Questions :
Yasmina RACHEDI, Murielle TIMSIT
Réalisation,
traduction, montage : Murielle TIMSIT
Flamenco-Culture.com
- Le 26/11/2007
Qui est Yasmin Levy ?
Je suis une chanteuse,
je suis née à Jérusalem. Je chante en judéo-espagnol, la musique séfarade des juifs
qui vivaient en Espagne il y a 500 ans, voilà, une chanteuse.
Tu as hérité le ladino de ton père qui a fait un énorme travail pour collecter les chansons traditionnelles du ladino avant qu'elles ne disparaissent. Peux-tu me raconter le travail de ton père ?
Les chansons des juifs
ont été transmises oralement de génération en génération. Les mères chantaient
pour les filles à la maison, et les pères chantaient pour les garçons à la
synagogue. Personne n'a jamais écrit les chansons ni les mélodies, jamais. Mon
père était compositeur et chanteur. Il était musicologue et s'appelait Yitzhak
Levy. Il fut le premier à comprendre que quelqu'un devait compiler les chansons
car elles allaient finir par disparaître un jour. Alors durant toute sa vie, il
est allé d'une maison à une autre dans les familles séfarades (celles des juifs
qui venaient d'Espagne) et enregistra chaque chanson qu'on lui chantait.
Ensuite il écrivit les paroles et les mélodies. Aujourd'hui, tous ceux qui ont
chanté pour mon père sont décédés et ils auraient pu emporter cela avec eux.
C'est pour ça que mon père a sauvé les chansons des juifs. Il a réalisé 4
livres de romances, et 10 livres de chansons religieuses. Comme je suis sa
fille, je suis un peu son chemin à ma façon. Lui a sauvé les chansons, et moi
je chante les chansons, je donne vie aux chansons.
Durant tes concerts tu racontes l'histoire du ladino, est-ce quelque chose d'important pour toi, le prends-tu comme une mission ? Que peut-on faire de plus pour préserver le ladino ?
Oui, bien sûr que c'est
important. Pour moi les chansons séfarades ne sont pas seulement des chansons
jolies ou anciennes. C'est ma tradition, mon histoire, ma façon de vivre, c'est
mon père, ma mère...Ca représente tout. C'est pour ça que pour moi c'est une
mission d'apporter les chansons avec leur histoire aux gens, à qui veut
écouter. Le ladino je pense va disparaître dans 50 ans car les gens qui
aujourd'hui parlent le ladino ont 50, 60, 70 ans... Et ma génération ne parle
plus cette langue. L'unique façon d'aider à préserver la langue est de chanter
les chansons. Pour moi le ladino est plus qu'une jolie chanson, pour moi ça
signifie tout.
Pour que le ladino
continue à exister, il faut enregistrer des disques, écrire des livres...c'est
triste mais je pense que la seule chose qui va rester sera les chansons. Pour
aider, il faut chanter les chansons et enseigner la langue à d'autres
personnes.
Donnes-tu des cours ou
stages pour transmettre ton art ?
Non, je n'ai pas le temps.
Au mieux dans trente ans !
Quelles sont tes relations avec les autres chanteuses de ladino, par exemple Mor Karbasi ou François Atlan?
Mor a été mon élève
durant peu de temps. Je les connais presque toutes mais je travaille beaucoup
et la plupart du temps je ne suis pas en Israël, je voyage beaucoup et suis
tout le temps sur scène. En réalité je n'ai pas le temps d'avoir des relations
avec les autres chanteuses, c'est triste mais... "J'étais là pour une
mission"
Parle-moi de ta
rencontre avec le flamenco...
J'avais une bourse pour
apprendre le flamenco il y a 5 ou 6 ans. Et quand j'ai découvert le flamenco je
voulais arrêter le ladino, car quand tu manges toute la vie du pain et qu'un
jour tu goûtes une tortilla, tu veux la tortilla, c'est normal. Alors je
voulais chanter le flamenco car dans le ladino il me manquait la passion. Car
la façon de chanter le ladino est toujours très douce, très délicate, sans
passion, simplement comme une mère qui chante une chanson ancienne. Et c'est
très beau, mais il me manquait la passion. Et quand j'ai découvert le flamenco,
j'ai trouvé la passion. A partir de là, j'ai pris la passion du flamenco et
l'ai mise dans le ladino. C'est pour ça que je chante d'une autre façon que les
autres chanteuses. Je ne chante pas avec le style flamenco, mais avec le feu
qu'il y a dans le flamenco. Je ne suis pas chanteuse de flamenco, je n'ai
jamais dit que j'en étais une, mais je souhaite faire la fusion entre le
flamenco et le ladino. Parce que c'est de l'art, et dans l'art je pense que
l'on peut tout faire si l'on respecte les racines de chaque musique par
exemple. Et avec ce respect je voulais faire ce mélange, car les racines du
flamenco sont les chansons religieuses des juifs. C'est pour ça que je voulais
faire la fusion, seulement parce que c'est de l'art.
Tu est allée en Espagne pour apprendre le flamenco, qu'as-tu ressenti en arrivant en Andalousie ?
Ca a été incroyable, car
un jour j'ai découvert la juderia, qui est le quartier où vivaient les juifs,
et le jour suivant je découvris la rue "Levies", et je suis
"Levy"...J'étais en cours avec mes professeurs qui sont chanteurs de
flamenco, et l'un d'eux m'a dit "Yasmin, je veux chanter pour toi une
chanson flamenco". Il a commencé à chanter, et immédiatement après qu'il
eût terminé, je lui dis "Laisse-moi chanter", et je chantai la même
mélodie, mais de ma tradition. Tous les gens là-bas étaient stupéfaits...ce fût
une chose incroyable. Et à ce moment-là, je compris que j'étais là pour une
mission, je venais pour apporter les chansons juives de nouveau en Espagne,
c'est pour ça que j'ai fait ce mélange. C'était à la Fondation Cristian
Heeren à Séville, et mon professeur était Paco Taranto.
Quelles difficultés as-tu rencontrées dans le chant flamenco, et quels sont selon toi les points communs et les différences avec le ladino ?
Au début la communauté
séfarade était en colère contre moi car j'avais transformé les chansons en
style flamenco, ils ont dit que je détruisais les chansons séfarades. Ils
disaient "Mais qu'est-ce que c'est que ça, c'est du flamenco, ce n'est pas
du ladino, que fait cette fille ?". Et la communauté flamenca disait
"Mais qu'est-ce que c'est que ça, ce n'est pas du flamenco". Tout va
bien, je respecte tout, je comprends. Je suis musicienne, et je ne demande
pardon à personne, ce que j'ai fait me plaît et ça faisait longtemps que je
devais le faire.
Dans Mano Suave, mon nouvel album, je reviens à mes
racines. Je laisse de côté le flamenco, pas par peur, mais parce que j'ai
compris qu'il y a énormément de gens qui chantent le flamenco mieux que moi,
mais il y en a peu qui chantent le ladino, et c'est ma tradition, c'est mon
histoire, c'est mon sang. Pour cela j'ai senti que j'étais prête pour revenir à
mes racines.
Le point commun entre le
ladino et le flamenco, c'est que les deux viennent de la vie des gens. Ils
parlent d'amour, tout vient de la vie, de la tristesse, de la joie, de
l'espérance. La différence c'est que le ladino est plus simple. Les rythmes et
les mélodies se répètent, sont plus courts. C'est plus facile à chanter, mais
il n'y a pas moins d'âme. Il y a beaucoup de chansons joyeuses dans le ladino,
je pense qu'il y en a moins dans le flamenco, je pense que le flamenco est plus
profond, plus triste. Pour les deux il n'y a pas besoin d'aller à l'école, ça
vient de ta famille. Je ne suis pas allée à l'école pour apprendre le ladino,
cela vient de ma mère. Elle était en train de cuisiner en faisant un rythme, en
chantant pour moi, et je suis passée de sa cuisine à la scène, c'est la tradition.
En France il y a une danseuse Israélienne qui s'appelle Sharon Sultan et je l'imagine très bien danser sur tes chansons, est-ce quelque chose que tu aimerais faire ?
Oui, je la connais. Je
l'ai déjà fait souvent en Israël. J'ai deux amies qui sont des danseuses
incroyables. Chacune d'elle a vécu 10 ans en Espagne et elles dansaient le
flamenco pendant que moi je chantais le ladino, c'est une merveille.
Mon esprit est ouvert à tout,
à d'autres styles de musiques, d'autres artistes, à tout ce qui est joli, de
tout cœur.
Tu as travaillé avec le guitariste toulousain Kiko Ruiz...
Oui, j'ai fait un
concert avec lui il y a quelques mois, c'est un ami, quelqu'un de bien, et un
musicien très talentueux.
Pourquoi ton nouvel
album s'intitule-t-il Mano Suave ?
J'ai fait un duo avec Natacha
Atlas. Natacha est arabe, je suis israélienne. On voit toujours dans le
monde les difficultés qu'il y a en Israël entre les israéliens et les palestiniens.
Il y a toujours des guerres, toujours du sang. Alors j'ai dit à Natacha :
"on va faire quelque chose de bien, quelque chose de différent".
C'est un message politique. Je ne suis pas une personne politique, je suis une
musicienne, une artiste, mais je voulais avec elle dire que nous pouvons
changer, car nous pouvons nous aimer et respecter l'un l'autre. Et nous pouvons
vivre ensemble. Cette chanson signifie cela. Et "Mano Suave" ça veut
dire "caresse". Ce n'est pas seulement une caresse des israéliens
envers les palestiniens, ça veut dire qu'en général il faut respecter les
personnes différentes, qui ont une autre religion, une autre façon de penser,
de croire...
Sur ton nouvel album on
retrouve avec grand plaisir Adio Kerida,
une ancienne chanson séfarade que tu as l'habitude de chanter durant tes
concerts, pourquoi as-tu décidé de l'inclure dans cet album, est-ce une demande
du public ?
Pendant des années je
n'ai pas voulu chanter cette chanson, car en Israël tout le monde la chante.
J'ai toujours cherché les chansons les plus difficiles que personne ne connaît,
car il y a des milliers de chansons traditionnelles. Quand j'ai décidé
d'enregistrer cette chanson je me suis dit : cette chanson n'est pas une
chanson populaire, ni pour danser. Dans cette chanson il y a de la peine, de la
tristesse, et sur ce disque j'ai voulu chanter avec toute la peine qu'il y a
dans le texte, car les gens ont oublié celà. Je voulais la chanter ainsi, et
j'espère que ça se ressent.
Il y a beaucoup de compositions de toi sur cet album...
Je compose toujours en
fait, je suis musicienne, je joue du piano depuis l'âge de 6 ans.
Cette fois-ci les chansons sont traduites en français, le public français est-il important pour toi ?
Très important. Je
n'aurais jamais pensé recevoir tant d'amour du public français. Depuis la
première fois que je suis venue, j'ai reçu tant d'amour. Ce fut une surprise
pour moi. Ce public est très important pour moi, il est très affecteux. Je
viens toujours ici à Paris avec beaucoup de joie.
Dans ce nouvel album tu
reviens au ladino, mais en comparaison avec le premier album "Romance
& Yasmin" où les sonorités étaient plutôt turques, et le second La Juderia
qui avait une touche flamenca, dans Mano
Suave la sonorité est plutôt arabe...
Oui c'est vrai, j'ai sur
cet album des musiciens du Paraguay, de Grèce, d'Egypte, d'Iran, de Turquie,
d'Espagne, de France, d'Angleterre et d'Israël, de tous les pays, car je crois
en ça. Avec ma musique je ne vais pas changer le monde, mais à ma façon j'apporte
quelque chose quand je collabore avec des musiciens du monde entier et des
trois religions. Je crois en cela, c'est ma vie. Chacun arrive et je ne dis pas
"tiens, voilà la chanson, fais-là comme ça", non, je dis "voici
la chanson, maintenant mets-y ton âme". Chacun apporte sa tradition à la
musique séfarade. Et c'est pour ça qu'aujourd'hui c'est plus accessible, plus
vivant, c'est une musique riche. Je veux ouvrir cette musique à des gens qui
n'ont rien à voir avec le ladino, et aux jeunes qui en général ne veulent pas
écouter, car c'est ancien. Moi je dis "non !", ce sont des chansons
jeunes qui ont de la passion, chantons ainsi et allons-y !
Il y a un duo avec la chanteuse égyptienne Natacha Atlas, que t'a apporté cette rencontre ?
L'amitié. J'ai écrit sur
le disque que la chose la plus jolie qui m'est arrivée sur cet album c'est
Natacha. La musique est magnifique, les chansons sont très belles, mais, une
amitié avec une autre personne c'est plus important que tout. En plus d'être une
très bonne chanteuse, elle a une âme, et c'est mon amie aujourd'hui, une bonne
amie, et cela est plus important que tout.
Ton père était turc, tu as dit que tu avais le projet de faire un album avec un orchestre turc, est-ce toujours d'actualité ?
En ce moment je fais la
promotion de Mano Suave, alors il faut
attendre un peu…Mais mon rêve est d'aller en Turquie et d'enregistrer des
chansons traditionnelles de ladino pur, avec trente musiciens musulmans turcs.
Ensuite aller dans une église à Jérusalem avec des chanteurs chrétiens qui
chantent de la musique séfarade comme il y a 500 ans, et moi la musique juive.
En fait l'idée c'est à travers les trois religions, de faire un voyage depuis
l'Espagne d'avant jusqu'à la Jerusalem d'aujourd'hui, avec les chansons.
Tu es actuellement en
tournée dans le monde entier pour la promotion de ton nouvel album Mano Suave, as-tu d'autres projets en tête ?
En ce moment je suis
très occupée. Durant l'année qui vient, je ne vais pas voir ma maison. Je vais
aller en Australie, à l'Opéra House de Sydney qui est très grand, c'est comme
le Carnegie Hall que j'ai fait. Pour moi, ce n'est pas seulement pour aller
chanter en tant que Yasmin, c'est pour apporter la musique séfarade. Ce sont
des chansons que je connais depuis que je suis toute petite et c'est une chance
de pouvoir les apporter là-bas, c'est un des lieux les plus importants du
monde. Ensuite je veux enregistrer mon nouveau disque, mais petit à petit, tout
va venir, patience...