à prendre des sédatifs de plus en plus puissants, notamment de la morphine dont il ne peut bientôt plus se passer. Les bagarres avec Audrey reprennent de plus belle, notamment lorsque Hank, rentrant plus tôt d'un concert la surprend en galante compagnie.

 

Moanin’ The Blues

 

Très vite, Hank retrouve ses habitudes d'alcoo­lique. Ses excès d'alcool s'additionnent avec ceux de sédatifs. Peu à peu, il semble suivre les traces de son père sur le chemin de la folie éthylique. Il apparaît de plus en plus souvent sur scène l'air hagard, n'arrive parfois plus à jouer et doit laisser sa place à ses musiciens. Un soir, ivre mort, il met le feu à son hôtel. Pendant ce temps, Audrey conti­nue de dilapider les énormes sommes qu'il gagne. Hank n'a jamais beaucoup écouté les conseils de sobriété que son entourage lui prodiguait. Mais maintenant, il s'enferme dans son monde et ne répond plus aux remarques que par de l'autodéri­sion ou des accès de violence furieuse. A la fin de l'année 1950, Oscar Davis refuse de continuer à le manager.

 

Malgré cela, le succès de Hank Williams ne cesse de s'amplifier et ses disques se vendent par cen­taines de milliers dans toute l'Amérique. Ses seuls challengers dans la Country Music sont alors Hank Snow et Lefty Frizzell avec lequel il tourne à plusieurs reprises. La rivalité et la froideur des premiers contacts entre les deux principaux créateurs de la Country Music moderne céderont la place à une réelle camaraderie. Après quelques tentatives infructueuses avec des musiciens de studio, Fred Rose accepte que Hank enregistre avec ses Drifting Cowboys. Vivant avec lui une bonne partie de l'an­née, prenant soin de lui sur scène comme sur la route ou à l'hôtel, ils ont l'habitude de le mettre en conditions et obtenir le meilleur de lui-même.

 

Il faut dire un mot de ces excellents musiciens que sont le guitariste électrique Sammy Pruett, le steel­guitariste Don Helms, le violoniste Jerry Rivers ou le bassiste Hillous Butrum. Ils assurent à leur légendaire leader un soutien sans faille, un rythme constant et une atmosphère pleine de feeling. La séance du 31 août 1950 est particulièrement réussie avec Moanin' the blues, encore un chef d'œuvre et un nouveau succès du disque. Celle de mars 1951, toujours avec les Drifting Cowboys, est du même superbe niveau avec des compositions aussi remarquables que Howlin' at the moon et Hey good lookin’ que - selon Little Jimmy Dickens - Hank aurait écrites en une heure durant un trajet d'avion dans lequel ils voyageaient côte à côte! Le titre atteint la deuxième place des Hit Parades de Country & Western et est repris par le crooner italo-américain Frankie Laine qui en fait un grand succès de Variétés.

 

Les activités abondantes de Hank Williams ne reflè­tent pas la réalité de son état de santé et il ne se passe pas de mois sans que la presse musicale n'annonce une nouvelle concernant la superstar de la Country Music. Il publie sous son nom  Hank Williams tells how to write Folk and Western Music to sell, un manuel assez vague d'ailleurs sur la manière de composer des chansons à suc­cès dans le domaine de la Country Music. En fait, le livre est écrit par Jimmy Rule, un professeur de mathématiques qui gravite dans le monde musical de Nashville.

 

MGM, impressionné par le charisme sur scène de Hank Williams, lui propose de faire carrière à Hollywood. Hank, plutôt récalcitrant, accepte de gagner la Californie. Il apparaît dans différents spectacles télévisés à la mode (The Kate Smith Evening Hour ou The Perry Como Show), ce qui lui vaut l'attention de gens qui n'écoutaient jamais de Country Music. Il fait quelques bouts d'essais cinématographiques sous la direction de Dore Schary, un des producteurs très influents de la MGM.

 

Mais Hank ne semble pas vraiment dési­reux de tenter sa chance dans le cinéma. La pre­mière rencontre avec Schary est restée dans les annales tellement elle a été catastrophique: Hank pose ses bottes sur le bureau du producteur, rabat son stetson sur ses yeux et répond aux questions par des monosyllabes ou des grognements! Plus tard, Hank Williams confiera: «j'aurai bien voulu jouer au cinéma mais je n'aimais pas ces gens avec leurs bonnes manières pleines de condescendance".

 

Sa réputation de compositeur ne cesse de s'étendre. Il est sollicité par tous les grands chan­teurs de Pop américaine: Tony Bennett, Frankie Laine, Bing Crosby, Rosemary Clooney, Bob Hope... Mais sa vie privée semble de plus en plus chao­tique. Son spina bifida lui cause des douleurs per­manentes de plus en plus insoutenables Il décide de se faire opérer en mars 1951 et place tous ses espoirs dans cette intervention. Mais la chirurgie ne donne rien d'autre qu'une nouvelle souffrance supplémentaire. Alors, il boit de plus en plus, se drogue toujours davantage. Il est hospitalisé d'ur­gence en mai 1951 en proie à une crise de démen­ce éthylique et encore à plusieurs reprises dans l'année. Quant à ses soirées, elles finissent tou­jours par des bagarres plus ou moins violentes et des séjours en prison. Son mariage est un échec total: Audrey, à nouveau enceinte, décide seule d'avorter, multiplie les infidélités. Un soir, Hank lui tire dessus. Le couple se sépare enfin en janvier 1952. Hank décide alors de revenir habiter chez sa mère!

 

La dernière année

 

Le divorce définitif sera prononcé en juillet 1952 au large bénéfice de Audrey. Non seulement elle obtient la garde de HankJr mais aussi 50 % de tous les royalties passées et à venir sur les compositions de Hank Williams à la seule condition qu'elle ne se remarie pas. Clause qu'elle observera avec beau­coup d'attention! Comme le résume un magazine populaire de l'époque : «She got the goldmine, he got the shaft» (Elle a obtenu la mine d'or, lui a eu le puits).

 

Ce divorce que Hank n'avait pas réellement sou­haité ne fera qu'accélérer sa déchéance. Sur le plan personnel, la dernière année de la vie de Hank Williams sera sombre, presque une longue agonie. Il a une liaison avec une de ses fans, Bobbie Jett qui prétendra longtemps après la mort de Hank qu'elle a eu une fille de lui et fera des pieds et des mains pour obtenir une partie de l'hé­ritage! Il fait ensuite la connaissance de Billie Jean Jones, alors la petite amie du chanteur Faron Young. Billie Jean est alors âgée de 19 ans, a déjà été mariée une fois. Elle prend soin de Hank et le convainc de l'épouser en grande pompe, ce qui provoque la colère de Audrey qui tente de s'interposer, menace Hank de lui interdire définitivement de voir son fils! Malgré cela, Hank et Billie Jean se marient à la Nonvelle Orléans le 18 octobre 1952, ce qui permettra à Billie Jean de tenter, elle aussi, une carrière sous le nom de «Mrs Hank Williams» avant d'épouser Johnny Horton, une autre grande vedette de la Country Music!

 

La santé de Hank ne cesse de se détériorer. Son spina bifida provoque des douleurs de plus en plus insupportables et maintenant une incontinence qu'il ressent comme une nouvelle déchéance phy­sique. Cela accentue encore - si c'est possible - sa tendance à l'alcoolisme. Il reste ivre des semaines entières. Le mélange de sédatifs et d'alcool lui vaut de multiples séjours à l'hôpital. Il semble ne plus s'intéresser à son public, se contente de plus en plus souvent de jouer deux ou trois morceaux puis quitte la scène, laissant ses Drifting Cowboys gérer la colère de ses fans. Le sommet de cette désinvol­ture est atteint lors d'un concert à La Lafayette. Hank monte sur scène, sourire aux lèvres, et lance au public survolté: «Vous avez tous payé pour voir le vieil Hank, n'est-ce pas? Après de longues ovations, il reprend: Eh bien, vous m'avez vu!». Puis il tourne les talons et quitte la scène pour ne plus revenir. Malgré cela, les ventes de ses disques ne cessent d'augmenter. Les séances d'enregistrement sont de plus en plus difficiles mais donnent encore lieu à de grands moments et des succès considérables comme le magnifique Honky Tonk blues, Half as much (n°2 au Hit Parade Country & Western), Jambalaya (on the bayou) une pièce pop inspirée du musicien cajun Chuck Guillory qui atteint le n°1 du classement Country & Western en août 1952 puis passe rapidement dans les Hit Parades de Variétés; Settin' the woods on fire et le prémo­nitoire Ill never get out of this world alive qui s'installe au sommet des Hit Parades en décembre 1952, quelques jours avant la mort de Hank.

 

Ces énormes succès du disque lui valent de nou­veaux engagements prestigieux qu'il a du mal à honorer. Iljoue à Las Vegas plusieurs soirs devant un public en smoking qui l'applaudit poliment. «Ils me glaçaient le sang» dira-t-il de cette expé­rience. Après Jambalaya et face à une demande constante des auditeurs, le Grand Ole Opry lui pro­pose de le reprendre en vedette de son spectacle. Les plus grosses stars des Variétés américaines reprennent ses chansons en les arrangeant à la sauce pop et le sollicitent encore et toujours afin qu'il leur compose des textes. Mais Hank n'est plus guère capable de répondre à de telles demandes. Il passe son temps dans les hôpitaux ou les pri­sons, rate de plus en plus de shows, est finalement exclu du Grand Ole Opry, vend tous les biens qu'il possédait à Nashville pour une bouchée de pain, retrouve une nouvelle fois le Louisiana Hayride, prêt à l'accueillir quelque soit son état.

 

Et ce qui semblait inéluctable à ceux qui le fréquentaient de près arrive. Le 31 décembre 1952, il engage Charles Carr, un jeune chauffeur, afin de le conduire à Canton (Ohio) où il doit jouer pour la nouvelle année. La météo est exécrable et Hank grelotte à côté de Carr, prend comme souvent un cocktail de sédatifs et d'alcool pour trouver le repos. Il s'endort enfin mais pour ne plus se réveiller. A l'aube, Carr s'arrête à une station servi­ce, secoue Hank qui ne répond plus et est déjà froid. un médecin constatera la mort par arrêt car­diaque, sans doute dû au mélange de drogues et d'alcool. La mort de Hank Williams fait les gros titres des journaux dans tous les Etats-Unis! Son enterre­ment donne lieu à une manifestation gigantesque. A côté de dizaines de milliers de fans en larmes, on trouve deux veuves éplorées, le gotha de la Country Music, Ernest Tubb, Roy Acuff, Red Foley et son tube du moment Ill never get out of this world alive est diffusé par d'énormes haut-parleurs! A cause de sa mort et de la publicité qui s'ensuit, le titre demeure dans les classements Country & Western et Variétés pendant presque toute l'année 1953, rejoint assez vite par des titres enregistrés précédemment mais pas encore édités! Durant une bonne décennie, MGM ne cessera de fouiller dans ses archives et agrémentera démos et bouts d'essais d'orchestra­tions posthumes pour sortir de nouveaux titres par celui qui demeurera longtemps la plus grosse vedette de l'histoire de la Country Music.

 

Un charisme hors du commun

 

L’œuvre que nous laisse Hank Williams est évi­demment de tout premier plan, étonnamment remarquable pour avoir été enregistrée sur une période aussi courte. Comme beaucoup d'autres «géants » de la musique populaire américaine, Hank n'a pas véritablement innové. Il n'a certaine­ment pas créé le genre Honky Tonk qui allait deve­nir la colonne vertébrale de la Country Music jus­qu'à nos jours. Ernest Tubb, Merle Travis et quelques autres sont bien davantage à créditer. A ses débuts discographiques, Hank n'émarge d'ailleurs même pas à ce genre, se cantonnant à des ballades appalachiennes à la façon de Roy Acuff qui restera une de ses principales sources d'inspiration. Mais en embrassant les canons du style Honky Tonk, Hank leur a donné une profon­deur émotionnelle, un éclairage particulier, un attrait irrésistible et quasiment universel. Hank, plus qu'aucun autre de ses pairs, était capable d'une introspection particulière. Mieux que nul autre, il réussissait à puiser son inspiration dans les profondeurs de son âme solitaire et tourmen­tée, à transformer ses démons en autant d'images puissantes qu'il savait transcrire en mots simples et en mélodies évidentes. Qui laissaient une trace indélébile chez ses auditeurs, bien au-delà des fans habituels de la Country Music.

 

Mais quelle que soit sa grandeur, la musique enre­gistrée n'est qu'une des raisons de l'immense suc­cès de Hank Williams et de sa popularité qui ne s'est pratiquement jamais démentie depuis sa mort. Tous ceux - et ils ont été très nombreux, Hank attirant jusqu'à 15000 spectateurs lors de certains de ses concerts - qui ont eu l'occasion de le voir jouer ou, mieux encore, de l'approcher ou de le connaître témoignent de son exceptionnel charisme, Comme l'affirmera Roy Acuff : «Il suffi­sait de voir une fois Hank Williams pour avoir l'impression qu'on voudrait toujours l'en­tendre, La plupart de ses spectateurs sont deve­nus de fidèles fans qui ont acheté et racheté ses disques tout au long de leur vie ».

 

C'est Allan Rankin, un journaliste de Montgomery, qui a suivi Hank qui écrit: «Hank avait une voix qui vous électrisait, faisait frissonner votre moelle épinière et se soulever la peau de votre nuque». Minnie Pearl, une des principales vedettes du comique-country, qui a souvent été en tournée avec Hank Williams témoigne elle aussi: «Hank était doté d'un véritable magnétisme animal, quelque chose qui vous prenait aufond de vous­même, Penché en avant tandis qu'il chantait et jouait, faisant rouler et tanguer son corps, tou­jours en mouvement, il savait séduire et captiver son auditoire en quelques secondes, Les filles, particulièrement, étaient folles de ses manières",

 

Et Uttle Jimmv Dickens d'ajouter «Dès qu'il montait sur scène, n'importe quelle scène, même le pire des Honky Tonks où personne n'écoute vraiment la musique, Hank réussissait à captiver l'audience. Il semblait hypnotiser les gens et il lui suffisait de se pencher vers le micro et d'esquisser son sourire enfantin pour qu'on entende une épingle tomber sur le sol»,