Matoub Lounès
Le
24 janvier 1956, au milieu d'une conjoncture marquée par la guerre d'Algérie,
naquit Lounès Matoub au sein d'une famille humble, dans la région d'Ait Douala
dans les montagnes de Djurdjura, à une vingtaine de kilomètres de Tizi-Ouzou. À
l'aube de son enfance, commença à pousser chez Lounès un germe d'indocilité, un
germe qui fera de lui un "rebelle". En revanche, au cours de cette
période où l'on ne trouve guère place à l'innocence, il essaya de refouler
toute idée d'oppression en risquant de mettre le feu à son village ; c'est sa
façon à lui, en tant qu'enfant de s'insurger, de s'extérioriser, de dire non à
la domination.
Parti
en compagnie d'un groupe d'enfants turbulents comme lui dans une cabane pour
fumer discrètement. Il met par accident le feu à la cahute. Les troupes
françaises se déplacent sur les lieux et une double enquête, sur les troupes
françaises et sur les maquisards a lieu. Finalement ce n'était qu'un petit
enfant, innocent et révolté, appelé Lounès Matoub. Il en était fier !
Sous
l'ombre d'une situation difficile, marquée par l'émigration des Algériens en
France - surtout les Kabyles - à la recherche d'un emploi pour assurer une
certaine vie à sa famille, le petit Lounès était contraint de vivre loin de son
père parti en exil. Il deviendra ainsi le "petit homme" du foyer, aux
côtés de sa mère et grand-mère qui occupaient ensemble leur maison à Taourirt
Moussa. Après la naissance de sa sœur Malika, en 1963, il garda toujours son
statut de "l'homme de la maison", il demeurait, alors, gâté en dépit
des carences multidimensionnelles dues à une misérable situation où sombrait
l'Algérie colonisée. Pour se consoler de l'absence de son père, Lounès nourrit
un puissant attachement à sa mère qu'il considérait "merveilleuse".
En effet, c'était elle qui veillait sur les besoins de la maison en l'absence
de son mari. En ces moments rudes, la mère de Lounès endossait toutes les
charges; se soumettait aux exigences de la vie quotidienne, chez elle ou
ailleurs, et prenait en charge son enfant. Tout en s'absorbant dans le travail,
qu'il soit à la maison (dans la cuisine surtout la préparation du couscous),
aux champs… elle chantait - afin de se consoler - ce qui avait suscité chez son
enfant une vigoureuse volonté de s'aventurer dans la chanson. Héritant le
critère oral qui détermine la culture berbère, elle racontait à son fils,
chaque soir, des contes kabyles desquels le futur chanteur acquiert un lexique
d'une richesse "terrible".
Consciente
de ce que vaut l'instruction, la mère de Lounès insistait à ce que son fils
fréquente l'école avant d'atteindre l'âge requis. Mais, Lounès voyait en
celle-ci une cellule, une prison qui le privait de beaucoup de préoccupations
puériles ; il lui réservait moins d'importance. Scolarisé en 1961 à l'école de
son village, une des vieilles écoles de Kabylie construite à la fin du siècle
dernier, Lounès était un enfant bavard et ce durant toute sa scolarité. Ce qui
lui a valu d'être renvoyé de l'école à plusieurs reprises. Cependant, il
préférait courir derrière la "liberté", celle qu'il retrouvait
quelque part ailleurs, loin de l'école, à la chasse "pratiquement
kabyle" ; poser des pièges, tendre des lacs… Véhiculé par l'innocence et
l'inconscience enfantine, il se souciait moins de ses devoirs scolaires que des
aventures puériles.
Tout
en se référant au combat opposant l'armée française à l' ALN, les enfants tel
que Lounès, qui estimait les maquisards, fabriquaient des "armes"
afin de peindre ce combat et lui donner une image qui leur est propre. Étant un
petit enfant, Lounès n'était pas apte à garder en mémoire tous les événements
qui se sont produits durant la guerre, néanmoins il se rappelait bien de
quelques scènes qui ont marqué son enfance, demeurant gravées dans sa mémoire.
C'est le cas des ratissages dont faisait l'objet son village, les tableaux
représentant la complicité des harkis …
Lounès
se rappelait également, très bien, du jour où les Kabyles qui vivaient à Alger
débarquèrent chez eux fuyant l'OAS. Il s'en souvenait très bien puisque leurs
enfants ramenèrent leurs jouets de qualité. Bien que l'école ne l'intéresse
pas, l'image des pères blancs qu'il apprécie autant qu'il respecte leur
enseignement marquera sa mémoire. Pour lui, ces "religieux"
représentaient une lueur lui éclairant - et pour tous les enfants de sa
génération - une vision sur un monde moderne qui tient ses racines de l'ancien,
plutôt des ancêtres. D'ailleurs, d'après lui toujours, ils leur enseignaient
même des cours d'histoire, de "notre civilisation" ; celle de
Jugurtha. En outre, ils apprenaient aux filles à coudre, à tisser et presque
toutes les activités manuelles… Plus loin encore, ils s'impliquaient dans le
mouvement de la guerre aux côtés des Algériens. Par conséquent, ces
instructions ont contribué à faire de Lounès un homme, auquel la question
identitaire devient une priorité, une préoccupation fondamentale, objet de son
anxiété même. Dans un sens large, il était reconnaissant à cette qualité
d'enseignement qui incarnait l'ouverture d'esprit pour ainsi devenir un
véritable militant de la démocratie.
Issu
donc d'une école, peut-on le dire, française, il avait le privilège de
maîtriser la langue de Voltaire qui suscitera son appétit à la lecture. Il lut
alors Mouloud Mammeri, Albert Camus, Jean El Mouhoub Amrouche … et Mouloud
Feraoun. Mais en 1968, la loi de Boumédiène portant l'arabisation de l'école -
Ahmed Taleb alors, ministre de l'éducation s'en est chargé - vint tel un coup
d'épée. Lounès la considérait arbitraire, telle une provocation, et même une
agression à toute une région de l'Algérie qu'est la Kabylie. En revanche, il
éprouvait dès lors un rejet catégorique à la langue arabe et de même à l'école
coranique de l'époque dite "Zawiya". Bien que conscient du danger
encouru par cette décision il n'hésitera guère, plus tard, à crier haut et fort
que le FIS, plutôt tous les intégristes soient un produit, pur et net, d'une
école algérienne sinistrée.
Après
"l'indépendance" en 1962, la paix semblait s'installer, et la
violence chercher un autre compartiment. Cependant, juste une année plus tard,
la violence reconquiert la Kabylie. De cette façon, Lounès et sa génération
assisteront au conflit qui opposera le régime de Ben Bella, président de
"l'Algérie indépendante", aux officiers de la wilaya 3 à leur tête
Hocine Ait Ahmed président du FFS (Front des Forces Socialistes). Le conflit a
fait plus de 400 morts et des milliers de blessés. Krim Belkacem, un grand
homme politique, signataire des accords d'Évian, s'est démarqué de ce conflit.
Matoub considérera cet antagonisme comme première déchirure de la Kabylie, mais
ce qui le traumatisera le plus est le fait que, 23 ans plus tard - c'est-à-dire
-en 1985, ces deux personnalités (Hocine Aït Ahmed et Ben Bella), en conflit
aigu, se rencontreront dans l'objectif de constituer une alliance contre le
régime en place; il qualifiera cette initiative d'absurde et aberrante ! En
produisant un album pour exprimer son rejet à cette fallacieuse alliance, il sera
traité par certains titres de la presse française, de fasciste.
Son
destin est ainsi tracé. Qui aurait pensé, même pas lui d'ailleurs, qu'il allait
devenir une vedette et l'homme de "la légende vivante". Il a commencé
à s'intéresser et à apprendre la musique comme beaucoup d'autres chanteurs
montagnards de Kabylie. À l'âge de neuf ans, il fabrique lui-même sa première
guitare artisanale à l'aide d'un vieux bidon d'huile. Il commence à gratter sur
les fils en plastique en jouant l'air populaire le plus connu : « Ah a madame serbi
latay ». (Ah madame sers-moi du thé). Lounès n'a jamais appris la musique à
l'école : « Je n'ai jamais étudié ni la musique ni l'harmonie. Même lors des
galas, je n'ai ni partition, ni pupitre, rien. J'ai toujours travailler à
l'oreille et j'ai acquis cette oreille musicale en écoutant les anciens, en
assistant aux veillés funèbres, là où les chants sont absolument superbes, de
véritables chœurs liturgiques. Mais on n'y chante pas Dieu, on parle de misère
sociale, de vie, de mort. Ce sont des chants de notre patrimoine, que de
générations d'hommes et de femmes ont chantés. Là est ma seule culture
musicale. À part cela, je reconnais être incapable de lire la moindre note de
musique, au point qu'il m'est impossible de distinguer, sur une partition, mes
propres compositions. Tout ce que je fais, je le fais à l'oreille. Je prend mon
mandole et j'essaie. Je trouve les accords, puis je compose des airs qui
deviennent mélodies. À force de faire et de refaire, je les enregistre dans ma
mémoire et je les retiens. J'accorde mes instrument à la voix, je n'utilise pas
de diapason. Je sais que cela risque de surprendre un certain nombre de
musiciens, mais je n'ai jamais utilisé de diapason. Je ne sais pas ce qui est
un "la" et j'ignore la différence entre une clé de "sol" et
une clé de "fa". Tout cela m'est étranger. Sur scène, je demande aux
musiciens de se régler sur ma voix. C'est toujours ainsi que j'ai fonctionné,
et toujours ainsi que j'ai enregistré mes disques. Plusieurs fois, je me suis dit
qu'il serait temps d'apprendre la musique d'une manière rigoureuse. Puis j'ai
estimé que cette "contrainte" risquait finalement de plus
m'embarrasser que me faire progresser. Cela pouvait même me bloquer. J'y ai
donc renoncé, et je m'en porte très bien. Et même si je n'ai aucune notion de
musique, au sens académique du terme, je sais parfaitement quand quelqu'un joue
ou chante faux, ou quand mon mandole est désaccordé. C'est, chez moi, une
question d'instinct. Même en matière de musique, je suis anticonformiste,
rebelle aux carcans des règles et des lois. Et puisque cela fonctionne ainsi,
pourquoi se poser des questions ? »
C'est
en 1972 qu'un miracle se réalisa pour Lounès. Son père rentre au pays après 30
ans d'émigration en France. À son arrivée à la maison, il lui offre un mandole
qu'il lui avait acheté à Paris chez Paul Beuscher. C'était le plus beau cadeau
qu'il n'avait jamais eu, car il venait de son père. Une année plus tard, au
cours d'un jeu de poker il mit la mise sur son mandole qu'il perd dans la
partie. L'année suivante, il se débrouille pour s'acheter une guitare puis
commence à animer régulièrement des fêtes.
Durant
l'année 1974, alors qu'il est interne au lycée de Bordj Menaïel, il est renvoyé
à plusieurs reprises par le surveillant général pour cause de mauvaise
conduite. C'est à cette époque qu'un grave incident lui arriva. Il blesse un
jeune garçon à coup de rasoir suite à une bagarre qui s'est déclenchée dans un
salon de coiffure. Interpellé par la gendarmerie, il devait être relâché le
lendemain. Au tribunal, Lounès a osé demander au procureur une cigarette. Ce
dernier abasourdi par un tel comportement décide de le mettre en tôle. Lounès
purgea alors un mois en prison. À sa sortie de prison, il fait un stage de
mécanique générale à Alger, après avoir réussi à l'examen final, il enchaîne
avec six mois de formation en ajustage.
En
1975, Lounès Matoub est appelé au service militaire, il rejoint Oran pour
passer ses deux années sous les drapeaux. À sa sortie, il est embauché à
l'économat du collège d'enseignement moyen d'Ait Douala où son père était
cuisinier depuis 1972. Sentant le succès lors des fêtes qu'il anime dans son
village, il décide de se consacrer davantage à la chanson en tentant sa chance
en France.
C'est
en 1978 qu'il a débarqué en France. Un soir il anime une soirée dans un café où
il gagne 4000 FF, ce qui l'encourage à monter à Paris. C'est là que le rêve
commence à devenir réalité. Aussitôt arrivé à Paris, il se produit dans les
cafés très fréquentés par la communauté émigrée Kabyle. C'est pendant cette
période que Jacky Sehaki lui présente le chanteur Idir. Ce dernier
l'invite même un jour à chanter en compagnie d'autres chanteurs au palais de la
Mutualité lors d'un grand récital intitulé "la nouvelle chanson
berbère" organisé par la coopérative Imedyazen en collaboration avec le
groupe d'Étude Berbère de l'Université de Vincennes. Au cours de ce concert que
Matoub fait la connaissance de deux monuments de la chanson kabyle : Slimane
Azem et Hnifa, d'ailleurs il a réadapté quelques-unes de leurs
chansons. Il manifestera, même dans ses textes, son affliction quant au sort de
ces deux figures, l'une condamnée à l'exil et l'autre dont le cadavre fut
abandonné après sa mort.
Lounès
se rappelait bien du jour où Idir l'accompagna dans une maison d'édition pour
faire son premier enregistrement. Son premier disque fut un succès. Puis tout
s'est enchaîné de façon accélérée.
En
avril 1980, la Kabylie était en plein effervescence, Matoub Lounès se produit à
l'Olympia, dans une salle archicomble. Ce concert le contraint à suivre les
événements de loin par le biais de la presse, depuis la France. En guise de
solidarité avec la population kabyle, il monte sur scène à l'Olympia, la
guitare à la main en portant un treillis militaire, une tenue de combat
estimant que la Kabylie était entrée en guerre.
Ne
pouvant rester indifférent aux événements berbères de Kabylie, il tente avec
quelques militants kabyles, d'organiser une manifestation devant l'ambassade
d'Algérie à Paris. La manifestation fut interdite, Lounès se fait embarqué par
la police en compagnie de ses camarades en se retrouvant entassé dans des
cellules minuscules. Depuis, Lounès Matoub répondra toujours favorablement lors
des célébrations du printemps berbère où il a animé plusieurs galas dans les
milieux universitaires, notamment durant la décennie 80-90.
A
l'avènement du multipartisme, pour Lounès, toujours fidèle à lui-même, la
question identitaire demeurait l'objet de son militantisme et essaya, tant soit
peu, d'éviter les clivages partisans. D'autant plus qu'il voyait en le MCB
(Mouvement Culturel Berbère) un cadre rassembleur en dépit de toutes les
césures. En effet, un certain 25 janvier 1990, date d'une marche historique, il
a été désigné pour remettre un rapport à l'APN (Assemblée Populaire Nationale).
Lounès déplore les divisions du mouvement : «malheureusement, c'est là où le
bât blesse, lorsqu'on voit le mouvement s'effriter, alors que c'est notre force
de frappe et de persuasion. Pour ma part, je ne prête pas attention à ce genre
de discours. Le MCB est un mouvement qui draine énormément de foules donc sujet
à des exploitations ».
Matoub
qui contestait le régime sous le règne de Boumédiène, garda de similaires
positions pour celui de Chadli qui maintenait son indifférence à la calamité
succédant le 20 avril 1980. Il lui fait grief également, à lui et son
gouvernement, d'être à l'origine de ce qui s'est passé le 5 octobre 1988.
Les
événements d'octobre 1988 ont laissé des séquelles dans le corps de Lounès.
C'était le 9 octobre 1988 quand Matoub en compagnie de deux étudiants, à bord
de son véhicule, a pris la destination de Ain El Hammam (ex Michelet) venant de
l'université de Tizi-Ouzou pour distribuer un tract appelant la population à
une grève générale de deux journées et au calme suite aux manifestations
d'Alger. Intercepté par des gendarmes qui le suivaient, l'un deux tire à bout
pourtant sur Lounès après l'avoir insulté tout en passant les menottes aux deux
étudiants. Lounès Matoub s'effondre ; il est atteint de cinq balles dont l'une
lui traverse l'intestin et fait éclater le fémur droit. Il est ensuite évacué
vers l'hôpital de Ain El Hammam puis à l'hôpital de Tizi-Ouzou. Ensuite il est
transféré à la clinique des orangers à Alger. Il y est resté six mois avant
d'être transféré en France pour des soins plus intensifs à l'hôpital Beaujon le
29 mars 1989. Six semaines plus tard, il anime un gala au stade de Tizi-Ouzou
devant une immense foule alors qu'il portait des béquilles. En dix-huit mois,
il a subi quatorze opérations chirurgicales.
Au
cours de son séjour à l'hôpital Mustapha, Isabelle Adjani lui rendait visite,
ce qui le réconforte considérablement. Deux ans plus tard, et après un fragile
rétablissement il replongeait dans le même bain ; cette fois-ci, il a été agressé
par son voisin, poignardé au sein même de la brigade de la gendarmerie.
Le
29 juin 1994 lors de la marche organisée à Alger pour exiger la vérité sur les
circonstances de l'assassinat du président Mohamed Boudiaf. Il était aux côtés
de Saïd Saadi et Khalida Messaoudi quand une bombe explose au niveau de
l'hôpital Mustapha faisant deux morts et plusieurs blessés.
Le
regretté s'intéressait autant aux talentueuses plumes algériennes d'expression
française, qu'il soit Djaout, Mekbel, Boucebci, Kateb, J.Amrouche … et son ami
Dilem, un jeune caricaturiste qui lui inspirait l'humour, surtout l'audace et
le courage. En effet, les empreintes de ces personnes illuminaient le parcours
du Rebelle ; il se référait maintes fois à leurs idéaux - "Tu parles, tu meurs,
tu te tais, tu meurs alors parle et meurs", "On veut nous emprisonner
dans un passé sans mémoire et son avenir" -
A
propos des initiateurs des doctrines obscurantistes, l'exemple de Belhadj,
Abassi Madani, Kebir…, Lounès avait la nausée à chaque fois que l'on en fait la
moindre allusion. Depuis un très jeune âge, il manifestait publiquement son
hostilité absolue à ces courants.
Ses
positions étaient formelles face aux hordes du GIA. Cette attitude a failli lui
coûter la vie quelques années plus tard. Le 25 septembre 1994, à 21h environ,
il fut kidnappé par un groupe armé qui le surprit dans un café-bar, pas loin de
Tizi-Ouzou.
Son
enlèvement a bouleversé toute la Kabylie qui s'est solidarisée jusqu'à sa
libération survenue le 10 octobre aux environs de 20h dans un café à Ait Yenni.
Durant seize jours de séquestrations, Matoub a été condamné à mort par un
tribunal islamique. Grâce à la mobilisation de la population, Lounès a retrouvé
les siens sain et sauf. Cet enlèvement a suscité beaucoup de spéculations à tel
point que certains l'accusent d'avoir monté un scénario lui-même pour se faire
un nom et avoir une grande personnalité. Depuis, en dépit de ce qu'il a subi
comme « torture » psychologique pendant sa séquestration et les menaces qui
pesaient sur lui, il n'a pas cesser de chanter et de continuer son combat pour
tamazight, pour la démocratie et contre l'intégrisme islamiste. Pendant ces
moments cruels et sous l'autorité des terroristes, il demeurait inquiet pour
son sort lui, qui est conscient du danger qu'il avait encouru. Il est jugé pour
ses chansons, il racontait dans son livre rebelle qu'un procès s'est déroulé
dans la forêt : « " C'est toi l'ennemi de Dieu." Je n'ai pas répondu.
Ensuite, il a passé en revue tous ce qu'ils avaient à me reprocher. J'ai
compris à ce moment-là que mon " procès " se préparait. En tête des
chefs d'accusation, évidemment, mes chansons. " C'est à cause de tes
chansons que la Kabylie est en train de sombrer dans le néant, c'est toi le
responsable. " Je n'avais donc que d'autre choix que d'abandonner, je
devais cesser de chanter. L'exemple, le modèle qu'ils me citaient sans cesse
était celui de Cat Stevens, que tous appelaient de son nom musulman, Yusuf
Islam. Ce très grand chanteur avait décidé du jour au lendemain de quitter sa
vie passée pour embrasser l'islam et rejoindre " les rangs du djihad
" »
En
revanche, on lui reprochait ses "blasphèmes" recommencés à l'encontre
de l'Islam et du Coran, La chanson qu'il avait écrite après la mort de Boudiaf,
L'Hymne à Boudiaf, lui a valu une interpellation particulièrement vive : "
Comment as-tu pu écrire sur ce chmata, cette saleté ? Tu ne sais pas qu'il a
envoyé dix mille de nos frères dans le Sud algérien dans des camps de
concentration ? " cependant, ils l'ont mis au même pied d'égalité que
Salman Rushdie. Enfin le 10 octobre de la même année, après un long
interrogatoire qui durait des jours, ils le libérèrent en lui confiant un
message aux Kabyles.
Lounès
était aussi un fervent supporter de la JSK depuis longtemps. Il a d'ailleurs
composé plusieurs chansons sur le club kabyle, bien que les dirigeants de la
JSK n'étaient pas favorables à ce que ce club soit une tribune d'expression
pour la revendication identitaire. Le jour de l'enlèvement de Lounès, un ami à
lui, tenta vainement de persuader les dirigeants de la JSK d'annuler la
rencontre l'opposant à un club des Aurès (un autre club berbère), Il écrit dans
son livre Rebelle : « Un ami est allé trouver la JSK pour demander aux
responsables du club d'annuler la partie. Refus. Il a proposé alors que les
joueurs portent un brassard noir à la mi-temps. Nouveau refus. Ou les
responsables ne se sentaient pas concernés, ou ils craignaient d'éventuelles
représailles. Ils ont souvent manqué de courage. La preuve : je leur avais
demandé de sponsoriser le Mouvement culturel berbère lors d'un match
important…». « Leur refus a été catégorique, sous prétexte que le danger était
trop grand. Le danger terroriste, bien sûr. Les dirigeants de la JSK à mon sens,
ne sont pas réellement sensibles à la cause berbère. ».
Le
24 novembre 1994, Matoub a été l'hôte du directeur de l'UNESCO, en présence de
nombreux hommes des arts, des lettres et des journalistes lui rendant hommage
pour son combat pour la démocratie. À l'issue de cette rencontre, Lounès a
remis à son hôte le coffret complet de son œuvre. Aussi, en guise de
reconnaissance et de récompense pour son combat pour la démocratie, il reçoit
le 6 décembre de la même année, le Prix de la Mémoire que lui a remis Madame
Danielle Mitterrand à l'amphithéâtre de l'université de la Sorbonne à Paris. Il
devient le chanteur le plus médiatisé. Sa popularité ne cesse de prendre de
l'ampleur. Sa carrière de chanteur s'approfondit considérablement en faisant
dans l'innovation artistique. Ses dernières productions parlent d'elles-mêmes
tant sur le plan musical qu'à travers les textes.
En
dehors de la France où il se produit très souvent, Lounès a animé un gala le 16
janvier 1993 à Montréal, à l'occasion du nouvel an berbère, puis à New-York le
20 janvier 1993 et en Californie le 13 mars de la même année.
En
janvier 1995, il publie aux éditions Stock, à Paris, un livre sur sa vie qu'il
considère comme un reflet de son parcours, il disait à propos de cela : « cet
ouvrage est la somme de toutes les souffrances passées. Mon rapt, puis ma
libération grâce à la mobilisation de la population a été le déclic qui
déclenché le besoin d'écrire. C'était un moment important dans ma vie. Quand
j'ai été blessé, la population a été pour moi d'un grand réconfort
psychologique. Par contre le dernier épisode a été très fort, très douloureux.
15 nuits de séquestration c'est 15 morts consécutives. J'en garde encore des
séquelles. C'est ce qui m'a motivé pour écrire ce livre. L'écrit reste comme un
témoignage impérissable du péril islamiste auquel certains osent trouver des
circonstances atténuantes et vont même jusqu'à le soutenir ».
Deux
années après ce succès, en 1997 le rebelle rencontrera Nadia qui deviendra sa
troisième femme. Le 25 juin de l'année suivante, revenant de Tizi-Ouzou, afin
de rentrer chez lui en compagnie de sa femme et ses belles sœurs, Matoub Lounès
fut lâchement assassiné par un groupe armé qui l'assaillirent en tirant sur son
véhicule d'une bourrasque de balles de kalachnikov. Tel un coup de tonnerre,
l'information jaillissait de partout la Kabylie. Une grande révolte des
populations de Lounès succéda à sa disparition…
Bouleversé
par les événements, attaché par fidélité à son combat et contraint de mener sa
vie telle que voulue pour cause d'insécurité, telle était la situation dans
laquelle s'était retrouvé Matoub Lounès. C'est son choix : « Moi j'ai fait un
choix. Tahar Djaout avait dit : "il y a la famille qui avance et la
famille qui recule". J'ai investi mon combat aux côtés de celle qui
avance. Je sais que je vais mourir. Dans un, deux mois, je ne sais pas. Si on
m'assassine, qu'on me couvre du drapeau national et que les démocrates
m'enterrent dans mon village natal Taourirt Moussa. Ce jour-là, j'entrerai
définitivement dans l'éternité ».
De
par ses textes, ses chansons, ses interventions… nul ne peut nier ni le talent
de Lounès dans la chanson, ni son combat pour une Algérie debout, ni son
militantisme zélé pour l'aboutissement de la revendication identitaire.
Dans
son dernier album il reprend l'hymne national à sa manière, malgré les dangers
qu'ils attendaient : « Je sais que ça va me valoir des diatribes, voire un
enfermement, mais je prends ce risque, après tout il faut avancer dans la
démocratie et la liberté d'expression »
Il
était aussi un fervent défenseur du système fédéral qu'il considérait comme
solution à tous les maux de l'Algérie : « Le régionalisme est une réalité
politique, il s'agit de l'assumer dans un système fédéral. L'histoire a façonné
le peuple algérien suivant des composantes distinctes, qui expriment
aujourd'hui des aspirations contradictoires. Il faut dédiaboliser cette notion
de fédéralisme qui est une forme d'organisation très avancée. Régionaliser,
c'est donner plus de pouvoir aux régions. C'est pour le bien de tout le pays.
Plusieurs exemples dans le monde montre l'efficience de cette forme
d'organisation ».
Le
25 juin 1998 à la mi-journée, Lounès Matoub fut assassiné pas loin de son
village au cœur de la Kabylieau. Cet assassinat a bouleversé le monde entier et
la Kabylie en particulier. La population kabyle a aussitôt déferlé sur
Tizi-Ouzou. Des manifestations publiques ont gagné le pays Kabyle entier. Quelques
heures après cet assassinat, Noureddine Aït-Hamouda intervient dans les médias
internationaux (comme France-Infos) pour affirmer que les assassins sont les
islamistes du GIA, idée fixe également développée par Khalida Messaoudi, alors
députée-RCD au parlement algérien. C’est ainsi une véritable
"pression" médiatique qui s’exerce pour faire admettre la thèse du
GIA dans l’assassinat de Lounès. Même Malika Matoub, la sœur de Lounès, déclare
que les assassins sont les islamistes du GIA.
Malgré
cette pression, les jeunes manifestants de Kabylie envahissant les rues
clamaient fort "Pouvoir assassin !". Cette phrase à elle seule résume
ce que pense la Kabylie profonde de cet assassinat. La junte militaire, au
pouvoir depuis 1962, est clairement mise en cause et rendue responsable de ce
crime politique par les foules des manifestants.
Quelques
jours plus tard, Malika Matoub revient sur ses déclarations initiales et, avec
sa mère, demande à ce que toute la vérité soit faite sur l’assassinat. Elles
exigent qu’une véritable enquête soit diligentée. Elles relèvent plusieurs
points d’ombre dans la gestion faite par les autorités de cette affaire. À ce
jour elles ne cessent de demander à ce que toute la lumière soit faite sur
cette affaire. C’est au tour de Nadia Matoub, par la suite, de se joindre aux
voix de Malika et sa mère pour demander une enquête sur l’assassinat. Elle
n’exclut aucune piste quant aux auteurs et commanditaires de l’assassinat.
Dans
un texte rendu public par le MAOL, Mouvement algérien des officiers libres, en
désaccord avec les généraux au pouvoir, il est donné des détails très
accablants concernant l’assassinat de Matoub Lounès. Des responsables du RCD à
l’époque de l’assassinat de Lounès, en l’occurrence Noureddine Aït-Hamouda et
Khalida Messaoudi, ont été cités dans ce texte. D’après le MAOL, Noureddine Aït
Hamouda aurait joué un rôle important dans le complot de l’assassinat de Lounès
commandité par le haut commandement militaire algérien dans le but de
déstabiliser Zeroual et le pousser au départ.
Les
éléments du MAOL ne peuvent être qu’une frange de la junte militaire algérienne
; ils sont donc du sérail et s’ils ont évoqué l’affaire Matoub ce n’est que
parce qu’ils ont un quelconque intérêt et ce n’est sans doute pas le désir de
contribuer à faire connaître la vérité sur cette affaire qui les anime. Eux qui
sont des nationalo-arabo-islamistes. Mais dans leurs déclarations ils ont cité
des noms et ont évoqué des faits ; ce sont ces éléments qui nous intéressent.
Et aux personnes citées de se prononcer et donner leurs versions quant aux
faits relevés par le MAOL. Ces personnes doivent notamment démentir les
déclarations des officiers du MAOL s’il y a diffamation.
L’autre
épisode ayant marqué l’affaire Matoub est le reportage réalisé par la chaîne de
télévision française Canal+, dans le cadre de son émission "90
minutes", consacré à l’affaire Matoub et intitulé "la grande
manip". Ce que l’on peut retenir de ce reportage c’est la convergence de
l’ensemble des témoignages vers la thèse d’un assassinat organisé par la junte
militaire algérienne. Les témoignages de Malika et Nadia Matoub incitent à se
poser des questions quant à l’intérêt du RCD, ou du moins de certains de ses
membres dont Noureddine Aït-Hamouda, à vouloir imposer à l’opinion la thèse du
GIA dans l’assassinat de Matoub. Ainsi Malika Matoub affirme être félicitée par
Noureddine Aït-Hamouda pour avoir soutenu que le GIA était le responsable de
l’assassinat. Il lui aurait même proposé de lui faire rencontrer des personnes
du haut commandement militaire qui sont satisfaits de ses déclarations. Nadia
Matoub, affirme néanmoins que des éléments du RCD lui avaient promis des visas
pour elle et ses sœurs ; en contrepartie, elle devait tenir une conférence de
presse à Tizi-Ouzou pour laquelle ils lui ont rédigé la déclaration
préliminaire qui disait en substance que les assassins étaient des éléments du
GIA.