Maurice El Médioni

A sa naissance, en 1928, son père et son oncle sont associés dans la gestion d’un cabaret, rue de la Révolution, au cœur du derb, le quartier juif d’Oran. Le soir avant d’aller se coucher, le petit Maurice va voir son père et, quand il remonte, prend une poêle à frire pour s’en faire un oud, une fourchette pour faire un violon. Car ce café est le cœur musical d’Oran : son oncle, le violoniste et chanteur Saoud El Médioni, alias Saoud l’Oranais, est le maître du hawzi, forme populaire de la musique arabo-andalouse. En tant que tel, il initiera Reinette l’Oranaise et Lili Boniche. Mais pas directement Maurice El Médioni car le père de celui-ci meurt brutalement quand il a sept ans, en 1935. L’oncle Saoud décide de vendre ses parts et s’en va à Paris. Il ne reviendra plus : resté en métropole pendant la guerre, il est pris par les Allemands dans la rafle du Vieux Port à Marseille, en 1943. Le plus influent musicien juif d’Algérie sera gazé le jour de son arrivée au camp d’extermination de Sobibor.

Entièrement autodidacte, il va apprendre le piano à neuf ans en reproduisant d'oreille les airs de la variété française d'avant-guerre (Trénet, Tino Rossi, Vincent Scotto...). Il a quatorze ans en 1942, lorsque les G.l's débarquent en Algérie. Il s'impose comme pianiste de bar dans les mess et s'initie à la musique populaire blanche américaine. Mais, c'est au côté des soldats noirs qu'il rencontre le boogie-woogie. Il découvre cette main gauche qui va donner les terribles basses croisées qui caractérisent toujours son jeu fluide et dynamique, tandis que sa main droite s'abandonne à la libre improvisation. Et il a découvert la musique latine avec les Portoricains sous uniforme américain. Il joue dans un café d’Oran quand trois jeunes Maghrébins viennent lui demander de l’accompagner dans une chanson arabe. Il applique sa technique jazz et ses phrasés latins à la mélodie orientale qu’il n’a aucun mal à suivre. En quelques instants d’improvisation, il pose instinctivement les fondements d’un jeu qui va devenir un des plus célèbres de la variété algérienne des années 50: son accompagnement de rumba internationale s’accorde parfaitement au raï des faubourgs et, dès le soir même, il joue en public avec ses trois copains de rencontre. Il amorce une carrière qui le verra notamment chanter avec le musulman Ahmed Saïdi dans les rangs de l’Orchestre moderne oranais, mais aussi avec l’immense Line Monty, plus grande vedette féminine de l’époque.

C’est l’apogée, en Algérie, d’une musique de l’on appelle indifféremment judéo-arabe, judéo-andalouse, judéo-algérienne ou même francarabe, puisqu’elle mêle des apports des deux côtés de la Méditerranée. Lili Labassi, Lili Boniche, Blond Blond, Salim Halili sont d’énormes vedettes qui confrontent des airs traditionnels algériens à Bambino, adaptent les Compagnons de la chanson en arabe ou sèment leurs chansons de couplets en français….

L’indépendance de l’Algérie va mettre fin à cet âge d’or. Le FLN a donné aux Juifs d’Algérie le choix entre "la valise ou le cercueil".

“J’ai quitté Oran en 1961 pour aller me fixer en Israël. Mais j’y ai vécu sept mois sans pouvoir m’acclimater. J’avais quitté l’Algérie avec tellement de peine et de contrariété qu’il s’en est suivi un ulcère d’estomac. Je souffrais du mal de mon pays… J’ai alors décidé de me fixer à Marseille en attendant de retrouver Oran. C’était en mai-juin 1962 et des amis m’ont fermement dissuadé de retourner dans une Algérie qui était à feu et à sang, prise entre les attentats du FLN et la politique de la terre brûlée de l’OAS.”

Il décide alors d’aller vivre à Paris, où il pourra exercer ses deux activités : so métier de tailleur et la musique, qui venait en seconde position. Il prend contact avec Blond-Blond, à l’époque le chanteur fantaisiste de l’orchestre de Missoum, seul chef d’orchestre maghrébin qui faisait des émissions à la radio française. Il intègre l’orchestre grâce à Blond-Blond, qui peu après a fait entrer un guitariste du nom de Gaston Ghrenassia, futur Enrico Macias.

“En 1962-64, je travaillais au cabaret Le Poussin Bleu, près des Folies Bergères. J’étais l’accordéoniste de Samy El Maghrebi, de Lili Labassi et de Blond-Blond, qui se produisaient dans cette boîte, où je travaillais tous les soirs. De temps en temps venaient nous rendre visite Reinette l’Oranaise ou Lili Boniche, lequel avait dû abandonner la musique en professionnel depuis qu’il avait épousé une comtesse… On faisait des bœufs entre nous jusqu’au matin.”

Amateur de jazz, Maurice El Médioni s'intéressera également au boogie woogie et à la musique latine et devient l’inventeur du style pianoriental (fusion de jazz et de rumba transposant avec aisance le quart de ton du oud arabe sur le clavier occidental, pour le mâtiner de jazz, de boogie-woogie et de tempos latinos. On le voit régulièrement accompagnant Fouad Didi dans des concerts de musique arabo-andalouse.

Mais Paris est trop froid. En 1967, il retourne au bord de la Méditerranée, abandonne la musique et s’installe à Marseille, où il a acheté un magasin de prêt-à-porter sur la Canebière. "Un poisson ne peut pas vivre sans eau", pourtant : il recommence vite à jouer. Certes, il vient de loin en loin à Paris, notamment pour accompagner Line Monty dans ses récitals, mais il tient sa carrière en sommeil. Revenu depuis quelques années sous l’attention du public world, il poursuit maintenant l’aventure d’une musique à la généalogie complexe en y inventant Cuba. Comme jadis à Oran, dans les cafés de la Corniche, où des GI parlant espagnol lui expliquaient la rumba.

En 1984-85, Reinette l’Oranaise a été réhabilitée par les artistes musulmans, qui reconnaissaient en elle une digne héritière des grands maîtres du haouzy, répertoire intermédiaire entre classique et populaire. Maurice El Médioni a le privilège d’être à ses côtés au théâtre de La Bastille, puis en tournée européenne, lorsque sa carrière a redémarré. Il décide alors de profiter de ma retraite pour se consacrer de nouveau à la musique. Il enregistre ainsi son premier CD, Café Oran, en 1997, puis Pianoriental et Samai Andalou en 2000.

Depuis lors, Maurice El Medioni n’a plus cessé de jouer en France et dans le monde, accompagnant Lili Boniche et se produisant sous son propre nom. Son quatrième album pour le label berlinois Piranha Records a été enregistré en 2005 à New York en étroite collaboration avec le percussionniste et arrangeur cubain Roberto Rodriguez.

Ce dernier raconte : “J’étais très ému quand j’ai rencontré Maurice pour la première fois à Paris, en 2005. Nous voilà, un Juif algérien d’Oran arrivé à Marseille via Paris et un Cubain d’El Vedado, La Havane, arrivé à l’East Village de Manhattan via Miami Beach. L’une des premières choses que Maurice m’a dite avec son accent franco-algérien passionné était : 'Roberto ! On va faire de la musique exquise. Les gens de ton pays et les gens de mon pays sont des gens magnifiques !' J’ai commencé à me détendre. À partir de ce moment précis, j’ai su que c’était le début de quelque chose d’extraordinaire.

Percussions et cuivres cubains, mais le piano joue un rythme curieux, quelque part entre Oran et La Havane, avec des couleurs de port, des humeurs de lointain, le grain des rencontres de cabaret. Et le texte de la chanson Oran Oran, qui ouvre l’album Descarga Oriental, reprend toutes les mélancolies de l’exode pied-noir : "Tu as assisté à ma naissance/Dans le derb j’ai passé mon enfance/C’était pas Biarritz/Y’avait rue d’Austerlitz/La rue de Wagram/Et la place d’Armes/Je n’avais jamais pris de vacances/Je ne connaissais même pas la France (…) Oran, Oran, je ne t’oublierai pas/Moi aussi je pense à toi". La rencontre des deux musiciens est incroyable mais assez naturelle, au fond : le pianiste oranais n’a jamais caché sa passion pour la musique latine et les musiciens cubains grandissent tous dans une culture créole prompte au mariage et à l’assimilation. Alors, après les manifestes orientaux de ses disques précédents (Café Oran en 1997, Pianoriental en 2000), Maurice El Médioni a mis le cap sur New York