François Béranger

Figure de la chanson libertaire des années 1970, François Béranger est mort à l'âge de soixante-six ans le 14 octobre 2003.

Il était une des figures de la chanson des années 1970. Chanteur contestataire, il fut un artiste engagé qui mettait ses mots et ses mélodies au service de tous les laissés-pour-compte. L'auteur de Rachel s'est toujours tenu à la marge d'un monde dans lequel il ne se reconnaissait pas. À la fois bourru et tendre, il était ce qu'on appelle un "chanteur libertair ". Définitivement contre l'ordre établi, il exécrait le monde de l'argent, allant à l'encontre de la culture marchande. Ses chansons, telles Alternative, Participe présent, avaient fait de lui une voix militante de son époque.

Tranche de vie

La chaise

Le monde bouge

L'alternative

Participe présent

Le cactus

Profiter du temps

1970                              CD

1974                               CD

1974                               CD

1975                              CD

1978                              CD

 

2002                              CD

Il faisait partie de ces insoumis de la chanson qu'on ne récupérait pas. Il portait un regard caustique sur la société qu'il considérait trop conformiste, mettant ses chansons au service de ses idées.

Il avait en horreur la société de consommation (Canal 19, Je ne veux pas le savoir), l'univers du fric (Combien ça coûte), et le racisme (Mamadou m'a dit). Mais, derrière son phrasé prolétaire, on appréciait la tendresse d'un répertoire sensible qui donnera des perles restées dans les mémoires : Natacha, Départementale 26 ou Pour ma grand-mère. Autodidacte, d'un caractère réservé, il n'était pas homme à livrer ses sentiments. Ce qu'il pensait, il le disait en chanson, épinglant le monde contemporain. Béranger ne supportait pas les injustices. Jusqu'au bout, il se sera battu dans l'espoir de voir naître un monde plus égalitaire, prenant toujours le parti des Exclus, à l'image du titre phare de son album paru en 1997. Il n'aimait pas que l'on disserte sur sa vie. À l'origine d'une quinzaine de disques, il préférait que l'on écoute ses chansons plutôt que l'on s'attarde sur sa biographie. Depuis quelques années, il s'était fait un peu oublier. Il avait tenté un retour dans les années 1990 avec l'album Dure-Mère, n'enregistrant qu'un succès d'estime. Récemment, on l'avait revu sur la scène du Lavoir Moderne puis du Limonaire à Paris. Depuis, François Béranger, qui venait d'enregistrer un album consacré au répertoire du Québécois Félix Leclerc, vivait en retrait du monde, dans sa campagne du Gard. En esprit libre. Cela lui valait d'être salué par les chanteurs des nouvelles générations. Tel Sanseverino qui n'a pas hésité à reprendre son Tango de l'ennui sur son premier disque, chanson qu'il interprète dans ses concerts. François Béranger était une voix essentielle que nous garderons dans nos cours.

"Je suis né... Je mourirai..." Ainsi François Béranger expédie-t-il, d'une pirouette cet exercice délicat qui consiste à rédiger  la bio promotionnelle d'un chanteur. Exercice dont il se plaît à souligner la vacuité, en enfonçant le clou, comme à son habitude : "la bio d'un chanteur doit faire vingt cinq lignes, au maximum, pour être lue en diagonale, par des présentateurs pressés, ou des journalistes en mal de copie..." Et si nous prenions le temps, nous qui ne sommes pas pressés, d'aller un peu au delà de ces vingt cinq lignes d'usage ? En commençant par le début : "Je suis né...". Expression doublement symbolique, pour Béranger, dans la mesure où, mis à part sa naissance physique, le 28 août 1937, ce sont très exactement ces mêmes mots qui introduisent Tranche de vie, la chanson qui posera les fondations de sa carrière. "Je suis né dans un p'tit village / Qui a un nom pas du tout commun / Bien sûr entouré de bocages / C'est le village de Saint-Martin"

En fait de Saint-Martin - un nom choisi à dessein pour sa banalité -, François Marie Béranger voit le jour à Amilly, un village proche de Montargis, dans le Loiret, à quelques kilomètres de Courtenay, le pays d'Aristide Bruant. Hasard de la géographie car, si les parents de sa mère - née Jeanne Sauvegrain - habitent effectivement à Amilly, la famille Béranger vit en fait à Suresnes et le père, André, travaille à Billancourt, chez Renault. Louis Renault que, par dérision ses ouvriers surnomment "P'tit Louis", comme dans le Tango de l'ennui : "Je mesure aujourd'hui combien favorisé / J'étais quand j'travaillais chez P'tit Louis / A Billancourt-sur-Seine, dans l'entreprise modèle / Je participais à l'expansion..."

L'humour corrosif, qui marque la plupart des chansons de Béranger, se nourrit souvent de ce genre de références à une culture ouvrière joyeuse, frondeuse et volontiers irrévérencieuse qui, aujourd'hui, a de plus en plus tendance à s'effacer de la mémoire collective. Ainsi dans la même chanson, le refrain ("Anastasie, l'ennui m'anesthésie! ") fait-il songer à la censure - désignée sous ce prénom à l'époque de Bruant, Couté et autres Montéhus -, ce qui pour beaucoup, ne signifie plus grand-chose de nos jours.

De fait, "P'tit Louis" est mort depuis longtemps (après avoir été inculpé, au lendemain de la Libération, de collaboration avec l'ennemi); les usines de Billancourt sont fermées, et leur site en passe de devenir une vitrine-musée pour quelques commerçants de luxe; quant à la censure, elle s'exerce, désormais, sous des formes beaucoup plus insidieuses. Les chanteurs ne sont plus jetés en prison - comme au temps de Béranger (l'autre Pierre Jean de...) - mais on leur casse les reins sournoisement, en les écratant des médias et des grands circuits de distribution.

Les chansons de Béranger, elles, restent d'un bout à l'autre de sa carrière de chanteur d'une stupéfiante actualité. Qu'elles parlent - aujourd'hui - simplement du pas de notre porte ("Combien ça coûte, la souffrance ? / Combien ça pèse, la détresse ? / Combien ça coûte l'indigence / Dans notre beau pays de France ?"...) ou qu'elles nous livre, entre les lignes (dès 1974), de drôles d'avertissements résonnant à présent de sinistres échos ("Partout le monde éclate / Là où régnait le silence / Certains font porter leurs voix / Jusqu'aux remparts du royaume / Où l'on n'adore que l'or").

La fête du temps

Août 1937, donc. A peine plus d'un an que le Front populaire est arrivé au pouvoir (mai 36), et déjà Léon Blum a donné sa démission (juin 37), après s'être opposé au Sénat. André Béranger - militant syndicaliste et orateur de talent, malgré son modeste statut d'ouvrier tourneur - a participé aux grandes grèves qui ont porté le Front populaire au pouvoir. Avec ses camarades, il occupe jour et nuit le site de Billancourt. En dehors de ces périodes de grève, la famille habite un modeste une pièce-cuisine, proche de la gare de Suresnes. Jeanne Béranger (comme sa mère, célébrée dans une belle chanson, sobrement intitulée Pour ma grand-mère) est couturière. Payée à la pièce, "elle se tuait la santé sur sa machine à coudre Singer..." Mais elle travaille à domicile, ce qui lui permet de passer ses journées avec son loupiot; contrairement à sa propre mère, petite main dans un de ces vastes ateliers de couture où l'on chantait à longueur de journée pour oublier, quelque peu, la dure condition de couturière. " Dans les ateliers d'misère / On s'rait cru dans une volière..." Né au pays d'Aristide Bruant, homonyme de Pierre-Jean de Béranger - le plus grand chansonnier du XIXème siècle, avec lequel il n'a aucun lien de parenté -, François Béranger a toujours eu l'amour de la chanson. Un amour qu'il ne doit, en aucune façon, à ses prestigieux voisinages de hasard, mais à une solide tradition familiale reposant sur une pratique constante. Outre cette grand-mère qui connaît plusieurs centaines chansons par cœur - comme toutes les couturières d'une époque où les postes à transistors n'avaient pas encore réduit les ateliers au silence -, la mère du jeune François chante en travaillant. "Elle chante les tubes de l'époque : Elyane Célis, Damia, Frehel, Trenet, Jean Sablon, Jean Lumière..."

Quant au père, ses activités au sein des Auberges de jeunesse et des mouvements de jeune en général le conduisent aussi à chanter et à faire chanter. Une histoire à tiroirs car, comme presque tous les hommes de sa génération, André Béranger est mobilisé quand éclate l'inévitable guerre contre l'Allemagne nazie. Le 3 juin 1940, les usines Renault sont bombardées et partiellement détruites. Il n'est donc plus question pour André Béranger, lorsqu'il est démobilisé, de retourner travailler à Billancourt. Mais l'expérience acquise fait qu'on lui propose la direction d'un centre de jeunesse, et la famille quitte le minuscule logis de Suresnes pour un hôtel particulier sis à Boulogne, avec vue sur la Seine. D'autres résidences suivront... D'autres châteaux... Car il faut de la place pour installer un centre de jeunesse. Jusqu'au jour où André Béranger est arrêté. Celui-ci, sous ses fonctions officielles  (les Centres de jeunesse et autres mouvements de jeunes sont une idée chère à Pétain), appartient à un réseau de résistance faisant passer des enfants juifs en zone libre. Mais rien n'a transpiré et il ne s'agit en réalité que d'un point de détail administratif ubuesque (il n'avait pas fait coudre la francisque de Vichy sur le blanc du drapeau tricolore!), on le relâche donc le soir même... Il n'empêche, la famille a senti le vent du boulet et le père est obligé de disparaître jusqu'à la fin de la guerre. Les Béranger, alors, s'installent du côté de Nevers.

A la Libération, André Béranger est élu député de la Nièvre, sur les listes du Mouvement républicain populaire (MRP), un parti fourre-tout où l'on retrouve aussi bien des chrétiens de gauche que des tenants d'une droite modérée ou des centristes.

Il ne fera qu'un seul mandat et ne se représentera pas aux législatives de 1951, préférant abandonner la politique plutôt que de se plier aux alliances douteuses qu'on lui propose : "J'ai une grande admiration, confiera son fils François, pour la façon dont il a mené sa vie, pour ses prises de position, pour ses luttes, pour sa dignité, pour son dévouement, pour la manière dont il s'est élevé tout seul, sans jamais renier ses idées...".

Car la spirale de l'ascension sociale est lancée et la famille Béranger (qui s'est agrandie de trois enfants : deux garçons et une fille) vit désormais une existence relativement bourgeoise. Et si, par une certaine ironie du sort, le père est retourné travailler à Billancourt, ce n'est plus comme tourneur mais comme chargé, auprès de la direction générale, des relations avec le Parlement. En 1945, en effet, les usines Renault ont été nationalisées, à la suite des activités collaboratrices de "P'tit Louis".

François, lui, mène une scolarité paisible : "Je m'étais installé confortablement dans une honorable moyenne, à égale distance du vedettariat des permiers et de la honte des cancres..." Ainsi, bien avant les gauchistes de 1968, quittant les facs pour "s'établir" en usine, afin de toucher au plus près le mythe prolétarien, François Béranger devient-il ouvrier chez Renault.

Mais le mythe, rapidement, vole en éclats : "C'est insolite et original de travailler en usine et d'avoir fait du grec et du latin. Les prolos et fils de prolos n'y comprennent pas grand-chose: qu'est-ce que je fous là, alors que pour eux lycées et universités sont un monde inaccessible? Assez vite, je me rends compte qu'on ne se prolétarise pas comme ça, et que la culture, l'enseignement reçus, font une sacrée différence dans l'appréhension du quotidien..." Et puis, "l'usine, c'est bien joli, mais ça abrutit vite" Alors, comme le dit la chanson "Quand on en a un peu là-d'dans / On n'y reste pas bien longtemps / On s'arrange tout naturellement / Pour faire des trucs moins fatigants / Je m'faufile dans une méchante bande / Qui voyoute la nuit sur la lande / ...J'apprends des chansons de Bruant / En faisant des croches-pattes aux agents..."

La Roulotte

La bande en question s'appelle La Roulotte. Un groupe informel de grands adolescents, qui se transforme bientôt en troupe de théâtre amateur. C'est là que François commencera à chanter en s'accompagnat à la guitare, comme Stéphane Golmann ou Félix Leclerc qui furent les pionniers du genre, à la charnière entre les années 40 et 50.

La Roulotte organise les spectacles où se mêlent chanson, marionnettes, mime, théâtre, etc., et se produit le plus souvent devant les publics les plus défavorisés : asiles de vieux, centres d'handicapés, prisons, hôpitaux, foyers de délinquants... Un côté à la fois social, chrétien de gauche et vaguement scout, assez proche d'esprit d'une association comme La Franche Cordée au sein de laquelle Jacques Brel fera ses premiers pas de chanteur.

L'été, la troupe s'entasse dans un vieux bus et se paie des vacances sur les routes d'Europe, jouant la comédie et donnant des spectacles au hasard de ses étapes. L'une de ces tournées, en 1958, l'entraîne en Grèce; depuis quelques mois, François sait qu'à son retour, dès septembre, il devra rejoindre la caserne où il fera ses classes, avant de s'embarquer à destination de l'Algérie, comme la plupart des appelés de sa génération. Le service militaire est alors de vingt-quatre mois, il passera bientôt à vingt-sept. L'idée de rester en Grèce le tente et il laisse rentrer le reste de la troupe pour parcourir le pays en stop. "Pour bagage, j'ai ma guitare et une petite musette en toile avec une chemise et un pantalon de rechange".

L'Agérie

2 Septembre 1958, caserne Charras, à Courbevoie. Des centaines d'appelés. Certains partiront directement pour l'Algérie; Béranger, lui, est provisoirement affecté à Berlin. Finalement, il passera dix-neuf mois en Algérie - "De quoi prendre toute l'Afrique en grippe ! " -, entrecoupés d'une seule permission en France, le temps d'épouser Martine Hussenot qui, pour le rejoindre, vient s'installer à Oran, avant de regagner la métropole, enceinte de leur premier enfant. Affecté aux transmissions, François Béranger occupe une casemate fortifiée, au sommet d'un piton, et tue le temps en dévorant trois kilos de livres par semaine : " Le poids des colis que la famille peut envoyer en franchise militaire à son soldat. Je préfère les livres aux saucissons qui, de toute façon, arrivent avariés au destinataire..." Contrairement à ce qui sera prétendu plus tard, personne n'ignore alors, sur place, la réalité de la torture. "Institutionnalisée. Omniprésente. Pratiquée, systématiquement à grande échelle. Jusque sur des enfants. C'est l'affaire des 'spécialistes' mais tout le monde est au courant. Ceux qui sont contre ne la ramènent pas, par crainte des représailles. Beaucoup y sont favorables..." Ces dix-neuf mois d'Algérie restent à jamais ancrés dans l'esprit, la mémoire et le coeur de François Béranger qui en parlera longtemps avec des silences lourds et douloureux : "Jai compris, alors, pourquoi les anciens combattants se réunissent et se racontent: personne ne peut imaginer la réalité d'une guerre sans l'avoir vécue. Alors on enfouit. On occulte. Sans savoir ce que ce pseudo-oubli va vous empoisonner pour longtemps."

Le retour à la vie civile s'effectue fin 1960, peu avant Noël et quelques semaines avant la naissance de sa fille Emmanuelle. "Je ne comprends pas ce qui m'arrive. Je voudrais faire bonne figure, mais je suis vidé. On a fait de moi une espèce de zombie, qui ne sait plus jouir des bonnes choses. La réinsertion va être dure ! " En fait de réinsertion, il reprend à contrecoeur le chemin de Billancourt où, durant un an, il ne cesse de changer d'atelier, de service ou de département, sans jamais parvenir à se fixer ni à s'intéresser à ce qu'il fait. Jusqu'à ce qu'on lui suggère amicalement d'essayer sa voie ailleurs. Et, comme le cinéma le passionne, son beau-père, le comédien Olivier Hussenot, le présente à des amis qui travaillent à la réalisation des courts métrages d'animation. C'est une autre vie qui commence. Bientôt ponctuée par l'arrivée d'un second enfant : un fils prénommé Stéphane.

Il participe à la réalisation d'un certain nombre d'oeuvres de commande traitant des sujets les plus divers. Une formation sur le tas, qui lui permet bientôt d'intégrer le fameux Service de la recherche de l'ORTF, créé et animé par Pierre Schaeffer. "Avec lui, il fallait penser. S'interroger sur le fond et la forme. Ne pas jouer avec des machines pour ne rien dire..."

Mai 68

Pour François Béranger, cette expérience irremplaçable va durer quatre années au cours desquelles il sera tour à tour régisseur, chef de production, réalisateur, producteur d'une émission de variétés (Ball-Trap) et finalement démissionnaire. Il rejoint alors l'équipe de Caméra 3 (magazine mensuel d'information de la 2ème chaîne, proposé par Philippe Labro et Henri de Turenne), avant de réaliser quelques sujets pour Le Nouveau Dimanche, émission culturelle où sa façon non conventionnelle de traiter les sujets le pousse progressivement vers la sortie. " Mais quelle importance ? C'est Mai 68 !"

1968 ! D'un côté, "ça baigne dans le bonheur : celui de la spontanéité délirante, quand tous les blocages et les interdits semblent effacés..."; de l'autre, avec son expérience du monde du travail et de la guerre, son âge (31 ans, soit bien au-delà de la moyenne ambiante), et cette lucidité, cette franchise qui n'appartiennt qu'à lui, il ne peut adhérer sans réticence, ou du moins sans nuance, à tout ce qui se dit : " Je me suis frotter avec les purs et durs de toutes tendances... et Dieu sait qu'il y en avait des tendances ! Mais il n'y a pas d'évolution ou de révolution qui puisse faire table rase de l'Histoire, des moeurs ou de la culture..."

Vous n'aurez pas ma fleur

En ces dernières années de l'année 1968, ce ne sont pas les sujets de chanson qui manquent... et, rapidement, Béranger se trouve avec une douzaine de titres, qu'il enregistre sur cassette, pour les montrer à ses copains.

L'un d'entre eux qui emprunte la bande et la fait écouter à Françoise Lô, directrice artistique chez CBS qui, aussitôt, propose à François de signer un contrat de cinq ans. Sa vie, pourtant fertile en rebondissements, vient de prendre un nouveau virage. Sur les chapeaux de roue, car dès le premier enregistrement, en 1969, le succès est au rendez-vous, avec le 45 tours de Tranche de vie.

Dans le contexte du moment, post soixante-huitard, François Béranger et ce titre tombent à pic : sous l'impulsion de Michel Lancelot et de sa fameuse émission Campus, les radios programment allègrement ce chanteur qui n'en est pas vraiment un mais qui n'a pas sa langue dans sa poche et, surtout, n'essaie pas d'enrober ses propos de sucrerie.

Quant à la chanson proprement dite, avec son accompagnement de banjo, son humour corrosif et la simplicité directe de ses couplets, elle évoque irrésistiblement ce folk américain issu d'artistes comme Woody Guthrie et Pete Seeger que la France est en train de découvrir, après avoir longtemps cru que le genre se limitait aux chansons de cowboy.

En parfaite adéquation avec son temps, Tranche de vie reste l'une des chansons marquantes de cette curieuse époque où l'esprit contestataire explosait dans tous les domaines, au point de bouleverser définitivement notre façon d'appréhender la société (à commencer par les rapports hommes-femmes et parents-enfants), et où le pouvoir en place tentait d'essayer d'enrayer toute velléité de révolte en imposant une présence policière implacable, multipliant les actes de censure et créant la notion ahurissante d'ennemi intérieur. Ce à quoi Béranger répondait, le ton goguenard : "Réprimez si vous voulez/ [...] Vous n'aurez pas ma fleur ! / Celle qui me pousse à l'intérieur / Fleur cérébrale et fleur de coeur/ Ma fleur..."

Une des photos de mai 68 les plus symboliques montre Daniel Cohn-Bendit, hilare, face à une CRS casqué, qui le dépasse d'une demi-tête. Une photo dont la légende pourrait bien être le refrain de Ma fleur : "Vous êtes les plus forts / Mais tous vous êtes morts / et je vous emmerde !"

En 1970, dans la foulée du succès de Tranche de vie, CBS sort un album. Un premier 30 cm qui, avec des chansons comme Y'a dix ans (allusion rapide à La Roulotte), Une ville (évoquant le printemps de Prague et sa répression), Dis-moi oui, Natacha et une belle reprise de A la Goutte d'Or de Bruant, reçoit un très bon accueil, tant côté médias que côté public. Pourtant, le chanteur n'est pas tout à fait satisfait : "Vous donnez vos maquettes et, quelques semaines plus tard, on vous convoque au studio pour enregistrer la voix... Vous découvrez alors ce que sont devenues vos chansons, triturées par des arrangeurs inconnus, parfois de talent, mais avec qui aucun dialogue ne s'est jamais établi." Le talent, en effet, n'est pas en cause, seulement la méthode, puisqu'en l'occurence c'est Jean-Claude Petit, un des arrangeurs les plus brillants et originaux de sa génération, qui signera ses premières orchestrations.

Pour l'album suivant, Ca doit être bien... (1971), François Béranger fait appel au groupe Mormos, rencontré à l'occasion du festival folk de Malataverne. Composé de jeunes américains installés en France, provisoirement, jouant chacun de plusieurs instruments et puisant leur inspiration aux multiples sources du jazz, du folk et de la musique classique, Mormos est un groupe atypique, très en avance sur le son de l'époque. Un ton relativement déconcertant, même, pour le public de la chanson d'auteurs, peu habitué à tant de liberté musicale. Malgré quelques chansons magnifiques comme Ca doit être bien, Le monument aux oiseaux, Ma fleur ou La fête du temps, et une belle reprise de La tite toune de Vigneault, le disque marche beaucoup moins bien que le premier. CBS commence à faire la grimace à cet électron libre, incontrôlable, qui colle dans ses locaux des stickers de La Cause du peuple (journal créé par Jean-Paul Sartre, et ancêtre de Libération). D'un commun accord, le chanteur et sa maison de disques divorcent à l'amiable, et Béranger rejoint aussitôt un petit label indépendant : L'Escargot-Sibécar, fondé au Québec par Gilles Vigneault et dirigé, en France, par Gilles Bleivis.

Dans le même temps, François Béranger reçoit de plus en plus de propositions pour se produire en public. D'abord seul avec sa guitare, puis avec de petites formations acoustiques qui séduisent le public folk mais lui laissent - à lui-même - un goût d'inachevé. A ses yeux, ses chansons relèvent d'une inspiration urbaine devant forcément passer par la musique électrique. Une volonté qu'exprime implicitement le nom du groupe, Electrogène, qui l'accompagnera sur scène jusqu'au virage  déterminant que sera sa rencontre avec Jean-Pierre Alarcen, l'un des plus grands guitaristes français. De ceux qui forcent l'estime de leur pairs, dans un métier où les problèmes d'ego et de rivalité ne sont pas de douces litotes. "C'était un pur et dur - il l'est d'ailleurs resté - résolu à ne pas transiger avec l'idée qu'il avait de la musique..."

 Tango de l'ennui

Le premier album de François Béranger, publié par L'Escargot (en 1974), est un reflet assez fidèle de cette période de transition musicale au cours de laquelle le chanteur avait, par ailleurs, composé les musiques des deux chansons (Chanson des clés et Première chanson de l'an 01) de la bande originale du film de L'An 01, sur des paroles de Gébé. D'une tonalité d'ensemble résolument folk, orchestré par Michel Devy, ce disque sans titre surnommé La Chaise en raison du dessin (de Martine Hussenot) illustrant sa pochette, emprunte en fait à toutes sortes de musiques populaires. Tzigane (Rachel), flonflons des fêtes à neuneu (La fille que j'aime), tango argentin (Tango de l'ennui), folksong américain (Le vieux), musique québécoise (La gigue de la reine et Chanson à danser), flûtes indiennes (Nous sommes un cas), etc.

Mais au détour d'un couplet, Béranger nous rappelle qu'il n'est pas dupe de ce folklore souvent fort oublieux des réalités locales : "Il faut savoir exploiter / Le goût immodéré / Des gens pour l'exotique / [...] La musique des Indiens / Ou celle des Mexicains / Ou celle des Colombiens / Ca nous dit seulement : misère / Sèchesse de la terre / Pouvoir des militaires / Peuples écartelés / Villages abandonnés..."

Le monde bouge

Quelques mois plus tard, son quatrième album, Le monde bouge, concrétise la rencontre avec Jean-Pierre Alarcen, et deux autres musiciens - Gérard Cohen (basse) et Michel Bonnet (batterie, percussions) - qui constitueront désormais le noyau dur du groupe de scène du chanteur.

Pour que tout soit clair, la pochette montre la photo des quatre hommes ensemble et porte leurs quatre noms. Dès les premières mesures, la musique est un régal. Forte, cohérente, prenante. Un sacré bon groupe est né, qui demeurera d'une formidable cohésion pendant cinq ans.

Cinq années au fil desquelles il enregistrera trois albums (L'Alternative, Participe présent et Joue pas avec mes nerfs), outre un double en public, et, surtout se produira à travers l'Hexagone à raison de plus de cent spectacles l'an. Festivals, fêtes politrqiues, galas de soutien... mais aussi châpiteaux dans de petites villes où, faute de budget conséquent, de nombreux artistes refusent de venir.

Mais François Béranger pratique une politique de cachets raisonnables, qui permet aux organisateurs de le programmer sans prendre trop de risques financiers. Il exige en échange d'avoir un droit de regard sur le prix des places, pour que les profiteurs de s'engraissent pas sur son dos, ni sur celui du public. Les salles, soir après soir, sont pleines à craquer.

Les albums se vendent par dizaines de milliers. François Béranger devient l'une des voix les plus marquantes de cet après-68 qui, une fois rangés les gourdins, pavés et barricades, verra toute une génération cultiver les fleurs de la contestation et le sens de l'alternative. Les années suivantes seront celles d'un formidable débat d'idées, où les chansons d'artistes comme François Béranger, Catherine Ribeiro, Maxime Le Forestier, Colette Magny et bien d'autres seront des points de repères incontournables. Pour le public, s'entend; car, pour les médias (repris en main par le pouvoir), les salles pleines et les dizaines de milliers de disques vendus ne signifient rien. Silence radio. On programmait Tranche de vie en son temps, mais des titres comme Ma fleur, Le monde bouge ou Magouilles blues, c'est une toute autre affaire...

L'Alternative

Outre la censure du pouvoir et de ses sbires, Béranger sera confronté souvent à la contestation d'une partie du public, perturbant ses spectacles aux cris de "Béranger, pourri !", au nom d'une liberté d'expression dont on ne lui a visiblement pas fourni le mode d'emploi. Pour certains, alors, le simple fait de monter sur scène et d'avoir un micro, représente une intolérable confiscation de la parole collective... Cheveux longs et idées courtes qu'on retrouvera également, selon le planning des tournées, aux spectacles de Léo Ferré.

Et puis L'Alternative... Ce mot, décliné de toutes les couleurs sur la pochette, sera le titre du cinquième album de Béranger. Le second réalisé avec la bande d'Alarcen, étoffée depuis peu par l'arrivée de Claude Arini aux claviers. Cinq titres sur la face A du 33 tours et un seul sur la face B : Paris-lumière, 19'25 !

Outre ce dernier titre où Béranger se fond parfois dans le groupe (ainsi qu'il le fait de plus en plus sur scène, pour laisser Alarcen et ses comparses s'exprimer pleinement), les chansons les plus marquantes sont les deux qui ouvrent l'album : L'alternative et Tous ces mots terribles. "L'alternative, c'est plus malin / C'est s'emmerder à cent sous de l'heure / Dans des boulots déshonorants / Ou s'éveiller un beau matin / Et partir casser des moulins / Avec des forces insoupçonnées. " Tous ces mots terribles est sans doute l'une des plus belles chansons jamais écrites sur le métier de chanteur : "Chanter, c'est survivre, quand on est vidé / Vidé de ses illusions, tout nu et tout con / Essoré, déboussolé, cassé, piétiné / Je ne suis ni meilleur ni plus mauvais que vous / Contre vents et marées, envers et contre tout / J'ai chevillé dans le coeur un rêve de bonheur...".

Une sorte de pause intimiste, répondant par avance à l'introduction de Paris-lumière qui ne prend réellement tout son sens qu'en scène, face au public "Hé salut tout le monde, comment ça va ? / Nous, faut qu'ça aille, merci et vous?"

Mamadou m'a dit

De tournée en tournée, arrive l'inévitable moment de l'album en public. Aucune nouveauté sur celui enregistré en 1977 (un double 30 cm), mais le groupe tourne comme une une fournaise et les anciennes chansons, liftées à l'électricité, pétillent d'une jeunesse nouvelle. Pourtant, l'expérience avec Jean-Pierre Alarcen commence à tirer à sa fin et, en 1978, après un nouvel album, Participe Présent (marqué par une adpatation française d'un talking blues de Woody Guthrie, Blues parlé du syndicat) puis un passage d'un mois à l'Elysée Montmartre, l'équipe se sépare; le guitariste partant de son côté former sa propre formation.

Après cette séparation que nombre de fans mettront un certain temps à comprendre et admettre, tant Alarcen semblait faire partie intégrante de l'univers de Béranger, ce dernier confie la responsabilité de son nouveau groupe et arrangements à Bertrand Lajunie. Rapidement, un nouveau album, Joue pas avec mers nerfs, est mis en chantier, qui sortira en 1979. Pour la première fois depuis Tranche de vie, une chanson de François Béranger, Mamadou m'a dit, est diffusée régulièrement à la radio; au point de figurer aux hit-parades et de lui ouvrir les portes d'émission grand public à la télévision.

Une chanson dont le rythme caraïbe entraînant en fait un tube... alors que les paroles évoquent sans le moindre faux-fuyant les ravages en cascade de la colonisation et de la décolonisation, comme la difficile condition de travailleur émigré: "Mamadou m'a dit / On a pressé le citron / On peut jeter la peau..." A travers l'espace, le temps et les circonvolutions du capitalisme triomphant, ces émigrés venus "pour balayer les rues" et qui "se ressemblent tous avec leurs passe-montagnes" sont les frères de misère de la grand-mère couturière à laquelle Béranger dédie ici une de ses plus belles chansons.

Et comme l'on ne saurait s'arrêter aux mots - fussent-ils ceux des chansons -, Béranger participe à la création d'une association pour l'aide au retour créatif des travailleurs africains (AARCTA), visant à financer le retour des immigrés dans de bonnes conditions... Contrairement à ce qui se passe le plus souvent : "Qu'on les renvoie chez eux / Ils seront plus heureux / Qu'on leur donne un pourboire / Faut être libéral / Et quant à ceux qui râlent / Un bon coup d'pied au cul"

Article sans suite

Ce succès médiatique, plutôt inattendu après dix années d'une carrière en marge de toute compromission et de toute facilité, ne changera rien à l'intransigeance et au comportement de Béranger. Lequel renoue, dès l'album suivant, avec ces titres-fleuves qui lui interdisent ipso-facto toute présence sur les ondes. Ainsi, Article sans suite, la chanson qui donne son titre au disque de 1980, occupe-t-elle toute une face du 30 cm sur près de ving-cinq minutes.

Sous l'impulsion de Lajudie, et de musiciens comme Jean-Yves Lozac'h - éminent joueur de banjo et de pedal steel guitar -la couleur musicale du groupe évolue vers une sorte de country-rock fluide. Sans rien perdre de la lucidité implacable de son propos, François Béranger semble s'ouvrir à plus de sérénité.

Depuis plusieurs années, déjà, en marge de la chanson, il s'adonne à son autre grande passion: l'avion. Un domaine où il ira loin puisque, comme Jacques Brel avant lui, il obtiendra le brevet IFR qui permet de voler en toutes circonstances, de nuit comme de jour, quelles que soient les conditions climatiques, en se fiant uniquement aux instruments de bord. Un brevet de niveau professionnel, qui ouvre à son titulaire les portes de n'importe quelle compagnie aérienne. Comme chez Jacques Brel, aussi, l'idée d'arrêter le métier se met à lui trotter par la tête. Mais juste pour un temps... Histoire de souffler un peu. "J'étais saturé par douze ans de tournées ininterrompues... J'avais envie de prendre du recul." L'élément qui précipitera le cours des choses sera le dépôt de bilan de L'Escargot. Bien que sortant encore sur ce label indépendant, dont les difficultés vont croissantes, Da Capo, son dixième album est produit par RCA. Mais RCA est déjà sur le point de se faire avaler par Ariola, qui met comme condition au rachat le dégraissage d'un bon nombre de chanteurs français..." Béranger fait partie de la charrette, et Da Capo ne sera pratiquement pas distribué, ni promotionné, et restera un disque confidentiel, malgré la présence de titres essentiels aux yeux de leur auteur (Le messager, Dans les arbres, Ma maison et Allemagne, soeur blafarde), lequel prendra la peine de les réenregistrer en CD une décennie plus tard.

Un septennat sabbatique

Dans l'intervalle, la pause sabbatique qu'il s'est accordée durera sept ans... La gauche, enfin arrivée au pouvoir, il semble qie l'on n'ait plus besoin de ces chanteurs et chanteuses qui, des années durant, ont fait son lit et forgé l'opinion en allant porter inlassablement ses paroles d'espoir juque dans les moindres recoins de la France profond. Pour ce qui est de l'espoir, on sait ce qu'il est advenu... Quant à Béranger, il n'est pas exagéré de parler de traversée du désert.

Dès 1982, soit un an après l'élection présidentielle, se faisant l'écho de ceux qui ne peuvent s'offrir plus longtemps le luxe d'attendre que bougenet enfin les choses, François Béranger porte ouvertement la question : "le vrai changement, c'est quand ?" Une question qui, bien sûr, restera sans réponse, tandis que son auteur se fera, doucement, grignoter par l'indifférence. "Envolée l'utopie / C'est maintenant qu'on vit !"

"De 1982 à 1989, j'ai vécu ma vie. Farniente, glandage, voyages, musique, travaux alimentaires pour vivre..." Un jour enfin, Francis Kertekian lui propose de produire un nouvel album, sur son label Justine. Ce sera, en 1989, Dure-mère, un disque enregistré en grande partie avec des machines (claviers, synthés et boîtes à rythmes). La formule scénique du groupe qui accompagnera Béranger au cours de la tournée qui suivra (soixante dates) procèdera de ce même parti pris: trois claviers, point. Si bien que, certains soirs, le chanteur souffira d'un décalage d'image : les vieux fans voulant à toutes forces retrouver le François Béranger à la guitare de Tranche de vie, du Tango de l'ennui ou de Natacha, et ne comprenant pas que celui-ci puisse se diriger à présent vers d'autres horizons.

Puis l'histoire, qui souvent balbutie, se met véritablement à radoter : Justine est absorbée par Fnac Music. "Ca recommence ! Je me retrouve dans une boîte qui n'a pas vraiment envie de moi. Ni moi d'eux. Beaucoup de fric, beaucoup de moyens, mais un dialogue artistique nul, une structure de gestionnaires..." Une nouvelle fois, Béranger reprend ses billes, pour aller voir ailleurs... Jusqu'à la rencontre d'un nouveau producteur - Antoine Crespin, de Futur Acoustic - qui cette fois-ci, croit en lui, au point de lui proposer de ressortir toute sa discographie depuis longtemps introuvable.

Un premier CD assez court et sans titre sort en 1992 dans le but de donner leur chance à quelques chansons de Da Capo passées à la trappe dix ans plus tôt; avec deux seules nouveautés, bien saignantes (Culture Mickey et Exterminator), histoire de montrer que le désert c'est fini et que les oreilles des "nouveaux barbares / Puant de suffisance / Sur nos espoirs en ruine" vont se remettre à siffler.

  Opus 15

Parallèlement, le chanteur forme une nouvelle équipe de musiciens, pour la plupart d'origine argentine, autour du pianiste arrangeur Lalo Zanelli. Leur travail en commun est peut-être ce que François Béranger a fait de plus beau de toute sa carrière. Aussi bien en studio (le superbe album de 1997 dont la pochette s'orne d'une sorte de catus) que sur scène, ainsi qu'en témoigne l'exceptionnel double album en public enregistré à la fin 1998; dès l'intro (une reprise tellement apaisée de Tous ces mots terribles), on est pris à la fois par le charme et l'émotion. Et la tendresse ! Une composante de l'univers de Béranger que l'on a trop souvent tendance à passer sous silence et qui n'a pourtant jamais cessé d'être présente dans son oeuvre, depuis le début.

A partir de 1999, Futur Acoustic entreprend donc de rééditer l'intégrale de sa discographie. Sans aucun tripouillage mercantile, c'est à dire avec montage et pochettes d'origine. Quant au chanteur, il enregsitre son quinzième album consacré au répertoire du Québécois Felix Leclerc.

Ce sera son dernier. "Je suis né... Je mourirai..." prendra tout son sens le mardi 14 octobre 2003. François Béranger  meurt en effet des suites d'un cancer à son domicile de Sauve (Gard). Il était âgé de 66 ans.

 

 

biographie de Marc Robine paru dans Chorus n° 38   (  http://www.chorus-chanson.fr/   )