Frank Zappa
Zappa est trop sous-estimé par le grand public, qui
connait moins bien son nom que ceux de Hendrix ou Presley. C'est
peut-être parce qu'il était contestataire, génialement foutraque, en marge de
l'industrie du disque, et que sa musique se voulait avant-gardiste que Zappa
doit encore être expliqué aux jeunes générations. D'autant que l'Amérique ne
mettra sans doute jamais à l'honneur ce trublion, cet électron trop libre.
L'Amérique bien pensante n'aime pas la radicalité.
Capable de diatribres contre les télé-évangélistes, les
politiciens véreux ou les nababs de l'entertainment, Zappa, que certains
auraient bien aimé voir se présenter aux présidentielles de 1992, ne pratiquait
pas une musique conçue comme un "un adoucissant pour les moeurs". Il
a conçu sa vie de sorte à être le poil à gratter de l'Amérique. Qui en manque
cruellement en ce moment : pour un Michael Moore authentiquement rebelle,
combien d'Eminem aux scandales intelligement entretenus par une presse en
manque de sensations ?
Absolutely
free |
Hot rats |
Chunga’s revenge |
You are what
you is |
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1967 CD |
1968 CD |
1970 CD |
1981 GD |
Zappa nait
le 21 décembre 1940 à Baltimore, USA, dans une famille pas bien anglo-saxonne
protestante, voire même carrément métissée. Passons rapidement. Néanmoins, même
l’encyclopédie universalis mentionne le fait que Zappa fout le feu à son école
et se fout de la gueule de son père parce que celui ci bosse pour une
entreprise qui fabrique des armes. Il joue dans un groupe de rock durant sa
jeunesse, comme batteur, avant de se mettre à la guitare et à la composition.
Ecoute Varese, Stravinsky, du blues et du Rn’B (Richard Berry,
Muddy Waters, ...…) ainsi que les groupes de doo-wop comme les Drifters.
Toutes les
premières expériences de Frank Zappa se catalysent à l'intérieur d'un lieu
unique situé à Cucamonga, le Studio Z, tout à la fois laboratoire
d'expérimentation et maison de production dont Zappa est le coanimateur avec un
certain Paul Bluff. Mais en 1964, entraîné par un faux vendeur de voitures, en
réalité un véritable agent du FBI, Zappa compose la musique d’un film porno. Il
est jugé et condamné à quinze jours de prison ferme, mais aussi à ne pas
s’approcher d’une mineure sans surveillance d’un adulte responsable pour cet
acte odieux; et plus grave, le Studio Z est fermé. Outre de le faire rire, ceci
aura pour effet de le faire échapper à l’incorporation à l’armée pour partir au
Vietnam. Bref, période de disette, comme on dit, assez classique chez les
musiciens qui ne se prostituent pas pour les boites qui produisent des disques
comme si c’était du yaourt, avant de trouver une certaine stabilité, avec les Mothers
of Invention, groupe fétiche de nombreux admirateurs du personnage. On est
alors en 1966 – 68. Les premiers albums sortent, et pas dans l’indifférence
générale. Malgré une certaine inaccessibilité, les premières œuvres trouvent un
public. A partir de là, tout va très vite. Jusqu’à 1975, c’est Zappa & the
Mothers of Invention, qui révolutionnent à peu près tout, aussi bien dans leur
musique, calibrée du début à la fin pour être profondément originale et,
surtout, parfaitement interprétée, que dans ce qu’on pourrait appeler leur
attitude scénique. Un extrait d’une émission française de 1968 ou les Mothers
jouent pour le public français est assez parlant à ce sujet. Du point de vue
musical, on oscille entre le jazz, l’opéra rock, ce qu’on appelle la «musique
contemporaine» et le bordel intégral. Sortie cinéma de 200 motels,
«documentaire surréaliste» censé raconter le quotidien d’un groupe de rock en
tournée, mais en fait film totalement délirant dont il serait très difficile de
faire un résumé cohérent, avec, bien évidemment, une bande son terrible. Petit
détail : dans le film, c’est Ringo Starr, oui, le batteur des
Beatles (alors séparés ou en cours de séparation) qui tient le rôle de Zappa.
Pour ce qui
est de cette première période, il serait bien difficile de dire quels sont les
albums les plus marquant, tant ils sont tous excellents. On se bornera donc à
en décrire succinctement quelques-uns uns.
Freak Out (1965) ainsi que le disque suivant, Absolutely Free (1967),
truffé d'allusions à Stravinsky, et de chansons bizrroïdes, tiennent à la fois
du collage, du happening, du telescopage d'images sonores, du théâtre de
l'absurbe ou d'une émission de radio parfaitement délirante, le tout au service
d'une critique sociale et politique particulièrement acerbe. En dépit d'une
technologie assez frustre, ces deux albums sont animés d'une passion pour le
montage, le mixage et toutes les métamorphoses et autres manipulations de la
bande sonore dont Zappa ne départira jamias tout au long de sa vie.
We’re only in it for the money, ce
qui veut littéralement dire que Zappa fait de la musique uniquement pour le pognon,
ce qui est évidemment tout sauf vrai, porte sur sa couverture une photo
parodiant le Sergent’s pepper des Beatles. Le ton est donné. Zappa n’est pas un baba
cool. C’est un album globalement assez bordélique, avec des voix modifiées, des
bruits collés les uns aux autres (on rappellera au profane que le numérique
n’existait alors pas, et qu’il fallait se faire suer à découper les bandes et à
en recoller des morceaux pour arriver au résultat escompté), mais aussi des
morceaux nettement plus « classiques » au niveau de leur
construction, comme le what’s the ugliest part of your
body ? The
Grand Wazoo et Waka
Jawaka (1972),
albums franchement jazz tendance big band, pas forcément faciles à réaliser du
fait d’un manque chronique de pognon, mais absolument somptueux et, là encore,
profondément originaux. Roxy and Elsewhere, live plutôt très jazzy aux partitions hallucinantes. Etc. Pour
un bon aperçu, le profane pourra se jeter sur You
can’t do that on stage anymore Volume 2, qui est en
fait la version intégrale d’un concert donné en 1974 à Helsinki.
1975. Zappa
engage Terry Bozzio (qui a alors 19 ans), et se lance dans quelque chose
d’un peu différent. C’en est fini des Mothers of Invention. Sort alors Zoot Allures, un album dont il paraît qu’il
a été un peu boudé par les fans.
Effectivement,
Zappa casse le rythme, avec des morceaux nettement plus «esthétiques», lui qui
avait habitué son monde à un certain bordel organisé. Rien de tout ça dans Zoot Allures, mais de sacrées belles
pièces. Zoot Allures, le morceau éponyme, pour commencer, qui deviendra un classique
zappaïen, et Black Napkins, sorte de long solo effrayant de génie et de lyrisme (c’est bien
ça, qui est nouveau, le lyrisme, d’un certain point de vue). De ces deux morceaux, Zappa en dira plus tard qu’ils constituent
le meilleur de sa musique, peut-être en réaction au dédain des fans qui
n’arrivaient pas à se consoler de la disparition des Mothers of Invention.
A partir de
là, Zappa change un peu de ton. Bien qu’il ait toujours été globalement assez
agressif vis à vis de la connerie humaine, ceci prend de plus en plus de place.
De là à dire que la musique passe au second plan, il y a un pas qu’il serait
indécent de franchir. Néanmoins, un album comme Joe’s Garage est assez parlant.
Opéra-rock en 3 actes, l'album est d’abord un gros fouttage de gueule, mais
aussi est peut-être surtout un pamphlet anti-pudibonderie républicaine. Zappa
s’engage à sa manière, sans jamais se laisser aller aux bons sentiments
poisseux, toujours en se moquant, en ridiculisant. Zappa raconte l’Amérique des
Républicains (qu’il exècre), la morale sexuelle de frustrés, le conformisme
crasseux, la technique du bouc-émissaire. En plein règne de Reagan, Zappa sort
les crocs et prend un malin plaisir à truffer ses morceaux de vannes bien
grasses sur les conducteurs de poids lourds, sur les frasques sexuelles des
curés avec les «catholic girls». En provocation, il sort un triple album
instrumental intitulé shut un and play yer guitar, au dos duquel on explique précisément que Zappa n’a même pas
besoin de parler. La musique est suffisante. Dans Joe’s garage, qui sort à peu près en même
temps, on trouve ceci : "Information is not knowledge / knowledge
is not wisdom / wisdom is not truth / truth is not beauty / beauty is not love
/ love is not music / music is the best (ce qui pour nos amis non
anglophones signifie : l’information n’est pas la connaissance, la
connaissance n’est pas la sagesse, la sagesse n’est pas la vérité, la vérité
n’est pas la beauté, la beauté n’est pas l’amour, l’amour n’est pas la musique,
la musique est ce qu’il y a de mieux)", véritable déclaration de
principe et de vie planquée au milieu d’une avalanche d’insanités (catholic
girls, stick it out, cyborg etc…). Un peu de pudeur, peut-être ?
C’est bien
possible. L’homme n’est pas du genre à s’appesantir sur ses sentiments.
Néanmoins, il s’engage. Ainsi, les Républicains tentent de faire passer une loi
dans je ne sais plus quel état visant à interdire la vente de disques de rock
aux mineurs, parce que soi-disant ça les rend timbrés vu que c’est plein de
vulgarités (voir ce que Marylin Manson dit de ce type d’offensives dans Bowling for Columbine). Zappa va
témoigner devant le Congrès pour ridiculiser ce projet débile, en précisant
que, si un morceau de musique avait le pouvoir de modifier la psychologie des
gens, ça se saurait. On précisera ici que Zappa n’aimait pas le rock, du moins
pas celui qui cartonnait. C’est bien au nom de la liberté d’expression qu’il
tenta de faire peser sa notoriété pour faire capoter le truc. Il réattaque dans
sa Video from hell , une vidéo (d’où son nom) qui est dite
« from hell » parce que voyez vous «bien des choses dans ce pays
viennent de l’enfer, à commencer par notre président – c’est encore Reagan - ,
alors il faut bien faire de la musique qui, elle aussi, vient de l’enfer». En
fait, cette musique, c’est une sorte d'électro-jazz. Et paf, pile poil en plein
milieu de cette vidéo (et de l’album qui lui correspond, mais qui ne comporte
pas tous les mêmes morceaux), on trouve Saint-Étienne, un des solos les plus hallucinants de génie du maître, comme
pour parachever sa déclaration selon laquelle «music is the best». Toujours
dans Video from hell, on trouve un passage dans lequel Zappa, à l’aide
d’un ordinateur et d’un logiciel, affirme bourrer ses disques de messages
subliminaux qui vont transformer illico les jeunes qui l’écoutent en satanistes
ou en personnes peu recommandables à la morale sexuelle vacillante.
Entre temps,
Zappa aura sorti l’album you are what you is, soi-disant pour enfin passer à la radio. Peine perdue, puisque
Zappa, dans cet album comme dans les autres, ne parvient pas à s’adonner au
«politiquement correct», et, de morceau en morceau, continue à ridiculiser tous
les totems de la société américaine.
Et
l’aventure Zappa continue, d’album d’expérimentation (Thing-fish, censément une comédie
musicale, mais qui ne sera jamais jouée puisque, dès le premier acte, des
nonnes se pissent dessus, The man from utopia, Them or us) en
live irréprochable (Does humour belong in music, et le fabulissime Make a
jazz noise here). Parallèlement, Zappa compose
des choses un peu plus « sérieuses » (ce qu’il a toujours fait, mais
bon, on n’a pas mentionné tous les albums ici), dont the Yellow Shark , sorte
d’œuvre de musique contemporaine ou Zappa ressort ses influences majeures que
sont Varese et Stravinsky, encensé par tout le monde ou presque. On est alors
en 1993. Zappa est au bout du rouleau. Malade depuis plusieurs années, il a du
renoncer à se présenter à la présidentielle américaine contre Bush père - il
pensait qu’il ne pourrait de toute façon pas faire pire et que c’était là une
bonne raison de voter pour lui (« même si je ne savais pas distinguer
la merde du cirage, est-ce que je pourrais faire pire ? »). Il passe
alors le plus clair de son temps dans une pièce à composer et composer encore,
avec du café et des clopes. Et puis c’est le drame, relaté même par PPDA dans
son journal de TF1. Tout barre en couille, dans ce bas monde. Zappa est mort,
mais il ne nous a pas laissés sans rien. Plusieurs dizaines d’albums, des
films, des écrits, tout ce qu’il faut, en somme. Résumé d’une vie de virtuose
dans tous les sens du terme.